Un vendeur de cravates dans la Marine Nationale

Retour d’expérience d’un volontaire officier aspirant

Théophile Lemaitre
16 min readApr 17, 2020

De retour d’une année au sein de la Marine Nationale comme officier chef du quart, j’ai souhaité partager ici mon expérience. L’idée n’est pas de proposer un énième article de développement personnel ou de détailler les interventions auxquelles j’ai participé. Après une bonne prise de recul, je souhaite simplement exposer ma vision (avec tout son caractère réducteur) du fonctionnement de la Marine Nationale, et surtout les leçons que j’ai pu tirer de mon passage dans l’Institution.

Rien ne me prédestinait à vivre cette année dans La Royale. Issu d’une famille d’entrepreneurs ne comptant aucun militaire de carrière en son sein, j’allais terminer des études très classiques en école de commerce et rechercher un job en conseil à Paris. Mon grand-père maternel a toutefois commencé sa vie professionnelle en tant que marin-pêcheur puis dans la Marine Marchande, le tout ponctué d’un service militaire comme radio dans la Marine … je vois mon engagement de volontaire comme une expression malicieuse de ses gènes.

Mon expérience commence en 2015 lorsque j’assiste à une conférence de l’ex-DPMM (équivalent militaire du DRH) de la Marine Nationale, l’amiral Olivier Lajous. Il est le premier à faire germer l’envie d’aventure et d’engagement chez moi. En 2016, un ami me parle d’une formation d’officier de réserve (PMS) à laquelle je m’inscris en parallèle de ma dernière année d’études : excellent moyen de découvrir l’Institution selon moi. La formation consistait en une dizaine de modules échelonnés sur une année, ainsi que de deux semaines sur les bases de Toulon et Brest. C’est au cours de ces modules que je découvre la possibilité de m’engager un an en tant qu’officier chef du quart grâce au contrat de Volontaire Officier Aspirant (VOA). Convaincu que cette expérience peut m’apprendre beaucoup, je candidate une première fois en 2017. C’est un échec mais je persévère et intègre la Marine l’année suivante, en août 2018. Je commence alors mes classes à l’Ecole Navale de Lanveoc, sur la presqu’ile de Crozon qui fait face à Brest. La Baille, comme on surnomme le campus de cette école, est le lieu de formation de tous les officiers de Marine, qu’ils soient d’active (les bordaches recrutés post-prépa pour un cursus de 3 ans suivi d’un contrat de carrière) ou sous-contrat (les OSC recrutés à partir de BAC+3 pour des contrats de 8 ans).

A l’issu de mon cours de chef du quart, mon classement me permet de choisir un Patrouilleur Antilles-Guyane (PAG), basé à Cayenne. La Guyane plutôt que la Polynésie, je fais le choix de ce territoire que l’on m’a décrit comme étant “l’enfer vert” par soif d’aventure. L’affectation n’est pas très populaire chez les marins … à tort selon moi !

Pour 700 tonnes environ, le PAG mesure 60m de long et accueille 24 membres d’équipage. Je suis le +1 du bord. Il est armé d’un canon de 20mm, de 2 mitrailleuses 12.7mm et de 3 mitrailleuses 7.62mm. 2 embarcations rapides peuvent être mises à l’eau en quelques minutes pour les interventions en mer. Si le bâtiment est moderne et de petite taille en comparaison à d’autres, il n’en est pas pour autant simple à maîtriser et à appréhender techniquement. N’ayant pas un profil ingénieur à la base, cela m’a personnellement demandé beaucoup de travail en particulier pour les sujets traitant de mécanique ou d’électricité.

Pendant 10 mois à bord, je termine ma formation puis assure (entre autres) la fonction de chef du quart. Mon job consiste donc principalement en la conduite nautique du bâtiment dans le cadre des trois missions de la Marine en Guyane :

  • la mission TITAN dont l’objectif est la protection des tirs de fusée du Centre Spatial Guyanais (CSG)
  • la mission de police des pêches qui nous conduit à mener des opérations de contrôle des différents trafics à la frontière surinamaise, brésilienne et en fond de ZEE (zone économique exclusive)
  • la mission de secours en mer, le PAG étant le seul moyen d’action hauturier de l’Etat en Guyane.
Photo personnelle — Il est 18h passé, je viens d’être relevé de mon quart. Nous sommes seuls sur l’eau.

« Naviguer est une activité qui ne convient pas aux imposteurs. Dans bien des professions, on peut faire illusion et bluffer en toute impunité. En bateau, on sait ou on ne sait pas. »

Le rôle du chef de quart

A la mer, le chef du quart est un officier ou officier-marinier (sous-officier version Marine Nationale) qui assure la permanence du commandement. Il est ainsi responsable devant le commandant de la conduite nautique et de la gestion du service courant (coordination des activités du bord sur la journée). Généralement 4 chefs de quart se relaient sur la journée.

Concernant le service courant, un bateau est comme une petite ville : il faut préparer les repas, faire le ménage, réveiller le personnel, annoncer les activités du jour, organiser les séances de sport, battre le rappel pour les entrainements de sécurité ou de tir. Cette petite ville a 3 moyens d’obtenir de l’information sur l’activité du bord : l’appel du matin (réalisé par le capitaine d’armes, équivalent d’un adjudant de compagnie), la lecture des feuilles de service affichées chaque jour dans les coursives, l’écoute des diffusions de la passerelle.

