Les Déroutées

Éditions Numeriklivres
10 min readAug 23, 2015

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de Christel Delcamp

Résumé : Les Déroutées vous embarque dans un road trip en compagnie d’un trio de femmes en cavale épatant : l’incroyable fillette Coco, sa mère Doris et la fringante et taiseuse grand-mère Hélène. Une histoire de femmes donc, en proie à la brutalité des hommes. Ce délicat et vivifiant roman si loin de la romance, est une ode contemporaine aux filles et aux femmes qui ont dégusté sans gémir et se permettent enfin d’être ce qu’elles sont : fragiles et puissantes, pudiques et crues, rebelles et drôles malgré leurs peurs, un doigt d’honneur vengeur prêt à dégainer. Parce qu’elles iront jusqu’au bout de leur délivrance, portées par l’amour filial. Christel Delcamp, dans ce deuxième roman intimiste, campe les personnages des trois générations avec brio et justesse.

ISBN : 978–2–89717–813–0

Christel Delcamp

Chapitre 1

Chaque hiver, Coco changeait d’âge et le dernier hiver lui avait attribué le chiffre sept. Sept ans, c’était sec et un peu cassant, un âge qui sifflait sournoisement, à propos duquel les adultes avaient toute une collection de sottises à servir. De petites phrases tombaient de leurs bouches au sujet de la raison, de la sagesse. Ça et l’entrée au cours préparatoire, visiblement, ils ne s’en remettaient pas. Lire et grandir — à moins que ce ne fût l’inverse — voilà bien les deux mots qu’ils martelaient à longueur de temps. Dans l’esprit des grandes personnes, ces deux événements semblaient liés d’une manière inextricable, et Coco ne s’expliquait pas pourquoi.

Selon elle, arriverait un jour où elle posséderait les réponses. Celle-ci et les autres.

Coco saurait pourquoi Mademoiselle Toussaint portait des bottes fourrées par tous les temps, alors même que les mois de mars et d’avril s’avèrent généralement ensoleillés et chauds. Ces bottes-là favorisaient sans nul doute l’apparition de la large auréole qui se dessinait sous son aisselle quand Mademoiselle Toussaint levait le bras droit pour écrire au tableau des successions de syllabes qui n’avaient aucun sens. D’ailleurs, Coco se demandait si sa maîtresse avait autant d’humidité sous le bras gauche, mais elle n’aurait certainement pas à attendre bien longtemps pour le savoir. Si ses calculs étaient bons, elle devrait obtenir cette réponse d’ici peu, au pire, avant la fin de son année de CP. Les jours d’optimisme, Coco pensait même qu’avec un peu de chance, Mademoiselle Toussaint dévoilerait tous les secrets de ses dessous-de-bras avant la fin de la journée.

Mais ce qui concernait Mademoiselle Toussaint ne brûlait pas Coco, ne la consumait pas d’impatience. Elle était bien plus curieuse de tout ce qui lui était véritablement soustrait. Coco pensa Plus tard.

Elle gonfla ses joues et souffla.

Sa mère disait cela Je t’expliquerai plus tard. Pourtant, sa mère était loin de la considérer comme une quantité négligeable. Ah ça non ! Elle pouvait aussi dire des choses comme Tu es ma plus belle réussite, la seule chose qui compte pour moi, tout ce qui me retient à cette foutue existence. Quand on prononce des phrases pareilles, on peut répondre aux questions essentielles. Sauf à ne pas avoir de réponse sous la main. C’était cela, sa mère remettait à plus tard pour mieux lui expliquer. Peut-être cherchait-elle de meilleures réponses. Des réponses exactes.

Le matin même, sur le trajet de l’école, Coco avait demandé pourquoi elles étaient passées par la fenêtre. Sa mère semblait ne pas l’avoir entendue, certainement trop absorbée par sa conduite, alors Coco avait répété sa question en articulant bien pour être sûre que, derrière ses lunettes noires, Doris saisissait chaque syllabe.

Coco avait attendu. Sans précipitation, elle avait compté jusqu’à cinq dans sa tête avant de faire une nouvelle tentative :

— Maman ?

— Hum ?

— Pourquoi on est sorties par la fenêtre ce matin ?

— Ché pas, avait sifflé Doris en tapant de sa paume ouverte contre le volant.

— Alors pourquoi t’as dit qu’on sortait par-derrière ?

— Écoute Coco, là je conduis, on en parlera plus tard si tu veux bien. C’est pas vraiment le moment.

— Ce soir ?

Leur voiture frôlait d’autres carrosseries, se faufilait, file de bus, feu orange.

— Ce soir ? avait répété Coco, un ton au-dessus.

— Quoi, ce soir ?

— On en parlera ce soir ?

— On en reparlera quand tu seras plus grande. Là, tu peux pas comprendre. C’est pas des histoires de gosses. Non mais regarde-moi ce connard, il se croit tout seul. Tu vas la pousser ta caisse ?

