“Quand on nait dans un milieu ouvrier mademoiselle, sachez qu’on y reste”

Melissa Bourniquel
11 min readSep 30, 2015

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Méritocratie en France ? Un leurre, un mythe inventé pour se donner bonne conscience et apporter des réponses et une justification à la hiérarchie des classes. Tout n’est qu’illusion. Et je le sais pour l’avoir expérimenté. En larmes dans le bureau d’une assistante sociale du CROUS à Aix-en-Provence en 2013, et forcée de devoir abandonner mon école de commerce à un an de l’obtention de mon master, je m’entends dire:

Mais qu’est ce qui vous a pris à vous et votre mère d’avoir envisagé et essayé de poursuivre des études pareilles? Votre avenir est noir, je ne peux rien pour vous. Sachez à l’avenir, mademoiselle, que lorsque l’on nait dans un milieu ouvrier, on y reste”

On vous fait croire à coût d’imposition de quotas en classes préparatoires que l’on milite en faveur de l’émulation sociale. On vous fait croire que l’on déplore le faible accès des élèves issus de famille ouvrière à des filières générales et aux classes préparatoires. Mais laissez-moi vous dire que le problème ne vient pas de l’accès aux classes préparatoires des élèves issus de milieux défavorisés, le vrai problème vient du fait qu’en France l’égalité des chances n’existe pas.

Le taux de bacheliers chez enfants d’ouvriers, d’inactifs et des employés de service en net recul depuis 1996.

Mais il est plus facile de pointer du doigt un faux problème, que de lutter contre le mal à la source. L’écrémage commence bien avant l’entrée dans les études supérieures et même bien avant le lycée, quand on sait que les élèves en zones d’éducation prioritaire commencent leur vie scolaire avec un énorme handicap dès la primaire. Et ce sont les chiffres qui parlent : 90 % des enfants d’enseignants entrés en sixième en 1995 ont obtenu le bac environ sept années plus tard, contre 40,7 % des enfants d’ouvriers non qualifiés, selon le ministère de l’Education nationale. La réalité est encore plus triste et décevante lorsque l’on parle des enfants des classes sociales les plus défavorisées: la jeunesse des cités.

Tout est fait pour que les élèves des zones d’éducation prioritaire ne puissent jamais envisager et avoir accès aux prestigieuses formations d’élite. A la sortie du collège, on les oriente vers des filières professionnelles de type CAP et BEP. Certains ont la chance de se voir proposer des filières BAC technologiques ou même encore le lycée de secteur, toujours en zone d’éducation prioritaire. Mais gare à celui qui essaie d’envisager un autre lycée, car il faut contourner la fameuse carte scolaire, ségrégation sociale tacite, mais vendue à coups de “solution en faveur de la mixité dans les écoles”. Quelle mixité? Du point de vue des lycées en ZEP, les élèves qui en ont la chance contournent la carte scolaire et s’orientent vers des lycées normaux. Et pour ceux qui y restent, on leur dit de ne pas tenter des études supérieures et encore moins les classes préparatoires. Au lycée St Exupéry dans les quartiers Nord de Marseille, une amie qui était pourtant une excellente élève entend son professeur dire “Ne considérez même pas cette voie, parce que soyez logiques, elle n’est pas faite pour vous, on ne vous prépare pas à ça, vous ne vous en sortirez jamais! Vous allez échouer!”. Dans une structure où même les professeurs reconnaissent la faillite du système et que non, les zones d’éducation prioritaires ne vous donnent pas les outils pour vous préparer correctement à la difficulté des études supérieures, comment espérer bouleverser les schémas sociaux? Le nivellement social par le bas et non l’égalité sociale est une réalité en France. A 5km du lycée Saint-Exupéry, dans le premier arrondissement de Marseille, se trouve le prestigieux Lycée Thiers, dans lequel des générations d’élite marseillaise se succèdent. 27 points en pourcentage séparent les deux lycées en termes d’obtention du BAC. 97% de réussite en 2014 à Thiers, contre 70% à Saint Exupéry.

