Très brève histoire du fichage des “nomades”, puis des “gens du voyage” en France

William ACKER
10 min readSep 20, 2019

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Laissez-moi vous parler rapidement des risques de dérives (par l’exemple) d’une tradition bien de chez nous, des effets d’un fichage sur le long terme.

Commençons par un sujet que je connais bien, puisqu’en ayant été l’objet, le fichage des “nomades”.

Dossier trouvé dans le fichier 4M des archives départementales des Alpes Maritimes (06)

Fin du XIX siècle l’Etat français entame un grand recensement de ceux que l’administration qualifie alors de “bohémiens”. Le mercredi 20 mars 1895 le Ministre de l’intérieur demande aux préfets d’organiser, au plus vite et le jour même, ce recensement.

Il faut aller vite pour éviter que ces groupes mobiles réussissent à échapper aux contrôles. 25 000 personnes sont ainsi fichées.

On récolte, les noms, prénoms et l’affiliation de chacun à une “bande” ou une “tribu”. Ainsi, si un collectif voyage en famille et que les membres de cette famille porte le nom de X, l’administration parlera de la “bande X” ou de la “tribu X”, dans le dossier figure aussi le nombre d’individus composant la “bande”.

Le fichage relève également les professions, sexes, âges, nationalités, rien de spécialement choquant me direz-vous. Mais ici on va plus loin. Est organisé un véritable suivi des individus qui doivent déclarer le lieu d’où ils viennent et le lieu où ils vont.

Les maires quant à eux doivent indiquer les mesures prises à l’encontre de ces « bandes ». Dans certaines villes, les maires font participer la population qui contribue elle aussi au fichage.

Ainsi l’exemple de Tarnos dans le département des Landes est significatif. Certains habitants sont chargés de la surveillance des routes et doivent systématiquement relever les informations sur les “bohémiens” de passage.

Vue aérienne de Tarnos

Pour rester dans les Landes — car j’apprécie ses paysages — dans la ville de Saugnac et Cambran ce sont les “personnes de bonne volonté” qui se chargent du travail. Les “bohémiens” se refusant au contrôle sont alors emmenés et laissés à disposition des gendarmes.

La plupart du temps les individus ainsi contrôlés sont expulsés le jour même du territoire où ils stationnent. Cette entreprise de grande ampleur servira ensuite de base pour l’établissement, un peu plus tard en 1912, des premiers carnets anthropométriques.

La Loi de 1912

Une triste loi est ainsi adoptée le 16 juillet 1912 “Loi sur l’exercice des professions ambulantes et la réglementation de la circulation des nomades”.

On remarquera au passage le changement de dénomination, on passe de “bohémiens” à “nomades”. L’administration déjà dans un soucis pratique et juridique, tente d’éviter les critères ethniques. Même si nous le verrons par la suite, cette loi avait un caractère profondément ethnique.

N’en reste pas moins qu’il s’agit de facto d’un véritable fichage ethnique et même héréditaire, puisque l’enfant d’un détenteur d’un carnet anthropométrique est automatiquement fiché comme “nomade” et ne peut sortir de la catégorie sans autorisation préfectorale.

Le carnet anthropométrique regroupe tout. Indications sur l’identité de la personne, filiation, empreintes, livret de famille, caractéristiques morphologiques, photo de face, de profil, mais aussi carnet de vaccination et suivi médical. Tout est à disposition de l’administration.

Carnet anthropométrique de Baroniguian Léon, 4M archives départementales des Alpes Maritimes

Les individus concernés doivent pointer à la gendarmerie dès qu’ils arrivent et partent d’une commune. Une demande de visa (à durée déterminée) est chaque fois nécessaire. Même si l’individu ne se déplace pas, il doit pointer à intervalles réguliers au poste de gendarmerie.

Carnet anthropométrique de Baroniguian Léon, 4M archives départementales des Alpes Maritimes

Chaque détenteur se voit octroyer un numéro de suivi qui permet un meilleur contrôle administratif et policier. Le carnet doit toujours être porté sur soi, de nombreuses peines de prison ont été ainsi prononcées contre des détenteurs de carnets abimés ou non présentés. Anecdote d’importance, la taille du carnet ne permettait pas de le glisser dans une poche. Les détenteurs avaient pour habitude de le coincer entre la ceinture du pantalon et le corps, ce qui évidemment n’est pas le meilleur moyen de conserver du papier cartonné. À ce carnet était adjoint un “livret collectif”, recensant toutes les personnes membres d’une même “bande”, les condamnant de facto à se déplacer ensemble. De même impossible d’échapper aux contrôles, puisque les véhicules des “nomades” devaient porter une plaque spéciale, de couleur bleue, avec l’apposition de la lettre “N”.

