Caño Negro au Costa Rica

Ou comment les voyagistes, en l’absence d’une politique publique du tourisme digne de ce nom, s’accaparent un bien commun.  

Philibert de Divonne
3 min readJun 17, 2014

Le Costa Rica est un pays touristique qui à la cote, notamment auprès des nord-américains qui y viennent nombreux pour admirer sa nature au sens large : ses paysages, ses volcans, ses plages, ses oiseaux, ses baleines, ses tortues, ses forêts … De ce point de vue là, la réputation du Costa Rica n’est pas surfaite. Près d’un tiers du territoire est protégé (le reste est un vaste supermarché, mais ça c’est une autre histoire !). Si l’on ajoute à cela le fait que le Costa Rica est un pays sûr, avec de bonnes infrastructures touristiques, le tout à 4h d’avion du sud des États-Unis, on comprend que la destination soit prisée. La biodiversité est donc incontestablement l’une des mamelles du Costa Rica (les services bancaires, le blanchiment d’argent et le tourisme sexuel en sont d’autres).

L’un de ces lieux magiques (en termes de biodiversité seulement. Il n’y a ni banques, ni bordels.) est le refuge national de vie sauvage de Caño Negro. Mais attention : de nombreux voyagistes du Costa Rica vendent des “tours” à Caño Negro sans aller à Caño Negro !

Le réserve nationale de vie sauvage de Caño Negro est une aire protégée d’environ 10 000 hectares située au nord du Costa Rica, entre les villes d’Upala et de Los Chiles, non loin de la frontière avec le Nicaragua. C’est un écosystème humide exceptionnel constitué d’un ensemble de lagunes qui, progressivement, se remplissent en saison humide (juin à novembre) et se vident en saison sèche (décembre à mai), laissant place à des pâturages plus ou moins marécageux. Ces lagunes sont alimentées par le Río Frío, qui prend sa source au pied du volcan Arenal au Costa Rica et se jette dans le lac Nicaragua. On peut y observer de nombreuses espèces d’oiseaux migrateurs, des tortues d’eau douce, des caïmans, des crocodiles et y pratiquer la pêche au Gaspar (Atractosteus tropicus), poison préhistorique endémique d’Amérique centrale (la pêche est fermée d’avril à juillet en général et de mars à août en particulier pour le Gaspar). Tout ça est magnifique mais … la zone protégée et le village de Caño Negro sont à 3/4 d’heure - 1 heure d’assez mauvaise piste (surtout en saison des pluies) de la civilisation (pompe à essence et distributeur de billets de banque ; pour un Mac Do, c’est beaucoup plus loin).

Qu’à cela ne tienne ! Ces gogos de touristes (y compris costariciens) n’y verront que du feu, une balade en bateau sur le Río Frío, en aval de la zone protégée, fera l’affaire. La balade est sympathique, le fleuve est beau, on y voit des oiseaux et les guides font le reste …

Résultat des courses : le secteur privé s’engraisse pendant que l’administration Costaricienne (SINAC, Système National des Aires de Conservation) qui gère et protège tant bien que mal le bien commun se paupérise. Il faut savoir aussi qu’au Costa Rica, il n’y a pas de “consentement à l’impôt”. Pour payer leurs impôts, les professions libérales et les entreprises vont voir leur avocat et choisissent ce qu’ils déclarent. Seuls les salariés ne peuvent échapper à l’impôt (prélevé à la source pour les fonctionnaires). Ainsi donc, grâce à une politique publique de protection de l’environnement qui fait la réputation du Costa Rica, les touristes viennent nombreux, les opérateurs touristiques font du chiffe sans payer d’impôts en s’accaparant un bien commun, et l’administration, faute de moyens, a de plus en plus de difficultés à assurer ses missions. La boucle est bouclée : plus il y a de touristes et moins la ressource est protégée. Le tourisme est ici une économie minière produisant plus d’externalités négatives que positives.

Il serait donc bien que les “tours Caño Negro” vendus par toutes les agences de voyages du Costa Rica, parfois à la journée depuis des hôtels très éloignés aient des retombées locales pour le village de Caño Negro ainsi que pour le SINAC. Pour cela, il faudrait une sorte de marque protégée produisant des royalties pour chacune des aires nationales de conservation. Cela s’appelle une politique publique, durable et intégrée tant qu’à faire, et c’est incompatible avec un libéralisme échevelé.

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