La Chasse au Snark — Vélocité et Elasticité 1/8

Nomiks
11 min readOct 3, 2022

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Souvenons-nous de la chasse au snark de Lewis Caroll, un récit en forme de poème, dans lequel on cherche un animal fantastique qui n’existe (probablement) pas. Le Snark de Lewis Caroll illustre l’idée qu’il y a toujours une différence créatrice de surprise entre les règles que l’on se donne et les pratiques réelles. Pour une raison profonde la tokenomics relève du même hiatus.

Nous pensons que nous pouvons être profond sans tomber dans l’esprit de sérieux. Toute tokenomique n’est-elle pas une chasse au Snark (avec ces trappes contre-intuitives, ces paradoxes) ?
Pour Nomiks, ce Snark est le User Actif, espèce peu commune qui a une parenté ambiguë avec le Holder. Nous construisons des pièges, des stratégies pour attraper cette créature sauvage.

Tout le monde dans une tokenomique a son rôle ou son “utilité”. Mais certains plus que d’autres ! Ce serait notamment le cas des Holders. Les Holders sont tenus en effet pour le cœur de toute tokenomique car ils apparaissent ainsi dire les meilleurs garants de l’adoption du token.

Or il apparaît plutôt comme nous l’avons appris chez Nomiks au cours de nos multiples expéditions en terra incognita (la tokenomique est une discipline assez récente) que l’utilité principale, en fait, de ces Holders est de limiter l’impact (price impact) sur le prix lors d’une vente panique (panic sell).

Ainsi, la question n’est pas tant : faut-il des Holders ou pas,mais plutôt pendant combien de temps ?

Savons-nous toutefois pour commencer au juste qui sont ces Holders, quelles sont les espèces et sous-espèces plus ou moins recommandables avec lequel ils s’hybrident et parfois se confondent ?

La Chasse au Snark est ouverte !

La fable de la théorie monétaire de la vélocité

On s’accorde à dire que la vélocité des transactions de tokens est l’un des principaux leviers permettant de déterminer la valeur des tokens à long terme. On trouve son origine dans l’équation d’échange monétaire. Soit M la masse monétaire, P les prix, Q les quantités échangées et V la vitesse de circulation de la monnaie, l’équation des échanges d’ Irvin Fisher s’énonce comme suit : M * V = P * Q.

Au départ il s’agissait de comprendre simplement l’inflation. Dans cette formule, le niveau de M détermine le niveau de P c’est-à-dire que le niveau général des prix dépend directement et uniquement du niveau de la masse monétaire. Pour contrôler l’inflation, il suffit donc de contrôler l’évolution de la masse monétaire.

En toile de fond, on trouve une certaine idée de la “neutralité” de la monnaie qui considère que ce qui la production économique proprement dite est extérieure, reste la même (le terme est “exogène”). Nous rejoindrions assez sur ce point les disciples de Keynes qui objectent à cela la possibilité, par exemple, de liquidity traps : certains détenteurs peuvent retenir la monnaie et avoir ainsi un effet au niveau même de la production et des échanges. C’est un argument que nous pourrions avancer si nous étions dans l’économie traditionnelle.
Mais nous ne le sommes plus. Dans la crypto-économie actuelle l’impact mécanique envisagé par la théorie monétaire (traditionnelle) sur le calcul de ce qu’on appelle à présent une max supply n’est plus réellement pertinente. Aucune liquidité n’est plus contrainte par la vélocité, à cause des décimales : il n’y a plus de friction associée à la taille de l’offre dès lors qu’on peut s’échanger des fractions de tokens.

En bons cartésiens, toutefois, nous considérons que cette fable de la théorie monétaire peut encore nous servir notamment pour dimensionner une supply, déterminer son unité et calculer des revenus, en bref mettre des nombres pour une éventuelle valuation financière “classique”, au sens où celle-ci s’appuie généralement sur cette théorie. Il ne s’agit pas de mettre en doute les instruments de la valuation. La raison est en partie liée à un certain habitus. Il nous arrive même de croire en cette fable lorsque nous avons affaire par exemple à des NFT (précisément à cause de leur non fongibilité) ! Toute tokenomics doit prendre en compte un contexte comme des éléments du langage accepté avec lesquelles nous avons à composer (plutôt qu’à le réinventer).