Source: http://marseille.aujourdhui.fr/

A Thiers, c’est un nivellement par le haut qui a lieu. Situé en plein centre-ville, le lycée est obligé d’accueillir les élèves du secteur en raison de la sacro-sainte carte scolaire. Mais la mixité sociale engendrée ne perdure guère après la Seconde. Les élèves en “échec scolaire” (selon les critères de Thiers) se voient forcer la main pour se réorienter en Première générale ou technologique dans un autre lycée de secteur à quelques minutes de là, le Lycée Saint-Charles.

“Gare à celui qui essaie d’envisager un autre lycée, car il faut contourner la fameuse carte scolaire, ségrégation sociale tacite”

Méritocratie. n.f. Système dans lequel le mérite détermine la hiérarchie. (Larousse).

Non, la méritocratie n’existe pas en France, et ce malgré ce que l’on souhaite vous faire croire. Et soyons honnêtes, nous sommes peu de personnes à avoir eu la possibilité de s’en rendre compte. Très peu d’élèves peuvent se vanter d’être passés à travers le filtre social. Très peu d’élèves de zones d’éducation prioritaires et de cités en particulier parviennent jusqu’aux saintes écoles supérieures. Trop de barrières dès les débuts à l’école les éloignent de la voie royale. Et mon parcours en atteste. Non, la méritocratie n’existe pas en France, non le gouvernement ne s’inquiète pas vraiment de la reproduction des élites. Sinon, comment expliquer ce déterminisme social qui semble régner en France depuis des années, malgré les soit-disant mesures adoptées pour changer la donne?

Retour sur un parcours du combattant

“Dès le moment où l’élève pose le pied dans une école en ZEP, son avenir est condamné.”

Je suis née dans une cité sensible des quartiers nord de Marseille et j’y ai passé les vingt premières années de ma vie. Ma mère est ouvrière et a sacrifié toute sa vie pour que j’aie la chance d’accéder aux prestigieuses écoles de commerce. Il s’agit d’une lutte qui a duré 23 ans. 23 ans de calvaire, et de barrières. 23 ans pendant lesquels la foi que l’on portait à ce magnifique pays qu’est la France s’est dégradée au-delà de l’inimaginable. 23 ans d’espoirs bafoués, mais surtout 23 ans de doutes.

La Bricarde, dans les quartiers Nord de Marseille

Septembre 1998. Je fais mon entrée au CP à l’école de ma cité. Vous savez que chaque enfant vient au monde avec foncièrement les mêmes capacités? Et bien permettez-moi de vous dire que le système scolaire actuel joue un très grand rôle dans les écarts qui se creusent entre les classes sociales. Dès le moment où l’élève pose le pied dans une école en ZEP, son avenir est condamné. En zone d’éducation prioritaire, les élèves sortent de primaire sans savoir lire correctement. La faute à un je m’enfoutisme qui fait que les élèves passent en classe supérieure avec beaucoup de lacunes mais aussi aux enseignants. En classe de CM2 à l’école de la Bricarde, les élèves écoutent Elvis Presley toute la journée, tandis que ma prof de CP écrit dizaine avec un “x”. Commence alors un parcours du combattant qui deviendra de plus en plus éprouvant.

Septembre 1999. Je rentre en CE1 dans ma nouvelle école. Très bonne école primaire renommée dans les quartiers Nord, mais qui ne fait malheureusement pas partie de mon secteur. Il aura fallu trois rendez-vous avec le directeur pour que ma mère réussisse à contourner la carte scolaire. Deux “non” auxquels elle ne s’est pas arrêtée. Elle refusait de voir le potentiel de sa fille condamné. Parce que oui, les talents meurent dans les cités. L’école des Bastides nous aura offert 4 années de répit. 4 années pendant lesquelles je figurais en tête de classe et à la fin desquelles j’ai reçu le prix d’honneur de la ville de Marseille.