Expulsion, interdiction de territoire, suivi, ne sont pas les seuls “désagréments” du carnet, tout évènement, naissance, décès, changement d’immatriculation … devait être déclaré dans les 24h suivantes à la préfecture de rattachement. Là aussi des peines ont été fréquemment prononcées à l’encontre de personnes dépassant le délai.

Autrement dit, le carnet par l’apposition de visa contraignait les détenteurs à l’errance perpétuelle, car dans la majorité des cas les maires n’autorisaient pas un stationnement de plus de 48h sur le territoire de la commune, et en même temps, le carnet restreignait la zone de déplacement à 24h de route.

Si bien que les schémas de voyage, dont dépendaient de nombreuses structuration sociales et économiques furent largement contraints et transformés par la création des carnets anthropométriques. C’était un outil de misère sociale et économique forcé.

Il est important de noter que ces carnets anthropométriques sont la deuxième étape d’un processus de fichage structuré et répondant à une stratégie de long terme.

L’entre-deux guerres

Carte postale de Chalautre-La-Réposte (Seine et Marne)

Dans l’entre-deux guerre les panneaux d’interdiction aux nomades fleurissent un peu partout à l’entrée des villes. (deuxième photo, ce panneau installé à Besançon a fini par être retiré en 2014).

Panneau retiré en 2014 à Besançon

Avant même la guerre, juristes et experts policiers français se réunissent afin de déterminer comment faire disparaître ou dissoudre cette population. On y parle déjà de créer des « camps de concentration ».

Le décret du 6 avril 1940, début du processus d’internement

L’étape la plus tragique, mais loin d’être la dernière du processus, arrive le 6 avril 1940. Dans un décret-loi signé par le Président de la République et du Conseil des ministres de la IIIe République, est prononcé l’interdiction de circulation des “nomades” sur le territoire.

Le prétexte avancé est celui de la mobilité de ces collectifs, qui ferait courir un risque d’alimentation des réseaux de renseignement ennemis. Le même prétexte sera utilisé par les FFI et l’administration au sortir de la guerre pour continuer ces traitements.

Le décret, pour identifier les « nomades », s’appuie sur les fichages réalisés antérieurement. Il prévoit l’assignation à résidence et dès octobre 1940, l’internement en “camp de concentration”, qui se fait dans un lieu déterminé par les Préfets. Autrement dit, dans des camps souvent loin des zones urbaines.

Il est très facile de retrouver aux archives une myriade de plaintes des habitants voisins de ces lieux, le plus souvent des signalements envoyés aux Préfets, demandant expressément l’internement d’individus.

Lettre de dénonciation, dossier 4M, archives départementales de la Sarthe.

La doctrine aujourd’hui ne s’accorde pas toujours sur le choix des mots pour désigner les camps pour nomades. Certain(e)s historien(ne)s choisiront les termes de “camps d’internement”, pour ma part j’utilise les mots “camps de concentration” qui étaient d’usage dans les documents administratifs de l’époque. Cette “gène” se comprend dans la mesure où ces camps de concentration pour nomades étaient surveillés et administrés par les autorités françaises.

Dans une note adressée aux Préfets par le Ministre de l’intérieur quant à l’application du Décret du 6 avril 1940, le gouvernement tente d’expliquer l’esprit du texte. Tout y est de la justification d’un système d’internement, jusqu’à celle plus large d’une assimilation forcée de population. Bien que le décret se contente de reprendre les critères juridiques de 1912, cette note démontre en revanche la logique raciste de l’esprit de la Loi.

Note du 29 avril 1940 du Ministre de l’intérieur, dossier 4M archives départementales des Alpes Maritimes

Les “nomades” y sont décrit comme inadaptés, incapables de travailler, dangereux socialement … Cette note correspond au climat antitsigane d’une époque (tenterais-je la qualifier de “révolue” ?), que l’on retrouve ça et là dans la presse et les foyers.

Point VI de la note

Le gitan, le manouche, le tsigane, le “voleur de poule”, celui qui terrorise, pille et trouble l’ordre public avec son mode de vie étrange. Le voilà bien mieux dans son camp. Petit à petit il retrouve le goût du travail et pourra peut-être à terme, devenir un vrai citoyen.

Le Petit Journal du 12 novembre 1905

Dans cette note, le ministre de l’intérieur prévient les préfet qu’aucun budget n’est alloué à la mise en oeuvre du décret. Les internés doivent par eux mêmes trouver un travail pour subvenir à leurs besoins. Mais qui trouve du travail dans un camp ?

Dans la pratique la plupart de ces gens souffrent de la faim et de la soif, beaucoup résistent, tentent de s’évader. Pour ceux qui réussissent, ils rejoignent très souvent des réseaux de résistance et viennent ravitailler la nuit venue, leurs proches encore internés.