— Et c’est quand ?

— C’est quand, quoi ?

— C’est quand que je serai grande ?

— Quand tu seras plus grande, c’est tout, avait conclu Doris en sortant sa tête par la fenêtre. Les cheveux noirs s’étaient répandus en corolle autour de son visage. Putain, t’attends qu’il repasse au rouge, ou quoi ? On va pas camper là !

Le sujet était clos. Enfin, pour le moment. Sa mère n’était certainement pas du genre à emprunter des échappatoires aussi minables. Seulement, pour le moment, elle n’avait rien de satisfaisant sous la main. Viendrait le jour où elle donnerait toutes les réponses.

Sous les semelles de ses chaussons, un peu de terre était restée collée. En prenant garde de maintenir le buste et la tête orientés vers le tableau, Coco frottait ses pieds l’un contre l’autre. Discrètement, elle observait les plaques sèches se désagréger et saupoudrer le sol comme de la vulgaire poussière qu’elle dispersait ensuite de la pointe du pied. Elle déposait là, sous son bureau, la boue ramenée de sa nuit que les dames de service allaient balayer une fois que la cloche aurait sonné. Ces traces ne seraient rien de plus que d’autres saletés ramenées d’autre part par d’autres élèves.

— Ma-de-moi-selle Des-mou-lins ! Co-ra-lie ! Co-ra-lie Des-mou-lins, scandait crescendo Mademoiselle Toussaint du haut de son estrade.

Elle devait l’appeler depuis un bon moment déjà car de délicates taches roses avaient gagné son visage. Tout indiquait à Coco qu’elle en était la cause, ce que sa maîtresse ne tarda pas à confirmer : « Nous vous écoutons. »

Un silence se posa à contretemps.

— Alors ? s’impatienta l’institutrice qui n’avait visiblement pas l’intention de lui fournir le moindre indice sur ce qu’il fallait faire ou dire.

Coco tenta le plus évident, la solution qui mettait le plus de chances de son côté : elle ânonna ce qui était écrit au tableau. Elle détachait les syllabes les unes des autres et s’appliquait à bien faire durer les E à la fin des mots, comme le faisaient les autres élèves :

— Pa-pa-fu-meu-sa-pi-peu-dans-la-fo-rêt.

— Le ton que vous employez serait-il celui de l’insolence, Mademoiselle Desmouslins ? À moins que ce ne soit celui de la moquerie ? Croyez-vous que le moment soit à la plaisanterie ?

Mademoiselle Toussaint s’approchait dangereusement du stade écarlate. Un événement allait se produire et Coco serait au centre. Les plaques — qui jusque-là figuraient un simple archipel au charme léger sur la peau laiteuse de l’enseignante — s’étaient étendues au point de toutes se rejoindre pour ne former qu’un seul et immense continent d’indignation. Tous les élèves sans exception savaient qu’il fallait y voir le signal très clair qu’il était temps de plonger son nez dans son manuel pour se faire oublier. Mais avant, juste avant, on aurait droit à un spectacle dont on parlerait encore pendant quelques récréations. Pour rien au monde on n’aurait loupé ça.

— Je vous pose une question, ma-de-moi-selle Des-mou-lins !

Nous y voilà. Des paupières s’élargirent encore un peu, quelques tignasses disparurent sous les pupitres. De-ci, de-là, on pouffait. Coco parcourut l’assemblée du regard pour mesurer l’ampleur des dégâts. La scène n’échappait à personne et Peter rayonnait.

À présent, Mademoiselle Toussaint atteignait les aigus les plus improbables, ceux qui, ailleurs, auraient fendu le cristal, peut-être même aurait-on assisté à quelques éclats magnifiques. « C’est à vous que je m’adresse Coralie ! Oui, à vous ! s’égosillait l’institutrice. Je suis fort étonnée. Oui é-ton-née, que vous vous permettiez de rêvasser pendant la leçon de calcul. Car voyez… »

Coco laissa la suite s’élever vers le néon qui lâchait sa lumière triste sur leurs têtes prêtes à se fendre. La voix de l’enseignante n’était plus qu’une mélodie lointaine et imprécise. Peter s’était retourné avec, en coin, un sourire comme une estafilade.

« … vous êtes là pour étudier et vous, autant que les autres ! Sachez que pour apprendre, il est incontournable d’écouter. Oui, é-cou-ter ! Mais non, Mademoiselle Desmou… »

Mais quand même, avec ce qu’elle lui avait mis, il faisait moins le fier, ce con de Peter. De la superbe hémorragie nasale qu’elle avait déclenchée ne restait à présent qu’une traînée de gouttelettes sèches sur sa chemise repassée, un avertissement en pointillés chiasseux. Avec ça, chacun savait ce qu’il lui en coûterait s’il tentait moindre réflexion sur la tenue de Coco. Dans l’hypothèse où quelqu’un aurait loupé un épisode, il tirerait de ce qu’il voyait les conclusions qui s’imposaient. « …parce qu’il ne vous suffit pas de frapper vos camarades jusqu’à les blesser. Oui, les ble-sser ! Non, en plus, vous vous octroyez le droit de… ».

