Je suis journaliste, et vous avez raison de me haïr

Paul Douard
5 min readFeb 12, 2018

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Les Hommes du Président

Rarement une profession n’a autant attiré les foudres que celle de journaliste. Souvent perçu comme un intellectuel mal rasé à la solde du pouvoir qui sait tout mieux que tout le monde et qui ne porte que des sacs en bandoulière, le journaliste est en fait bien pire que ça. Je suis bien pire que ça. J’ai une carte de presse qui me permet de me rendre au zoo gratuitement, un compte Twitter certifié avec lequel je like mes confrères avant même de lire leurs papiers — leurs articles si vous préférez — et je paye nettement moins d’impôts que vous. Ces privilèges seigneuriaux me sont octroyés parce que j’exerce une profession « d’utilité publique », c’est-à-dire un métier qui normalement doit avoir du sens et donc plus utile que le vôtre. Désolé. Avant de succomber à une attaque cérébrale, sachez que cette chronique — au même titre qu’interviewer un ancien pilote de ligne chasseur d’ovnis ou une avocate qui fait enfermer les pires pédophiles de ce pays — entre dans cette case. Mais rien qu’à la seule lecture de ces quelques lignes, vous n’avez qu’une envie : me regarder dévaler une route de montagne sur un vélo sans freins avant de disparaître dans un ravin sans un bruit. Sachez une chose, je vous comprends. Je n’ai aucun ami journaliste, et il y a une raison à cela : nous sommes des gens infernaux.

Comme tout bon journaliste qui se respecte, je sais tout mieux que vous. Je suis une symbiose parfaite entre votre professeur d’histoire et votre mère, mais en apparence plus jeune. À chaque soirée, je suis ce type qui lors de n’importe quelle discussion s’exclame devant une assemblée (qui nécessairement boit mes paroles) : « Ça me rappelle une enquête que j’avais faite là-dessus il y a quelques mois ». Dans quelle autre corporation peut-on être aussi détestable ? Le but étant bien sûr de vous faire comprendre le plus souvent possible que j’ai un métier plus cool que le vôtre, et au cas où vous l’auriez oublié, je vais vous le rappeler avec un plaisir semblable à celui que procure la chute d’un enfant dans la rue. J’ai donc toujours une pointe de satisfaction quand on me demande ce que je fais dans la vie. Si certains tentent difficilement d’expliquer leur métier — qui consiste dans 99% des cas à remplir des cases dans un tableau Excel puis à le faire valider par leur N+1 qui dans 99% des cas s’appelle Julien — je me contente quant à moi de répondre « Je suis journaliste ». De là né un véritable fantasme, celui du journaliste bronzé qui passe sa vie entre deux avions pour rejoindre un pays meurtri par la guerre. Cela représente sans doute 0,1% de la profession. Tous les journalistes laissent planer le doute. Aucun de nous — moi le premier — ne dira « Tu sais, moi, je suis derrière un écran et j’enchaîne les dépêches AFP. Sinon je traîne sur Twitter. » Si cela ne suffit pas, je peux vous marteler de « je bosse sur un sujet, mais je ne peux pas trop en parler pour l’instant ». À partir de là, plus personne n’aura envie de me parler, et c’est tout à fait normal. Socialement, il est impensable de devenir ami avec un journaliste si vous ne l’êtes pas au préalable.

En tant que journaliste, je n’arrête jamais de travailler, pour deux raisons. La première est qu’un bon sujet se cache toujours derrière une histoire triste de pote. Si vous me parlez de votre frère qui vient de se faire buter dans une guerre de gang d’Aubervilliers, ma compassion disparaîtra très rapidement au profit de l’angle d’un potentiel article. La seconde raison est que comme beaucoup de mes confrères (attention, je n’ai pas dit tous. Vous pouvez annuler votre Tweet), je passe ma journée sur Twitter, et que de fait, je dois bien me mettre à bosser à un moment ou un autre. Twitter a sans doute été inventé pour que les journalistes aient l’impression d’être utiles. Ainsi, je peux y « décrypter » l’actualité au lieu de le faire dans des articles, mais surtout je peux entretenir mon « personal branding » — voire même faire du « personal branling ». Une partie de mon travail consiste en fait à retweeter tous les gens qui parlent de moi ou de mon article — ce qui revient globalement au même. Si la plupart des gens normaux ne comprennent rien à Twitter, c’est qu’il y a une raison. Parfois, je me demande même s’il existe réellement des journalistes, tant l’activité sur Twitter est intense l’après-midi. Soyons clairs : nous sommes imbuvables avec nos leçons de morale permanentes sous forme de threads que personne ne lit — si ce n’est la personne assise à côté de nous –, comme si nous étions investis d’une mission divine consistant à ouvrir les yeux d’une population trop conne pour comprendre quoi que ce soit. En tant que journaliste, je suis à mi-chemin entre l’artiste et le gros con.

Si toutefois je ne sais pas comment occuper ma journée, je peux bien évidemment juger le travail de mes confrères tel un professeur des écoles. Comme dans toute corporation, mon travail est toujours meilleur que celui de mes collègues. Il n’existe pas de meilleur journaliste que le journaliste lui-même. Sans pression, je peux me targuer d’un tweet « Encore un article de merde » ou « Réflexion douteuse » envers le travail d’un confrère, que d’ailleurs je ne connais pas. Il faut dire que se corriger mutuellement est un truc très présent dans notre métier. Il est plutôt normal de se retrouver au beau milieu d’une rédaction et de se faire rayer son papier au stylo rouge comme un enfant de douze ans à l’école, le tout en pleurant.

Je sais qu’il existe des journalistes qui ne sont pas sur Twitter, qui ne jugent pas leurs confrères avec condescendance et qui font un excellent travail. J’en connais plusieurs qui partagent le même open space que moi la journée. Simplement, nous devons nous rendre à l’évidence : il est normal d’haïr un journaliste. En 2016, la profession de journaliste était élue « pire job du monde » pour la troisième année consécutive par un site américain — juste devant bucheron et animateur radio. C’est sans doute pour toutes les raisons ci-dessus. Ayez donc pitié de nous; Merci.

Je suis sur Twitter entre 10h et 19h.

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