Mission Sentience
5 min readJan 1, 2023

La Terre est un manège à vies. On entre, on fait sa vie, on sort. On ne sait pas quelle place nous sera assignée. Ira-t-on sur ce cheval qui bondit librement dans les airs, ou sur une voiture au volant cassé ? Aura-t-on le temps de tourner dix fois, ou chutera-t-on dès le premier tour ? Ce manège n’est pas l’attraction que vous connaissez : on ne décide pas d’y aller, on ne choisit pas sa place ; certains auront un heureux destin, d’autres tomberont sur un siège piégé.

Si vous lisez ces lignes, c’est que vous vivez sans doute en Occident à l’aube du IIIᵉ millénaire. Avant vous, cent milliards de vos congénères ont foulé la surface du globe. Vous auriez pu être n’importe lequel. Après vous, des milliards d’hommes et de femmes viendront au monde. Vous auriez pu être n’importe lequel. Actuellement, des milliards d’humains vivent dans la pauvreté, n’ont pas accès à l’eau potable, ont droit à de maigres récoltes, connaissent parfois la guerre ou l’instabilité politique. Vous auriez pu être l’un d’entre eux.

Quand le sol est sec, difficile d’y faire pousser quelque chose.

En fait, vous le saviez déjà. Ce que vous savez moins, c’est que finalement, toutes ces personnes n’occupent qu’une portion minuscule du manège.

Car vous auriez pu être un animal d’élevage, l’un des 130 milliards d’oiseaux, de lapins, de cochons, de bovins et de poissons [1] que l’humanité fait naître, élève et tue chaque année. En naissant sur le territoire français, vous aviez 1 000 fois plus de chances d’être un poulet qu’un humain [2]. Avec un peu de chance, vous auriez vécu une existence plutôt paisible, à gambader dans les champs ou à picorer dans l’herbe. Hélas, la plupart d’entre vous auraient connu l’atmosphère morne et bruyante des grands hangars, agglutinés, avec vos congénères, sur un sol en béton rempli d’excréments. Lapin ou poule pondeuse, vous auriez passé votre vie dans une cage, avec comme seule perspective de retraite de finir en bouillon cube. La dernière chose que vous auriez vue serait un camion vous menant à l’abattoir. La dernière chose que vous auriez sentie serait un choc électrique puissant, ou la lame d’un couteau sous votre cou. Vous auriez pu être un poisson d’élevage, nageant dans une eau surpeuplée, pleine d’urine et d’ammoniac, dans un bassin aux bords parfaitement lisses, sans rien pour vous distraire, trituré toute votre vie, déplacé brusquement d’un bassin à l’autre et, dans vos derniers instants, sorti de l’eau et laissé là, à asphyxier, encore conscient [3].

Votre vie aurait probablement ressemblé à ça.

Dans ce grand manège, il y a des places qu’on voudrait éviter. Hélas, ceux qui les prennent sont incapables d’y échapper et ceux qui, par chance, ne les ont pas sont indifférents.

Mais encore, tous ces êtres réunis représentent moins de 1 % des places du manège. Les 99 % restantes sont occupées par… des animaux sauvages.

La grande majorité des vertébrés sont des poissons sauvages. Si les insectes sont sentients, l’écrasante majorité des êtres sentients sur Terre sont des insectes vivant à l’état sauvage (issu du site Wild Animal Suffering).

En arrivant sur Terre, vous étiez quasiment certains d’être un animal sauvage. Et votre vie n’aurait pas été luxuriante. Des humains vous auraient chassé de votre maison pour cultiver la terre, chassé dans votre maison pour vous manger, empoisonné à coups d’insecticide, ou capturé avec des milliers de vos semblables, écrasé dans un immense filet, puis laissé à l’agonie sur un immense bateau qu’on appelle « chalutier ».

Mais plus encore, vous auriez subi tous les problèmes de la vie sauvage. Vous auriez galéré à trouver de la nourriture, de l’eau, des partenaires sexuels, vous auriez été à la merci du climat, des pluies, du froid, de la sécheresse, des incendies naturels, vous auriez peut-être fini dans l’estomac d’un prédateur, après de longues minutes à agoniser sous ses crocs, ou attrapé une maladie qui vous aurait affaibli, accablé, voire tué. Votre existence n’aurait pas été longue : si certains connaîtront la vie adulte, la grande majorité succomberont en quelques jours à l’état juvénile.

Lapin atteint de Myxomatose, maladie virale mortelle.

La vie à l’état sauvage n’est probablement pas un enfer. C’est sans doute une vie contrastée, entre des moments difficiles, atroces, et des phases plus paisibles. Mais elle est loin d’être un paradis. Elle est, disons, perfectible.

Quelle est donc la morale de tout cela ? Élargissez votre regard. Nous héritons d’un passé tribaliste. Nos ancêtres ont évolué au sein de petits groupes. Nous avons conservé une morale du petit groupe, qui veut que nous nous préoccupions avant tout de notre entourage proche. On peut comprendre que notre considération se limite à ce que nous pouvons influer — à quoi bon se préoccuper de ce qui est hors de notre pouvoir ? Mais vous n’êtes plus des tribus de chasseurs-cueilleurs. Votre influence ne se limite pas à votre entourage proche. Elle a le potentiel de s’étendre au monde entier et, surtout, au-delà de l’humanité.

Vous pouvez, par des actions caritatives, améliorer la vie dans les pays pauvres. Vous pouvez, en faisant cesser l’élevage intensif, éviter des existences misérables à des centaines de milliards d’individus. Vous pouvez, en ne pêchant pas, en polluant le moins possible, ne pas nuire aux animaux sauvages. Et pourquoi pas, à l’avenir, trouver des solutions pour améliorer leur situation — nous en reparlerons. Les problèmes de ce monde sont bien plus grands que vous ne le pensiez. Mais votre pouvoir d’influence, lui aussi, est bien plus grand que vous ne le pensiez.

Regardez le manège dans son ensemble. Il est gigantesque, il donne le vertige, mais rendez-vous compte de toutes les places que vous auriez pu occuper. Imaginez si vous deviez apparaître sur Terre une seconde fois, sans savoir qui vous serez. Voudriez-vous d’un manège où 99 % des places sont instables, abîmées, abandonnées ?

[1] https://www.l214.com/animaux/chiffres-cles/statistiques-nombre-animaux-abattus-monde-viande : 130 milliards est une fourchette basse, qui n’inclut même pas les crevettes d’élevage.

[2] https://www.l214.com/animaux/chiffres-cles/statistiques-nombre-animaux-abattus-france-viande : 741 millions de poulets sont tués chaque année (poulets que nous faisons naître), pour environ 740 000 naissances humaines.

[3] Les aiglefins et les morues (donc certainement d’autres poissons) peuvent rester conscients deux heures après leur sortie de l’eau : http://fishcount.org.uk/recent-developments/research-paper-on-board-stunning