La délicatesse des mots de Mademoiselle Toussaint, y’avait pas à dire — y’avait pas à tortiller du cul pour chier droit comme disait Doris — c’était quand même quelque chose. Coco se demandait si Peter en saisissait la moitié. Elle en doutait.

À la seconde où elle avait franchi le portail de l’école, ce matin-là, elle l’avait repéré. À son poste, mèche en travers du front, visage encadré entre deux barreaux qu’il serrait entre ses poings, Peter braillait mollement. L’image d’un veau borgne avait effleuré l’esprit de Coco. Quelques mètres auparavant, elle avait croisé la mère qui martelait le trottoir de ses hauts talons. Coco avait pensé Pintade et s’était demandé ce qui poussait certaines à se crayonner la gueule de la sorte de bon matin. Existait-il des mères qui n’avaient rien d’autre à faire que courir dans les couloirs derrière la supérieure, confectionner des montagnes de gâteaux à la moindre occasion ou arriver des plombes avant l’ouverture du portail ? La pintade était partout, de toutes les réunions, de toutes les fêtes. Aucun stand qu’elle n’eût occupé. Aucune pâtisserie qu’elle n’eût confectionnée. À croire que l’école était un second chez elle. Et puis cette manie d’être toujours à l’heure ! Existait-il vraiment des adultes pareils ? Une mère, ça court après le temps et ça conduit vite pour le rattraper. Une mère, ça secoue les portails parce que ça arrive après toutes les sonneries, après toutes les batailles, essoufflée et cherchant à se faire toute petite. Est-ce que Doris passait son temps à faire des centaines de nœuds pour la pêche à la ligne, à coudre des costumes ridicules d’animaux de la jungle, à les enfiler aux enfants des autres ? Gaspillait-elle son énergie à bavasser avec les autres mères, avec la maîtresse ? Perdait-elle tout un samedi à empiler des boîtes de conserve vides pour en faire des pyramides bancales ? Non. Doris avait bien d’autres chats à fouetter.

Ce matin, comme tous les autres matins, Peter meuglait sur les talons de La pintade. Coco était passée à côté de lui en levant les yeux au ciel. Au même moment, son regard à lui était tombé sur les chaussons. Le plaisir se dessina instantanément sur son visage bovin. Cette découverte lui fit écourter sa scène d’adieux. Merde avait pensé Coco tandis qu’il montrait du doigt ce qui allait devenir l’événement du jour.

Son sourire s’élargit et il se tourna vers la cour. « Eh ! Vous avez vu… »

Toum ! Elle avait été précise, décisive. Son poing avait eu un effet quasi inespéré. Peter avait refermé son clapet aussi vite qu’il l’avait ouvert.

Quand le sang avait jailli, d’abord en gerbes, puis en un filet continu et visqueux, venant se répandre sur le tissu de la chemise, maculer le cuir des souliers, Coco avait instantanément su que la journée n’allait pas se résumer à une partie de plaisir. Mais au fond, avait-elle eu d’alternatives ? Aurait-il fallu qu’elle le laissât faire d’elle une pauvresse ? Non. Coco avait fait ce qu’elle avait à faire.

Suite à quoi elle avait repris son trajet vers le préau. Déjà, deux surveillantes accouraient, leurs bras battant l’air comme des moulins fous.

« …alors dès à présent, Mademoiselle Desmoulins, oui, dès à pré-sent, je vous en conjure, veillez à vous comporter comme une demoiselle digne de ce nom. J’entends par là qu’il vous appartient de bannir de votre comportement tout recours à la violence physique mais aussi verbale. Oui, ver-ba-le. Ce que vous avez fait subir à Peter était indigne. Oui, in-di-gne. Et… »

Qu’aurait fait Mademoiselle Toussaint à sa place ? Aurait-elle pu s’en sortir avec un chapelet de mots rares et aigus ? Certainement pas. Coco n’avait fait qu’éviter la contagion. D’ailleurs, si ceux que son institutrice s’évertuait à nommer ses camarades s’étaient réunis en un cercle persifleur, elle n’en avait pas constitué le centre. Aujourd’hui, cette place était revenue à Peter.

Peu à peu, Mademoiselle Toussaint redescendit en pression. Sa peau reprit des tons rosés plus harmonieux, le niveau sonore redevint supportable et le débit de parole maîtrisé. Les visages furent doucement regagnés par l’ennui. Peter se tourna vers le tableau.

Le calme retomba comme un voile et Coco allait pouvoir décrotter ses chaussons avant la récréation.

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