Quand parler du deuil est nécessaire pour nos organisations…

Stéphane RIOT
8 min readNov 2, 2016

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Ça fait près de 15 ans que je pratique l’accompagnement au changement des entrepreneurs, des dirigeants, des managers et que je perçois (de manière de plus en plus forte et intense ces derniers temps) leur réaction émotionnelle - parfois irrationnelle - face à la fin de leur modèle économique et la nécessaire transformation de leurs organisations…

En effet, j’interviens régulièrement en conférences ou en processus de transformation en organisation pour accompagner la révolution qu’implique les nouvelles formes d’économies en émergence (l’économie collaborative, circulaire, biomimétique, sociale et solidaire, etc) cette co-révolution — inexorable — dont nous parlons depuis quelques temps … Bref, avec ferveur (et passion parfois, je l’avoue), je tente de partager le constat (sans appel) que notre bon vieux modèle économique « classique » issu des trente glorieuses arrive en fin de course…et qu’il est urgent et nécessaire de se transformer…

Et même si ce que je partage parait “intellectuellement” indéniable, souvent ça coince aux entournures…

La peur du changement…c’est tout le temps !

En fait, depuis quelques temps, j’ai pris l’habitude de ne plus demander à mes interlocuteurs si ils ont compris les enjeux de ce changement de paradigme pour leur entreprise (car bien-sûr qu’ils ont compris, ce sont des personnes intelligentes !). C’est en fait quand je pose une autre question, plus subtile : « QU’EST CE QUE CA VOUS FAIT ce que je suis en train de vous dire ? » que leurs yeux (ou leur posture corporelle) expriment une réaction plus profonde, un sentiment sourd, voire un malaise… C’est l’indicateur « en live » de la conscience (ou pas) qu’ils ont de la finitude de leur modèle, de la magnitude du changement auquel ils doivent faire face pour se préparer à un avenir incertain …
Bref, un mot plane au dessus de la salle de réunion ou de séminaire, un mot tabou, presque interdit : LE DEUIL

En effet, le sujet de la fin des entreprises (entendez ici, « la fin de leur modèle économique actuel ») ou celui de la transformation de leur organisation, est un sujet profond, voire « intime » et pour n’importe qui : un employé, un manager, un entrepreneur ou un dirigeant. Chacun à son échelle est confronté de manière singulière à sa capacité à faire le deuil de l’ancien pour se préparer au (re)nouveau…

C’est donc bien notre rapport à la fin (et donc à la mort) que je souhaite aborder ici, et il me semble absolument nécessaire de parler ouvertement de ce sujet…même en entreprise !

Lâcher l’ancien, pour faire place au (re)nouveau

Au delà de mes propres pratiques d’accompagnement, je vous propose un petit plongeon dans la bibliographie abondante et les années d’expérience du docteur Elizabeth Kübler-Ross (décédée en 2004), psychologue et pionnière de l’accompagnement des personnes en fin de vie.
Ses écrits m’ont beaucoup soutenu et inspiré car elle y explique brillamment les phases par lesquelles nous passons quand nous devons aborder la fin de quelque chose et entrer en processus dit de « deuil » (à savoir : Choc, Déni, Colère, Marchandage, Dépression, Acceptation).

Le processus du deuil en 5 étapes (Merci à Estelle Phelippeau Metrot)

Les différentes phases du deuil appliquées à l’entreprise

A force de pratique et d’observation, je suis venu au constat que ce travail de deuil et d’acceptation de la mort est tout à fait transposable à la perte de repère et la fin d’un modèle économique ou d’entreprise que peut subir un dirigeant ou n’importe quelle organisation.

En voici les étapes :

Avant le deuil : le Choc

0/ Avant le deuil, c’est le CHOC : Après l’annonce de la fin du modèle (ou au contraire, la présentation des nouvelles opportunités), s’expérimente cette phase courte dans laquelle se vit le choc de comprendre la fin du modèle actuel. Cela peut aussi se vivre comme un constat froid que quelque chose est fini, comme si l’information laisse « de marbre », c’est ce qu’on appelle aussi la « sidération ». C’est cette phase où plane le silence que ressentent les participants de mes séminaires ou mes conférences quand ils comprennent que quelque chose se « termine »…C’est le choc de la “mauvaise nouvelle”…quelque chose s’arrête….

1/ La première étape, c’est donc celle du DENI : C’est le refus de croire à l’information transmise. C’est la mise à l’écart de la réalité. Cette phase où prend place la discussion — plus ou moins animée — où j’entends assez régulièrement « ça va pas marcher votre truc », “on a le temps”, “tout va bien, on est pas concernés”, etc… bref des arguments pour parer, un temps, à l’inévitable… comme si on se mettait un voile d’inconscience pour ne pas toucher la douleur du constat…