Sur ce sujet écoutez ce témoignage bouleversant de Raymond Gurême, survivant et ancien résistant.

Puis vient la déportation à partir de 1943, trois convois marqués “Zigeuner” partent du nord de la France. Beaucoup des “nomades” déportés le furent sous statut politique et non pas racial. Il convient également de noter qu’une majorité échappèrent à la déportation.

L’après-guerre

Au sortir de la guerre, les “nomades” ne sont pas libérés. Ils sont pour la plupart encore détenus dans les camps jusqu’en mai 1946. Pourquoi cette sortie tardive ? Difficile à expliquer, les justifications furent avant tout administratives, même s’il est aisé de penser qu’en réalité ces situations importaient peu dans un contexte d’après-guerre.

Pourtant l’oeuvre d’assimilation n’est pas encore achevée. Deux formes d’antitsiganisme s’articulent, celle qui veut tuer l’Homme chez le tsigane, le racisme comme justification ; et celle qui veut tuer le Tsigane chez l’homme, en d’autres mots, celle qui cherche à éliminer les différences culturelles et linguistiques sous couvert de principe d’égalité.

Pour les nomades ayant pu rejoindre des réseaux de résistance, ils subissent fréquemment la torture et la méfiance des forces de libération. Comme avant, leur mobilité est suspecte. Cette épuration a conduit à complètement invisibiliser la participation des “nomades” aux actions et réseaux de résistance. À la fin de la guerre la plupart des familles survivantes, spoliées de leurs biens à leur entrée en camp de concentration, vivent dans le dénuement le plus total.

Le fichage de 1912, et celui réalisé pendant la guerre sert toujours à l’administration. Le carnet anthropométrique existe jusqu’en 1969, puis est remplacé par trois types de carnet de circulation. La raison de ce changement tient en partie du fait qu’un grand nombre de personnes profitèrent d’un vide juridique et administratif après-guerre en se déclarant “forain” permettant d’échapper à un statut de “nomade” bien plus contraignant.

La loi de 1969 crée la catégorie administrative “gens du voyage”, la dénomination “nomade” est donc abandonnée.

Carnet de circulation

Sont supprimés les caractères morphologiques et autres critères trop tendancieux. On se pare du juridique pour effacer l’ethnique. Mais dans les faits qui possède un carnet de circulation ?

Le carnet de circulation est toujours un moyen de contrôle, y sont consignés les allers et venus des individus. Leurs détenteurs doivent toujours pointer régulièrement au commissariat, signaler leurs déplacements …

Nous sommes là en dans les années 70–80 et les fichages de 1895 et 1912 produisent encore leurs effets.

Pratiques antitsiganes du quotidien

Voici un exemple de rapport datant de 1980, c’est l’époque des premières expérimentation d’aires réservées aux “gens du voyage”, les autorités locales pouvaient commander aux bailleurs sociaux des analyses de pré-implantation. Ici une évaluation « psychologique » d’un groupe de « tziganes ».

Archives départementales des Alpes Maritimes

En plus des nombreuses généralités reposants en grande partie sur des biais racistes, on y trouve une liste de noms.

Un fichage clairement ethnique, alors même que la loi les proscrit, et commandé par l’administration. Ce document n’est pas un cas isolé.

Le fichage ethnique dont font l’objet ces collectifs n’est que le reflet d’un antitsiganisme bien établi dans la société. L’exemple du traitement médiatique l’illustre parfaitement. En voici un exemple dans ce petit article de Nice Matin du 15 avril 1980. On y parle de “problème gitan”, de “tribus”, de déplacement de population…

Encore aujourd’hui le traitement médiatique du sujet “gens du voyage” est fortement imprégné de tous ces biais antitsiganes.

La loi de 1969 a été jugée en partie contraire à la Constitution en 2012. Les conditions de domiciliation ont été assouplies permettant à un grand nombre de voyageurs de pouvoir exercer leur droit de vote pour la première fois. Le livret de circulation quant à lui a été abrogé suite à une Question Prioritaire de Constitutionnalité fin 2017, assortie d’une période transitoire de deux ans.

Aujourd’hui le fichage continu encore

Le fichage continue aujourd’hui sous une autre forme. Sur les aires d’accueil sont recueillies un ensemble d’information qui ont la même teneur. La politique d’assimilation continue par la présence de travailleurs sociaux et une surveillance constante des résidents. C’est pourquoi aujourd’hui, tant de voyageurs évitent à tout prix ces aires.

Mais ce sujet mérite à lui seul un article détaillé, je reviendrai donc dessus dans un prochain billet.

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William ACKER

J’écris sur les personnes catégorisées “gens du voyage” I voyageur l