Cela nous amène parfois à articuler des logiques apparemment différentes. Ainsi, chez Nomiks, nous envisageons le token, en dépit d’une logique de classification qui les sépare, toujours selon deux faces à la fois : une face “actif financier” et une face “monnaie” ; chacune de ces faces possédant des avantage et des inconvénients.
Prenez un token son index de vélocité sur sa face “actif financier” pourra par exemple être 2, tandis que son index sur sa face “monnaie” sera entre 7 et 12.

Le token aura donc pour nous à la fois les avantages et les inconvénients à la fois des assets et des currency. Le dual token, dont nous ne parlerons pas ici, est à cet égard une invention destinée à réduire les désavantages de l’un et de l’autre en ne gardant que le meilleur des deux mondes.

Une pièce : deux index. Dès lors, comment ordonner ces deux vélocités à une unique supply ?

D’autres calculs sont possibles

C’est à Vitalik Buterin que revient le mérite d’avoir transformé et adapté la formule de la théorie monétaire à la crypto-économie. Celle-ci peut être vue comme une place de marché où le token n’est qu’un simple medium d’échange où les prix des biens et des services sont exprimés en terme du token. Buterin propose : M * C = T * H
M
étant la max supply, C étant le coût du token (d’où on peut dire que M * C n’est rien d’autre que la MarketCap), T étant le volume de transaction (la valeur économique des transactions par jour). Mais H est maintenant 1/V : c’est-à-dire l’inverse de sa vélocité que l’on peut appeler sa “dormance”, ou sa “rétention”. C’est comme le dit Buterin le temps qu’un Holder détient un token (ou un coin dans le cas d’Ethereum) avant son utilisation dans une transaction.

Notion particulièrement intéressante qui comprend en elle-même notre problème : celui du passage du “Holder” au “User”. C’est notre Snark !

Déjà Alice, au pays des merveilles, signalait son étonnement relativement aux multiples transformations de sa taille : pourquoi le devenir se dit-il toujours dans un seul sens ? “Je suis devenue plus petite, mais je me vois également plus grande que maintenant”.

Certes, elle se voit plus grande “dans le passé”, mais ce passé est bien le résultat également d’un devenir. Le devenir est toujours à double sens, dit elle. Il y a ce qu’on devient et ce qu’on est devenu.

Peut-on échapper à la question malicieuse d’Alice (certains diraient un nonsense) ? Buterin voit dans la blockchain une technologie permettant d’attester un événement au temps t en fonction d’un événement temporel t-1 et pense pouvoir y échapper. Toute crypto-économie est fondée sur cela (selon lui). Il en dégage une règle générale intéressante : les tokens à faible vélocité, c’est-à-dire ceux qui restent plus longtemps pour une raison quelconque (spéculation, réserve de valeur, etc..) auront des prix plus élevés que les autres, prétend-il. Mais c’est pour ajouter immédiatement que cette règle ne vaut que si “on suppose que la quantité d’utilisateurs reste la même. Alors qu’en réalité la quantité d’utilisateurs peut changer, et donc le prix peut changer en conséquence. Le temps pendant lequel les utilisateurs détiennent un coin peut changer, ce qui peut également faire varier le prix.”
Toutes ces “causalités” suivent la flèche d’un temps originaire, selon le tic d’une horloge première (qui n’est pas sans rappeler le temps newtonien absolu). Cela est constitutif, selon lui, de toute crypto-économie qui repose sur la blockchain. Cette dernière comporte bien des liens de causalité, des boucles, des effets en retour mais qui ne sont pas à proprement parler des co-causalités car les causalités sont pour ainsi dire indépendantes.
Le tokenomiste doit inventer des stratégies closes. La chasse au Snark se fait sous des climats très froids et parfois glissants.

L’élasticité

On peut regretter ce milieu étrange et un peu hostile mais là n’est pas la question. Toute tokenomique assume cette impulsion première : une fois le processus lancé, on ne peut revenir en arrière. C’est d’une certaine manière contre cette condition première que la tokenomique invente des mécanismes de rattrapage qui sont aussi des instruments de captation. Pour attraper quoi et comment ? Le Snark à l’élastique !

