Que dit vraiment Le Grand Echiquier de Zbigniew Brzeziński ?

Pascal Jouary
7 min readMar 1, 2023

Souvent cité pour illustrer l’impérialisme américain, j’ai voulu savoir ce que disait Brzezinski, le politologue et ancien conseiller à la sécurité américaine, dans son livre.

Qui était Brzeziński ?

Politologue américain, fils d’un diplomate polonais, Zbigniew Brzeziński fût doctorant puis professeur à Harvard et dans plusieurs universités. Sa thèse portait sur le totalitarisme soviétique. Il fut également expert au Center for Strategic and International Studies de Washington. Auteur de plusieurs études et analyses sur le bouleversement et le rôle des États-Unis dans le monde, il devient conseiller politique au Département d’État de 1966 à 1968. Dans Between Two Ages: America’s Role in the Technetronic Era (1970), il affirme qu’une politique de coopération plus étroite entre les pays riches est nécessaire pour prévenir l’instabilité globale émergeant de l’accroissement des inégalités. Il cofonde alors, avec le multimilliardaire David Rockefeller, la commission Trilatérale en 1973, qu’il dirige jusqu’en 1976.

Brzezinski ensuite a été conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter de 1977 à 1981. En tant que tel, il a été un artisan majeur de la politique étrangère de Washington, soutenant une politique plus agressive vis-à-vis de l’URSS, en rupture avec la Détente antérieure, qui mettait l’accent à la fois sur le réarmement des États-Unis et l’utilisation des droits de l’homme contre Moscou. Il est resté, jusqu’à aujourd’hui, une référence en matière de politique étrangère aux États-Unis, et même souvent cité en France.

En 1976, il participe alors à l’écriture du discours inaugural de Carter, qui envoie un fort signal aux dissidents soviétiques en rupture avec la politique de détente. Cela lui vaut des critiques à la fois de l’URSS et des États d’Europe de l’Ouest. Brzeziński voyage aussi à Pékin en 1978 afin d’amorcer la normalisation des relations sino-américaines et prolonge ainsi la diplomatie du ping-pong initiée par Nixon. Cela a pour conséquence la rupture des relations diplomatiques en 1979 avec Taïwan, jusqu’alors allié fidèle de Washington.

Brzezinski, artisan de l’expansion de l’Otan ?

Il est aussi l’un des artisans de l’Opération Cyclone par laquelle Washington soutient les moudjahidins afghans dès juillet 1979. Brzeziński déclara que l’aide provoquera l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, ce qui se produit effectivement en décembre. Deux décennies plus tard, en se félicitant que les Soviétiques se soient épuisés dans le piège afghan , il répond à l’accusation d’avoir provoqué l’intervention soviétique : “Nous n’avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu’ils le fassent”. Brzezinski devint à cette période membre de la National Endowment for Democracy, qui se donne pour objectif de financer les mouvements pro démocratie dans le monde.

En 1990, il critique l’euphorie après la fin de la guerre froide, symbolisée par les thèses de Fukuyama sur la « fin de l’histoire ». Il s’oppose à la guerre du Golfe en affirmant qu’elle nuit à la crédibilité des États-Unis, notamment dans le monde arabe, thèses qu’il répète dans Out of Control (« Hors de contrôle », 1992). En 1995, Brzezinski utilise alors pour la première fois le mot tittytainment pour arriver à la conclusion que « dans le siècle à venir, deux dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale ». Il critique ensuite l’hésitation de l’administration Clinton à intervenir contre la Serbie dans la guerre en ex-Yougoslavie et s’oppose à la première guerre de Tchétchénie en dirigeant le Comité américain pour la paix en Tchétchénie formé en 1999. Après l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, il se méfie à nouveau de Moscou et devient l’un des soutiens importants de l’expansion de l’OTAN aux États post-soviétiques.

Que raconte Le Grand Echiquier ?

Pourquoi et comment les Etats-Unis d’Amérique sont-ils devenus les garants de l’ordre mondial ? Quel rôle peut jouer l’Europe face à cette arrogante suprématie ? Zbigniew Brzezinski montre que les Etats-Unis, pour maintenir leur leadership, doivent avant tout maîtriser le Grand Echiquier que représente l’Eurasie (Europe et Asie orientale), où se joue l’avenir du monde.