Septembre 2003. Mon collège de secteur est le collège Henri-Barnier en ZEP qui jouit de la pire des réputations. Mais maman ayant déjoué la carte scolaire une fois de plus, c’est au collège Elsa Triolet, toujours en ZEP, que je fais mon entree. J’y saute une classe et en ressors trois années plus tard avec une mention Très Bien au brevet, malgré un programme achevé aux deux tiers. Puis vient l’entrée au lycée. Une fois de plus, l’heure est venue de contourner la carte scolaire. Mon lycée de secteur est le Lycée Saint-Exupéry, mais moi c’est de Thiers dont je rêve. Certains de mes professeurs m’avertissent: “Le gouffre entre la troisième et la seconde est énorme ; entre une troisième ZEP et une seconde à Thiers, il est suicidaire. Et puis, il serait bon que les bons éléments augmentent le niveau des lycées ZEP”. Mais pour moi, c’était clair, je refusais de me sacrifier pour alimenter les délires de l’Etat. En septembre 2006, après avoir choisi des options inexistantes à Saint-Exupéry, je fais mon entrée à Thiers.

Voyage au coeur des classes sociales

“J’alternais les aller-retour entre jeunesse défavorisée et jeunesse dorée.”

Mes années à Thiers m’ont ouvert les portes d’un autre monde. Le choc social a été très intense, mais pour la première fois de ma vie, je me sentais à ma place. Une nouvelle classe composée de l’élite de la ville s’étalait devant moi. Tous les jours j’alternais les aller-retour entre jeunesse défavorisée et jeunesse dorée. Tous les jours, j’étais confrontée aux deux extrêmes de la société: l’élite et les marginaux. Mais forte des deux mondes, ce voyage entre les classes constitue ma richesse personnelle. A l’aise dans les deux mondes, je suis devenue un véritable caméléon et ma compréhension des deux versants de la société est presque complète. A la fin de la Terminale, j’obtiens mon baccalauréat S mention Très Bien et accède aux voies royales de l’éducation: les classes préparatoires aux grandes écoles de commerce. L’écrémage social est presque achevé. A la fin des deux années de prépa, il sera complet. Sur une promotion de 40 étudiants, nous sommes deux survivants boursiers. Je suis la seule en provenance de cité.

Tarifs d’une semaine de stage de perfectionnement pour les concours des grandes écoles de commerce

Si vous pensez que notre objectif est atteint, le plus dur est à venir. Deux années de préparation intensive, à un niveau extrêmement élevé. Et en classes préparatoires, les élèves de cité sont défavorisés. Cours particuliers à 50€ de l’heure, semaines de préparation IPESUP intensives pendant les vacances à plusieurs milliers d’euros, accès à la culture via les livres et les voyages. Je ne pouvais m’offrir rien de tout ça. La classe préparatoire allait ajouter une toute nouvelle dimension à l’expression se débrouiller toute seule et combattre le système. Les autres avaient une longueur d’avance, on ne jouait pas selon les mêmes règles. On aurait pu croire que le pari était perdu d’avance, tout était prévu pour que je n’accède jamais aux prépas. Mais c’était ça aussi ma force. A la fin de la première année, l’écrémage continue. Une dizaine d’élèves ont abandonné les cours ou ont été réorientés. Malgré mes origines sociales, je m’accroche et je suis toujours là. Au printemps 2011, j’intègre finalement SKEMA Business School après des semaines de concours très intenses.

“La classe préparatoire allait ajouter une toute nouvelle dimension à l’expression se débrouiller toute seule et combattre le système.”

Le manque d’argent, étape irréductible du filtre social

“A un an de la fin de mes études, l’argent est devenu cette ligne imaginaire et pourtant imperméable qui sépare les milieux aisés de la classe populaire”

Je viens d’une cité HLM des quartiers Nord de Marseille. Ma mère ouvrière ne gagne à peine plus que le SMIC. En juillet 2011, ma bonne étoile a mis sur ma route trois personnes extraordinaires à qui je dois tout. Sans ces personnes, mon rêve se serait brisé au moment même où SKEMA demandait un acompte pour finaliser mon inscription. Mais elles m’ont aidée, et je passe grâce à elles le premier d’un nombre incalculable de filtres financiers. Elles ont transformé, provisoirement, un mur en barrière perméable.