On commence à le percevoir : il faut pouvoir contrôler la vélocité. Mais pas n’importe comment. Une implication apparemment logique de ce que nous avons dit est que les protocoles, les projets devraient donner aux détenteurs une bonne raison de conserver leur token. Donc un projet devrait concevoir des fonctions qui imposent des mécanismes de réduction de la vélocité. Or contrairement à ce que l’on pense et c’est un résultat une nouvelle fois peut-être contre intuitif consigné dans nos carnets d’expéditions : Burn et Lock up (et autres mécanismes de staking que nous ne détaillerons pas ici) seraient plutôt des mécanismes à éviter.

Disons que la “friction” (qui réduit la vélocité) est tantôt “bonne”, tantôt “mauvaise” selon les projets. Manière de dire que tous les mécanismes de rétentions un peu forcés ou artificiels ne doivent pas être systématiquement activés.

Nous remarquons que la formule de Vitalik Buterin peut être ramené au Network Value-to-Transaction Ratio (NVT) qui représente le rapport entre la Network Value et un Total Transaction Volume. Notons qu’il est lui-même similaire au ratio d’évaluation P/E (Price to Earn) des actions par exemple. Ce P/E, plus financier, peut indiquer si un token est sous-évalué ou surévalué en affichant la capitalisation totale par rapport au volume de transactions. Ce ratio mesure en fait l’utilité que tire un utilisateur du réseau (un ratio très élevé indiquant une surévaluation potentielle des tokens).

On peut effectivement ramener la formule Buterin à ce ratio NVT.

M *C = T * H <=> AvgNetworkValue = TotalTransactionValue / Velocity

Prenons le cas d’une currency (btc ), ce Total Transaction Value sera le produit du nombre de transactions et du volume moyen d’une transaction (en btc).

TotalTransactionValue = NbrTrs * AvgVolTr
Par conséquent :
AvgNetworkValue = (NbrTrs * AvgVolTr)/Velocity

Il devient alors possible de prendre en compte dans ce rapport les différents termes que sont :

  • NbrTrs : le nombre de transactions (déterminant de l’activité)
  • AvgVolTr : le volume moyen d’une transaction (dépendant du prix du token)
  • Velocity : la Vélocité. Chaque terme pouvant augmenter (+) ou diminuer (-).

Plusieurs cas se présentent. Les plus intéressants étant ceux qui nous permettent de faire ressortir une variation (derivée lorsqu’il s’agit d’un temps continu, simple delta dans un temps discret) nous permettant de calculer ce que nous appelons une élasticité spécifique.

Simplement expliqué l’élasticité c’est la divergence au sein d’un protocole donné (au sens large) entre le prix d’un token et l’activité que permet ce protocole. Une divergence qu’il faut surveiller en déterminant des turning points.

L’un de ces points critiques à surveiller est le suivant : Il ne faudrait pas que le prix des biens et des services de ce protocole soit trop haut, sinon l’activité baissera. Un écart trop grand peut même avoir pour effet à terme de “geler” l’activité : baisse drastique des transactions + un nombre moindre de nouveaux entrants = baisse du prix du token lui-même.

En fait, le jeu de l’élasticité peut être vu comme une “ficelle” tirant l’activité d’un protocole (au sens large) avec celle du prix du token. Une autre manière de voir consiste à l’envisager comme un ajustement permettant aux Holders de relâcher leur token de façon fluide au cours du temps : ni en totalité sans quoi, ils disparaissent du jeu (ils n’auront été “rétrospectivement” si on peut s’exprimer ainsi, que des Holders simplement “opportunistes”), ni non plus de façon trop “avaricieuse”.

Technique avancée

Allons plus loin : au lieu de mécanismes de rewards directs ou indirects au crédit de Holders dociles mais (hélas) passifs, nous pourrions promouvoir des inflationary rewards afin de faire sortir la créature de l’antre dans lequel elle est tapie.

