Pourquoi je suis resté 10 jours en silence

Philippe Modard
8 min readJan 27, 2016

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Depuis le début de notre voyage en Asie du Sud Est, et plus précisément depuis notre périple à travers la Birmanie, nous avions tous les deux envie de savoir ce que voulait dire ce mot “méditation” que l’on entend régulièrement. Certains disent que ca les rend plus calmes, d’autres confirment en être plus heureux, et les moines bouddhistes prônent cette méthode dans le but d’être une meilleure personne envers ton “prochain”.

Shwedagon Pagoda — Yangon Myanmar

Bo a commencé les recherches sur les options possibles sur notre route. “Non Mod”, il n’y a pas d’initiation à la méditation en un weekend, on va devoir passer un minimum de 10 jours dans un centre spécialisé.

10 jours de méditation en silence — http://bitstrips.com/r/7M1RK

Il y a des dizaines de méthodes, laquelle choisir? Notre entourage et internet nous fait converger vers la méditation Vipassana, qui est une des plus anciennes techniques de méditation, celle qui fut (soi-disant) enseignée par le Bouddha Gautama, et qui signifie “voir les choses telles qu’elles sont réellement”.

Avant d’expliquer ce que cela signifie concrètement, laissez-moi vous donner un aperçu des détails pratiques, qui s’avèreront avoir un sens plus tard.

Contexte

Nous arrivons dans le centre près d’Ho Chi Minh (Vietnam) le 10 janvier, avec 80 autres inscrits (moitié femmes / hommes) de 25 à 80 ans, 6 étrangers, et 6 moines.

Ces centres, construits par S.N. Goenka dans un même moule, existent partout dans le monde. Tous ont les mêmes règles de fonctionnement: 10 jours dans un Noble Silence: ne pas parler, ne pas faire de signes, ne pas regarder dans les yeux. Il faut se concentrer sur soi-même. Dans cette même optique, aucune communication n’est autorisée, pas de lecture ni d’écriture, pas d’exercices physiques.

J’étais inquiet d’avoir trop de temps libres où je ne saurais pas quoi faire, mais 10 heures de méditation par jour limitent cette solitude. L’horaire est strict et comble, il n’y a pas de temps pour se poser de questions.

Lever à 4h, petit-déjeuner à 6h30, dîner à 11h, et fruits à 17h. J’avais peur de mourir de faim en fin de journée, mais après deux jours, je mangeais déjà beaucoup moins, le corps s’habitue beaucoup plus rapidement que l’on ne pense.

Tous les soirs, nous écoutons ensemble un discours vidéo de Goenka. Ces discours sont orientés vers les techniques de méditation, ils nous donnent des lignes directrices, et le charismatique Goenka sait comment motiver en sachant tous les jours les difficultés par lesquels on passe. Il explique aussi la philosophie derrière ces techniques, et comment la méditation affecte chacun. Il a un grand sens de l’humour, et a toujours un conte pour illustrer ses théories.

Tous les participants doivent respecter les cinq préceptes de base: ne pas tuer (même les insectes), ne pas mentir, ne pas voler, pas de mauvaise conduite sexuelle, et pas d’intoxicants (drogues, alcool, cigarettes, …).

Une des raisons du Silence est d’éviter les mensonges que la plupart ne peut s’empêcher. Les hommes et femmes vivent dans des dortoirs séparés pour éviter toute conduite passionnelle.

Anapana

Durant les trois premiers jours, nous apprenons une première technique, qui est un passage obligé avant de pouvoir apprendre la méditation Vipassana.

Il faut d’abord apprendre à concentrer toute son attention, sur sa respiration, puis le jour suivant sur les sensations qu’elle crée autour et dans son nez.

Le premier jour était probablement le plus dur pour moi: je n’arrivais pas à concentrer mon esprit plus de quelques secondes avant qu’il ne s’en aille se balader dans mes souvenirs ou dans mes plannings du futur.

Premier jour avec la méthode Anapana — http://bitstrips.com/r/HV0RK

Votre esprit est comme un singe qui passe de branche en branche, vous ne vous en rendez pas compte dans la vie réelle, mais vous n’en avez pas vraiment le contrôle.

Je me demandais ce que je faisais là, 10 heures dans ce hall de méditation, sans pouvoir suivre le premier exercice. Je ne comprenais pas trop où cela nous menait. Le discours de Goenka du premier soir me fait comprendre que ce n’est pas un problème uniquement pour moi, on doit tous travailler dur et patiemment pour reprendre le contrôle de notre esprit. Un résultat que je commence à ressentir le deuxième jour: je pouvais me concentrer sur des périodes plus en plus longues.

Vipassana

Le quatrième jour, nous découvrons enfin la technique Vipassana. En très bref, il faut se concentrer sur les sensations ressenties sur la totalité de notre corps, en bougeant notre attention de la tête aux pieds, partie par partie. Quelques jours plus tard, je pouvais par moment balayer simplement mon attention sur l’entièreté de mon corps en percevant partout les plus subtiles sensations (ce qui m’a fait penser au clip de Tool).

Certains doivent se demander ce que je veux dire par “sensation”. Au début, l’esprit ne peut sentir que les plus grossières sur la peau: douleur, chatouillement, chaleur, froid, … Ensuite, on commence à sentir de plus subtiles, qui sont souvent difficiles à nommer: électricité, vibration.

En quoi ces sensations sont importantes?

Même si le cours est présenté comme non-religieux et non-sectaire, il utilise de nombreux concepts venants du Bouddhisme. Celui-ci prône six sens, six portes par lesquelles une nouvelle information entre dans votre conscience: l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût, le toucher et la pensée.