Evolution du prix des Grandes Ecoles de commerce depuis 2013

10 000€ l’année, 2/3 du salaire annuel de ma mère. Ma bourse annuelle couplée à ma bourse au mérite me permet tout juste de payer mon loyer sur la côte d’Azur. Il fallait encore manger et payer l’école. Je parviens à décrocher un prêt OSEO garanti par l’Etat, le seul auquel je puisse prétendre sans caution parentale. 15,000€ maximum, soit l’équivalent d’un an et demi à Skema. Quelle belle invention que le prêt étudiant. Il est censé démocratiser l’accès aux études supérieures mais sous conditions de ressources. Autrement dit, ceux qui n’ont pas les moyens de payer une école de commerce, ne peuvent pas en profiter. Ce sont justement ceux qui en ont le plus besoin, qui se le voient refuser. C’est ça, la reproduction des élites.

Ce qui devait arriver arriva. Fin 2013, je quitte SKEMA, et il ne me reste en souvenir de ces durs labeurs, que la menace d’expulsion dont ma mère est victime pour m’avoir aidé financièrement au détriment de son propre loyer. En mai 2013, je suis endettée à hauteur de 15000€ et je suis à 15,000€ d’obtenir mon diplôme. On atterrit maman et moi dans un minuscule studio à deux, pour avoir osé contourner le système. Game Over. Il ne nous reste rien, et nous n’avons rien obtenu. Un pari risqué que l’on a perdu. A un an de la fin de mes études, l’argent est devenu cette ligne imaginaire et pourtant imperméable qui sépare les milieux aisés de la classe populaire. Le dernier coup m’était porté, j’étais à terre, incapable de me relever.

Les deux années qui ont suivi ont marqué une descente aux enfers. Ma vie d’enfant d’ouvrier a repris son cours. J’ai travaillé en CDI en tant que vendeuse afin de payer l’école sans pouvoir être sûre de reprendre. J’étais devenue amère, désillusionnée et complètement écoeurée du système. La France m’a abandonnée, et les discours sur le mérite sont la plus grande mascarade de l’Etat français. Un élève boursier en université où les frais de scolarité s’élèvent à quelques centaines d’euros, obtient à échelon égal, le même montant qu’un étudiant en Grande Ecole où les frais s’élèvent à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Le premier s’en sert pour faire du shopping et se payer des voyages, le deuxième n’en a assez ni pour payer son école, ni pour manger, ni pour son loyer.

Les jeunes issus de milieux défavorisés en Grande Ecole sont une anomalie du système. Et si l’Etat n’a pas réussi à les maintenir en bas malgré tous les filtres sociaux mis en place dès le plus jeune âge, les ressources financières sont là pour porter le dernier coup fatal.

Aujourd’hui j’ai réussi à terminer mes études. Je suis en dernière année d’école de commerce à SKEMA et je prépare un double-diplôme de management du luxe en collaboration avec la North Carolina State University aux Etats-Unis. Il y a beaucoup d’incertitudes quant à mon futur, mais le pire est derrière moi. J’ai réussi. J’ai vaincu le système. La vie ne m’a pas fait de cadeau, mais je n’en attendais rien non plus. Tout ce que j’ai, je suis allée le chercher. Mais combien sommes-nous à y parvenir? L’effort est inhumain et requiert un mental et une force d’acier. Il s’agit d’une constante mise à l’épreuve, sans répit, jamais. Ne vous étonnez pas si plusieurs baissent les bras avant même d’avoir essayé. Moi-même, j’ai failli abandonner…

L’égalité des chances en France n’existe pas. Seule la reproduction des élites prime.

Melissa Bourniquel

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