La solution consiste à retourner la théorie monétaire pour ainsi dire sur elle-même en ajoutant de l’impression monétaire donc en créant quelque chose qui ressemble à de l’inflation. La phase de développement d’un projet est propice à cela. Supposons que ce projet dispose d’une pool de récompenses lors de cette phase, et que ces récompenses soient entièrement déconnectées de la valeur générée. Si ces récompenses purement inflationnaires étaient données à des profils de Users actifs plutôt qu’à des Holders attentistes, l’incitation remplirait bien sa fonction.

Le prix qui résulte de l’inflation ne dépendrait plus alors de la vélocité (de son ralentissement) ; prix et activité fonctionnent pour ainsi dire ensemble.

La beauté de la chose est que ces récompenses ne sont pas “artificielles”. Ou disons qu’elles pourraient ne pas l’être. Dans une phase ultérieure, en effet, cette “pure impression monétaire” (pour parler dans les termes de l’économie traditionnelle) pourrait être remplacée par des formes de “dividendes” une fois le projet autosuffisant c’est-à-dire parvenant à une création de valeur de croisière. Ces “dividendes” ne seraient alors rien d’autres que des Aligned reward back en retour des inflationnary rewards émis. Ces derniers disparaîtraient en un second temps par burn ou buy-back “naturels”.

Le Snark définitivement pris au piège ?

Un élastique judicieux, un piège, une trappe, des appâts, des astuces régulant les populations : tous les moyens sont bons pour le tokenomiste qui est un chasseur ingénieux !

Mais au fond c’est bien que la tokenomics relève d’un art plutôt que d’une science. Or tout art est difficile. La difficulté principale c’est que nous ne pouvons anticiper prévoir les stratégies du Holder. Il y a plusieurs sous-espèces en lesquelles il est susceptible de se métamorphoser : le shark, la whale ou le fish..
Nous ne saurions jamais à coup sûr le prévoir. Aussi certains tokenomistes (avertis mais peut-être excessifs) seraient prêts à dire : “Il faut limiter au maximum les Holders car ce sont eux, en fin de compte, qui provoquent la vente panique (Panic Sell) !”. C’est une nouvelle fois contre-intuitif mais cela se défend. En effet une population trop importante de Holders ayant accumulé une large partie d’une supply dit “mature” donc après un certain temps de latence (qui renvoie à cette fameuse rétention créée plus ou moins artificiellement dont nous avons parlé) devient un danger pour l’ écosystème à cause des profits non réalisés, provoquant une pression à la vente. Trop de Holders ⇒ Prix qui monte ⇒ Occasion de prise de profit trop important ⇒ Panic Sell.

Il faut voir donc cela dans le temps et dans une sorte de dialectique (qui est un art plus subtil, quasi philosophique). Trop de Holders “dormants” sont dans la token économie locale en miroir des traders sur les marchés secondaires. Ces effets d’accumulation et de distribution propre à de la spéculation impacte indirectement toute tokenomique.

Il y a comme une double scène (intérieure et extérieure) avec des effets dont il faudrait pouvoir se prémunir au maximum. Mais en même temps, il faut bien des Holders !

D’où l’idée d’un turn over. Quelle est l’idée de ce turn over ? Tout le monde a sa place dans une tokenomique, certes, mais peut-être pas en même temps ! Le turn over devrait être envisagé de façon à ce que le “Holder gros mangeur de liquidités” laisse sa place au “Holder domestique” qui lui même laisserait sa place aux “Users actifs.” Et cela au moment opportun ! Et en veillant aussi à une certaine proportion limitée de Holders (car on comprend aussi qu’une trop grande proportion de Holders exercerait en fait un frein sur ce turn over).

Ce sont les Users actifs qui génèrent de la valeur dans un ecosystème (fees, royalties, au gré de l’utilisation des biens & des services de la plateforme et de ses éventuelles market places, etc. ). C’est eux qu’il faut faire sortir du Holder !

« Car le Snark était bien un Boudjeum, voyez-vous. »

Cet article est une collaboration de l’équipe Nomiks, sous la conduite de Pascal Duval, Yann Mastin & Youssef Gharbi, notre research analyst, technology watch manager & Data Scientist.

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