Devenir dément
J’ai mis longtemps à écrire cet article. Il y a tellement de facteurs à prendre en compte. Mais je dirais que ce qui m’a le plus freiner est le sanisme. Comment expliquer que je deviens dément, que je sais que ça va arriver depuis mon enfance et que pourtant je ne me suis pas encore tuer ? Parce que c’est une évidence sociale. Personne ne veux “perdre la boule”. La maladie d’Alzheimer faut peur et les personnes qui en sont malades suscitent la pitié et l’incompréhension. Pourquoi ne se sont-elles pas suicider quand elles ont compris ? Pourquoi avoir choisi non seulement de devenir une charge mais aussi de montrer leur déchéance, leur sortie de l’humanité? Elles subissent l’institutionnalisation parce qu’il n’y aurait pas d’autre choix. Pourtant il y a de nombreuses études qui montrent que la vie à domicile permet de diminuer les troubles du comportement à “niveau cognitif” égal. Il y a beaucoup de réponses que je pourrais mettre en avant. Mais très peu sont entendable sans commencer par démonter ce qu’est la vie avec troubles cognitifs.
Pour beaucoup de personnes, le dément est celui qui erre dans la rue incapable de reconnaître sa propre maison. C’est à peu près le stade où j’en suis. Et pourtant, j’écris. Parler est plus difficile. Mais j’écris. J’écris mon quotidien, mes émotions (parce que oui, j’en ai), mon envie de vivre aussi. Je ne peux plus sortir seul parce que je me perd. Concrètement ce qui me manque est la vision mentale du chemin à parcourir. Par exemple pour aller à la pharmacie au bout de ma rue, je ne sais plus qu’il faut que je tourne à gauche en sortant de ma cité puis que je traverse deux fois au feu afin de rester sur la même rue. Parce que si je traverse une fois et que je vais tout droit, je me retrouve chez le coiffeur et il ne vend pas vraiment la même chose que la pharmacie. J’ai déjà eu besoin du GPS pour faire ce trajet. Et j’ai eu tellement honte. J’ai eu honte non pas parce que j’ai été conditionné socialement à considérer que se déplacer dans une ville était naturel. Or ça ne l’est pas pour la bonne et simple raison qu’il n’y a rien de naturel dans une ville. C’est un acquis et comme tous les acquis, il peut se faire ou pas. C’est la blague sur les femmes qui manquent d’orientation. Si le sexisme de ces blagues est a peu près perçu, le sanisme l’est beaucoup moins. D’ailleurs la notion même de sanisme reste largement ignorée.
La grande question est toujours “oui mais quand tu ne pourra plus faire seul” et cette question a tellement de réponses. Si je ne peux plus sortir seul quel est la différence entre le fait que je ne peux plus me diriger ou que je ne peux plus pousser mon fauteuil roulant ? Il n’y en a pas sur le résultat mais il y en a beaucoup sur le regard. Si je mélange le jour et la nuit parce que je n’ai plus le concept d’heure ou si c’est parce que les angoisses nocturnes m’empêchent de dormir, le résultat est encore une fois le même. Mais ce qui est socialement acceptable dans un cas, ne l’est pas dans l’autre. Et ce qui manque c’est l’idée qu’il pourrait y avoir amélioration. Dans le premier exemple, si je passe sur un fauteuil roulant électrique ou que je m’équipe d’une propulsion électrique alors, je suis de nouveau en capacité de sortir seul. Il y a donc de l’espoir. Tandis que si je me perds alors je suis perdu. Je “redeviens” enfant, celui qui “ne sais pas”. C’est en ça que le sanisme est vicieux. Il ne concerne pas que les adultes et les personnes âgées, il concerne aussi les enfants et ce qui est considérer comme capacité “naturelle”. Il est naturel de s’orienter dans le temps et dans l’espace comme il est naturel de savoir suivre un plan pour écrire un texte. C’est agaçant de lire quelqu’un qui écrit mal. Et c’est aussi considéré comme agaçant de devoir guider quelqu’un pour qu’il fasse deux cent mètres quasiment en ligne droite.
Ce qui est difficile avec le sanisme est que je ne suis pas sensé m’en rendre compte. Le dément vit dans sa bulle. Il n’a plus de mémoire, plus de capacité de réflexion, plus de conscience de soi. D’ailleurs le dément vit-il vraiment ? Cogito, ergo sum. Mais si ça ne cogite que par moment ou partiellement est ce qu’il y a toujours existence. En fin de compte le sanisme est une philosophie à lui tout seul. Un jour je discutais sur un serveur d’antipsychiatrie et est venu la question de l’institutionnalisation des déments. Une personne la voyais comme nécessaire et sans autre solution. Je crois surtout qu’elle nous apparaît comme nécessaire parce que la société n’a pas envie de voir des personnes démentes aidée de leurs aides à domicile se promener en pleine nuit. Ca ne ferais de tord à personne.
Je suis effrayé par le fait de devenir dément. Bien plus que par le fait de devenir sourd, aveugle et grabataire. Je suis effrayé par le niveau de sanisme dans notre société et surtout par l’absence totale de prise en compte de cette dimension dans nos luttes. Et je suis encore plus effrayé de reconnaître que si je suis incapable d’en parler, c’est avant tout pour ne pas me heurter, pour ne pas avoir à expliquer que “sans ma tête” je suis toujours une personne et toujours capable de réflexion et de choix.