En 1997, Brzenzenski écrit Le Grand Échiquier, qui fût traduit la même année chez Hachette en France. La théorie exposée dans cet ouvrage se base sur l’idée que l’amélioration du monde et sa stabilité dépendent du maintien de l’hégémonie des États-Unis. Toute puissance concurrente est dès lors considérée comme une menace pour la stabilité mondiale. Son discours est franc et direct, ce qui n’exclut pas un certain cynisme. Contrairement à l’unilatéralisme du président George W. Bush, il est plutôt pro-européen dans la mesure où selon lui la suprématie des États-Unis, le seul pays qui peut sauver le monde du chaos (sic), ne peut être pleinement réalisée et les USA ne peuvent atteindre leurs objectifs qu’en travaillant avec l’Europe. Selon ses propres mots : « Sans l’Europe, l’Amérique est encore prépondérante mais pas omnipotente, alors que sans l’Amérique, l’Europe est riche mais impuissante ». Il voit dans l’alliance américaine-européenne un axe qui permettrait à chacune des parties de devenir plus puissante tout en ayant une influence plus forte sur la paix et le développement dans le monde.

Six ans après l’effondrement du bloc soviétique, le livre de Zbigniew Brzezinski propose une nouvelle vision géostratégique devant permettre à l’hyperpuissance américaine de maintenir sa position hégémonique sur la planète. Par géostratégie, il fait référence à la gestion stratégique des intérêts géopolitiques, qu’il assimile à une partie d’échecs. Celle-ci se jouera sur le « grand échiquier » que constitue la masse continentale eurasiatique. En Eurasie, espace névralgique et source de puissance, les États-Unis devront veiller désormais à ce qu’aucune puissance ou entité ne les défie en s’érigeant en dominateur.

Des analyses contradictoires

Les politologues Stéphane François et Olivier Schmitt minimisent la signification du Grand Échiquier : ils y voient une référence classique de l’anti-américanisme. Ayant les mêmes défauts que tous les géopoliticiens, Brzezinski a une approche déconnectée de toute considération pour les souhaits des populations locales, et s’exprime en termes généralistes sur une situation stratégique qui serait idéale pour les États-Unis. Prenant les écrits de Brzezenski pour l’exposition de la grande stratégie de Washington, des sphères d’extrême droite pensent ainsi avoir trouvé la preuve (dans ce livre) de la rapacité américaine, et l’explication unique de tous les événements survenus depuis la chute du mur de Berlin.

Inversement, l’universitaire Gilbert Achcar voit dans Brzeziński le « gourou de l’administration Clinton », celui qui avec son successeur Anthony Lake, a convaincu le président Clinton d’étendre l’OTAN vers l’Est pour refouler et encercler la Russie. S’inspirant des théories de Halford Mackinder et de Karl Haushofer, Brzeziński résume ainsi les objectifs stratégiques qu’il assigne aux États-Unis : « prévenir la collusion et maintenir la dépendance sécuritaire parmi les vassaux, garder les tributaires dociles et protégés, et empêcher les barbares de se regrouper ». Selon Achcar, Brzeziński, motivé par une hostilité à la Russie « quasiment obsessionnelle », serait l’un des grands responsables de la « nouvelle guerre froide » qui caractérise le XXIe siècle.

Brzezenski sur L’Ukraine

En mars 2014, au moment de crise ukrainienne, il appelle dans le Washington post à agir pour ne pas laisser Poutine l’emporter. Brzenzenski dénonce l’agression de Poutine et demande un sursaut de l’Occident.

Brzezinski a également écrit nombreux autres livres : La révolution technétronique, Illusions dans l’équilibre des puissances, L’Amérique face au monde,…Dans la vidéo qui suit, il donnait un entretien à la chaine France 24.

Ci dessous, une photographie du Shah d’Iran avec Atherton, Sullivan, Vance, Carter et Brzeziński, en 1977.

Mort en 2017

L’influent politologue Brzezinski est mort le 26 mai 2017 à Falls Church en Virginie, à l’âge de 89 ans. Certains analystes estiment qu’il aura laissé derrière lui comme plus grande réussite la normalisation des relations américano-chinoises. D’autres pensent qu’il a participé à déployer l’empire américain sur le monde. Si son passage aux responsabilités fût bref, il a continué par la suite à influencer les décisions et à intervenir régulièrement dans le débat public américain pour donner son avis notamment sur la politique étrangère.

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Pascal Jouary

Journaliste enquête / Passé par l'EMI, le CFPJ, l'Humanité / Auteur de Secret défense, le livre noir (2021) / Osint