Cette information passe par quatre étapes de l’esprit:

Processus des sens quand je goûte la blanquette de veau de ma maman — http://bitstrips.com/r/RTLXK

Pour la plupart d’entre nous, la quatrième étape est devenue prédominante dans nos vies, mais nous avons perdu beaucoup la première, nous ne sentons plus les sensations les plus subtiles.

La “réaction” de l’esprit génère ce qui s’appelle un “Sankara” que l’on peut traduire par une “intention”. Quand on réagit à un sens, on génère une intention, soit positive, soit négative, soit neutre. Les Sankaras positifs sont les désirs, les négatifs sont les répulsions. Quand je goûte de la blanquette, j’en veux plus, j’ai donc généré un Sankara d’attraction.

L’esprit est également considéré comme un sens, ce dernier Sankara va donc passer par ces quatre étapes et finalement se multiplier. Je ne saurai plus me contrôler et s’il n’y a plus de blanquette, je vais être malheureux, misérable.

C’est précisément ce en quoi la méditation Vipassana va aider.

On peut casser le cycle de l’esprit entre les étapes 3 (sensation) et 4 (réaction) en observant les sensations de notre corps, en parallèle avec notre respiration. En s’entraînant à observer celles-ci avec détachement, on les empêche de créer automatiquement des réactions.

En observant ses sensations, on peut donc libérer son esprit de réactions et d’attachements, et donc se libérer soi-même.

La vraie sagesse est de reconnaître et d’accepter que toute expérience est éphémère. Avec cette vision, vous ne serez plus accablé par des hauts et bas.

Jusque là, ca semble logique. Mais la méditation Vipassana nous donne un moyen de nous entraîner, et de ressentir la loi de la nature. Tout est éphémère, et les sensations n’en font pas exception: elles apparaissent et finissent toujours par disparaître tôt ou tard. En observant son corps pendant la méditation, on s’en rend compte par la pratique. Mais cela prend un peu de temps…

Réactions aux sensations — http://bitstrips.com/r/H09RK

Durant les méditations, on est assis par terre. Malgré les coussins, après un moment, des douleurs apparaissent inévitablement dans le corps. Trois fois par jour, on doit rester une heure de méditation sans bouger. La première fois, j’ai dû changer quatre fois de position, puis je me suis forcé chaque fois à bouger moins, non sans terrible douleur. Je devais forcer mon esprit à devenir équanime, à ne pas réagir aux sensations. Il me faudra attendre le septième jour pour enfin sentir une première idée de libération: je sentais les sensations de douleurs dans mon corps, mais ca ne me faisait plus mal. Je commençais à me contrôler, à ne plus créer de répulsions aux sensations désagréables.

Plus de réactions aux sensations — http://bitstrips.com/r/P19RK

Chaque sensation partage la même caractéristique: elle apparaît et disparaît, apparaît et disparaît. C’est cette apparition et disparition que nous devons sentir par la pratique, et non juste les accepter comme vraies parce que Bouddha l’a dit, et non juste les accepter parce que intellectuellement ca semble logique. On doit sentir la nature de la sensation, comprendre son flux, et apprendre à ne pas y réagir.

Critiques et conclusions

L’organisation du cours est très bien pensée, rien n’est laissé au hasard, dans un environnement qui permet un travail profond de soi-même.

Il faut d’abord respecter les cinq préceptes, d’où la nourriture végétarienne, le silence et la séparation homme-femme. La nourriture limitée, sans graisse et sans épices permet de ne pas avoir de sensations superflues lors de la méditation. Le silence évite l’échange des expériences, et donc de devenir envieux d’autres. Les discours de Goenka et les questions quotidiennes au maître nous aide à développer la technique, et nous remontent souvent le moral.

Goenka insiste sur le fait que cette technique est valide pour n’importe qui, de n’importe quelle religion. Je pense qu’il ne devrait alors pas rentrer dans certains détails non indispensables du Bouddhisme comme la réincarnation.

Mon expérience est un mélange de hauts et de bas, avec des périodes de progrès et d’enthousiasme, d’autres remplies de frustration et de confusion quant à la technique et à l’objet de la méditation. “Est-ce fait pour moi?”

En tant qu’ingénieur, j’ai spécialement apprécié cette technique qui prouve le peu de théorie par beaucoup de pratique. La plupart des religions nous demandent d’être “bon envers son prochain”, de l’accepter aveuglément avec la menace de l’enfer et la promesse du paradis. La méditation Vipassana nous montre concrètement pourquoi il ne faut pas réagir à ses sensations, comment cela va améliorer notre présent, et puis la vie des autres.

Au final, j’ai bel et bien amélioré mon aptitude à percevoir des sensations, ainsi que ma capacité à contrôler mes réactions à mes émotions et mes pensées. Selon Goenka, la conscience et équanimité sont les deux qualités, également importantes, pour avancer dans la vie.

Cela fait seulement quelques jours que nous sommes sortis de la retraite, c’est sûrement prématuré pour en tirer des résultats concrets. Mais je me sens plus calme et surtout plus patient, une qualité que j’aimerais développer.

Ils nous conseillent de continuer à méditer 2 heures par jour. Malgré leurs arguments, ca me semble peu faisable. Je vais tout de même essayer la pratique régulière, afin de voir si les effets s’accentuent avec le temps.

Des études ont également montré des résultats positifs de la pratique de la méditation Vipassana dans le traitement de la dépression et de l’anxiété, dans certaines douleurs chroniques, ainsi que la réduction de la propension à la criminalité dans les prisons.

Si vous êtes curieux, lancez-vous, ces centres existent partout. Et voici comment se préparer. N’hésitez pas à me contacter avec questions ou remarques.

Je ne contrôle pas la vie, mais je contrôle la manière dont j’y réagis.

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Philippe Modard

Rocket scientist, converted to software. Engineer @google ( @kaggle ). Belgian. Traveller. Musician.