2 et 2 bis/ Puis vient le temps de la COLÈRE et ensuite le MARCHANDAGE : C’est la confrontation avec les faits, la révolte, tournée souvent vers le porteur du message. C’est ce moment où fusent les « mais c’est des foutaises votre truc », « mais vous n’allez tout de même pas m’apprendre mon métier! » ou « qui êtes vous pour dire ça ! ,« c’est bien des trucs de consultants ça ! » (et encore je suis “soft” :-)) . C’est aussi une phase ou on tente de m’expliquer (à force d’arguments plus ou moins recevables) que ces nouveaux modèles ne sont que des « tendances » des « trucs de bobos », ou que “le monde ne change pas aussi vite finalement”… bref, tout un arsenal de (bons) mots pour marchander sur une réalité en devenir et la discréditer, pour en reculer l’échéance de ce qu’elle va impliquer pour chacun…

3+4/ Puis vient le temps de la TRISTESSE ou de la RÉSIGNATION : c’est un état de désespérance, un relâchement (émotionnel et cognitif) qui se vit plus ou moins de manière explicite, (et qui est d’ailleurs beaucoup plus difficile à exprimer quand on le vit en entreprise, et c’est dommage…).
Ça se percoit dans un regard qui se baisse, dans un stylo qui se relâche, dans un silence (surtout chez ceux qui généralement parlent beaucoup…), dans un regard perdu et en recherche de nouveaux repères… c’est le moment où on comprend qu’il n’y a plus de retour en arrière et qu’il faut accepter que c’est bien fini, que quelque chose doit changer, mais quoi … et surtout vers quoi ?

C’est souvent une période difficile à traverser, une forme de déprime collective, quand on doit rétablir le mouvement et la motivation dans les équipes pour justement passer à autre chose… et cette phase peut durer un certain temps selon ce que le collectif doit transformer/réinventer pour son avenir… mais c’est une phase naturelle et nécessaire à tout processus de deuil. Je constate trop souvent que c’est une phase souvent passée à l’as (en mode “même pas mal”) alors qu’elle est source de profonds enseignements pour le collectif et les individus.

5/ Enfin vient le début du renouveau : L’ACCEPTATION : Dans cette étape, nos interlocuteurs acceptent enfin la perte de l’ancien, la perte des repères, et de l’organisation et du management d’avant. C’est un moment ou une forme d’énergie neutre, une page blanche se dévoile, ou certaines parties du collectif et des individus (re)commencent à avoir un mouvement intérieur de renaissance, comme si pouvaient émerger de nouveaux possibles, c’est à ce moment que survient la phrase magique du « bon c’est bien beau tout ça, mais comment on s’y (re)met ? ». et là, c’est l’envie qui doucement, reprend sa place, pour un nouveau cycle…

6/ Ensuite, apparait la RECONSTRUCTION : C’est le moment ou une nouvelle dynamique s’installe, celle ou le manager, l’équipe, le collectif tout entier est en train de se réorganiser pour répondre aux enjeux de sa survie, ou bien tout simplement se lance dans un brainstorming créatif pour imaginer la suite. C’est un moment de magnifique intensité, ou nous sommes témoins de la résilience de l’être humain, de sa capacité de régénération, en individuel ou en groupe, de sa capacité à s’organiser et à co-créer son devenir, bref à se réinventer !

Toutes ces phases ne sont absolument pas linéaires : on peut après un moment où on sent le bout du tunnel, finalement, ne plus y croire et replonger dans des abîmes de doutes. Les séquences aussi peuvent se vivre dans le désordre et plusieurs fois dans un même collectif et au cœur d’une même personne..
C’est dans ces moments là ou nous avons besoin de vivre au mieux l’acceptation de notre impuissance, et développer de l’empathie pour soi et pour les autres…
Tout le monde n’est pas armé de la même manière pour traverser le deuil….
et surtout

Du bon usage des deuils….

Finalement, le magnifique paradoxe de la période que nous vivons, c’est l’annonce d’une mort annoncée de nos modèles de société, d’entreprise et de management, mais c’est aussi un formidable moment dans notre histoire collective où nos capacités de régénération, de réinvention sont à l’œuvre, et c’est bien pour cela qu’il nous faut garder la foi : cette période est unique, inspirante, créative, constructive…et indispensable !

Se pourrait-il finalement que la fin de nos modèles, et le deuil que nous sommes collectivement amenés à traverser, nous aide à mieux libérer l’énergie créative - en dormance - dans nos organisations ?

Comme l’indique cet idéogramme chinois qui caractérise le mot “crise” par “danger” et “opportunité”

Profitons de cette période de fin d’année pour imaginer ce que nous pourrions « lâcher » de nos modèles anciens, ce qui est invité à “faire le deuil en nous et dans nos collectifs” et expérimentons ce que cela peut créer comme espaces d’inspiration et d’innovation pour inventer de nouveaux possibles…

C’est ça aussi, la puissance du processus de deuil…

PROCHAINS ATELIERS / CERCLES DE PARTAGE

Envie de faire l’expérience, d’explorer le sujet pour soi ? J’organise régulièrement des cercles ou des ateliers pratiques de processus de deuil (pour des individus ou des collectifs) , 5 dates sont prévues en partenariat avec le Forum 104 à Paris : http://www.forum104.org/offres/gestion/events_753_30613_non-1/la-mort-ce-grand-passage.html

Des sessions et conférences pour entreprises ou collectifs sont possibles sur demande (contactez-moi en direct)

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Stéphane RIOT

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