Toute information passe en effet d’abord par le chef de quart, qui la diffuse ensuite dans tout le bord par microphone. J’ai pu parfois avoir l’impression d’être à l’accueil d’un supermarché : «1er service paré, bon appétit !»

En passerelle, le rôle demande une grande concentration, une capacité à anticiper et à se remettre en question, à adopter une posture permanente de “doute constructif”. Rien n’est jamais acquis à la mer, pas de place pour l’improvisation ! J’ai retrouvé dans l’exercice de cette fonction des similarités avec ce que j’avais pu vivre en stage dans des métiers d’investissement ou de banque d’affaires. La même rigueur. Chaque quart se prépare méticuleusement. Connaitre le plan d’eau, être au clair sur les échéances opérationnelles. A mon arrivée à bord j’avais d’ailleurs noté au-dessus de ma bannette cette phrase que l’on attribue à Tabarly : «Naviguer est une activité qui ne convient pas aux imposteurs. Dans bien des professions, on peut faire illusion et bluffer en toute impunité. En bateau, on sait ou on ne sait pas.»

Le rôle du chef de quart se complexifie à mesure que le bâtiment gagne en taille. Il multipliera par exemple ses interlocuteurs sur une frégate : un central opérations qui coordonne l’armement ou les outils de surveillance du bâtiment, une cellule AVIA qui coordonne les appontages d’hélicoptères etc…

Enfin, le chef de quart n’est rien sans son équipe, qui en sait souvent plus sur des sujets en particuliers que le chéqua lui-même. Le timonier pourra tirer la manche de l’OCDQ (Officier chef de quart) sur un élément qui a échappé à son attention, le mécanicien pourra donner son avis sur l’état des machines et l’allure à suivre etc... Le bon chef de quart est donc un chef d’orchestre à l’écoute des autres, curieux et qui n’hésite pas à remettre en question son jugement.

En définitive, le manque d’humilité est le premier ennemi du chéqua, et guette tout autant le jeune lieutenant arrogant que le vieux cipal aigri (maître-principal, généralement les plus anciens officiers mariniers).

Le rôle de l’officier et le rapport à l’autorité

J’ai en tête un mail qu’avait envoyé notre commandant aux officiers du bord. Il y résumait les clés de réussite dans le rôle d’un officier en trois points, illustrés de citations :

  1. Connaître ses installations -“Prenez les problèmes en main avant qu’ils ne vous sautent à la gorge” Winston Churchill
  2. Connaître ses équipes -“Aimez vos hommes, mais sans leur dire” Antoine de Saint-Exupéry
  3. Piloter l’activité avec rigueur et organisation -“Dans la préparation de la bataille […], les plans sont inutiles, mais la planification est indispensable” Dwight Eisenhower

Je trouve cette synthèse pleine de bon sens et suis convaincu que ces maximes s’appliquent également au monde de l’entreprise. L’officier à bord est un vrai manager. Il est responsable d’un service en particulier (artillerie, pont, machines, systèmes d’information, lutte anti-aérienne) et en anime les équipes. Mais l’art de commander dans un contexte de confinement en mer est délicat. Il demande un bon équilibre entre bienveillance et exigence.

Bienveillance quand tout va mal, exigence quand tout va bien.

Ce serait une erreur de se dire que parce qu’un système est régi par une forte hiérarchie, l’aspect humain et la connexion avec les équipes doivent être mis de côté.

Je crois que le mauvais officier est comme le mauvais manager : c’est soit un petit-chef, soit un indécis qui ne saura ni trancher, ni punir. Dans tous les cas il se doit d’être leader, c’est-à-dire de montrer l’exemple.

C’est là que les rouages et process de l’armée sont utiles : ils sont duplicables sur toutes les unités et chacun connaît sa place quelle que soit la taille de l’effectif.

Petite ou Grande unité ?

Sur un patrouilleur, le faible nombre de membres d’équipage permet à une ambiance particulière de se créer à bord. Modulo l’esprit général que souhaitera insuffler le commandant, il règne sur les patrouilleurs une atmosphère plus “corsaire” que sur les grosses unités, en particulier en outre-mer. J’ai pu vivre, ou l’on m’a rapporté, de nombreuses anecdotes qui témoignent de cet esprit propre aux petites unités.

L’esprit d’équipage et la bonne ambiance du bord (de travail ou de détente, et qui se base d’abord sur la confiance) prennent tout leur sens dans les situations difficiles. Chaque marin s’entraine justement pour savoir réagir au sein du collectif en cas de coup dur (feu, voie d’eau, homme à la mer, combat). L’esprit d’équipage est toutefois un équilibre extrêmement fragile qui peut très rapidement être mis à mal par quelques individus : un membre d’équipage qui mine l’autorité du chef au sein de son équipe, un officier qui manque de respect à ses subordonnés.

Dans la veine de cet esprit “corsaire” propre aux petites unités, il peut encore arriver que des hommes soient ivres à bord des bâtiments. Je n’ai pas expérimenté de débordements sur mon unité mais plusieurs exemples m’ont été rapportés : la tradition de picole dans la Marine est profondément ancrée, validant mon imaginaire de gamin à qui le grand-père racontait les grandes tournées de gnôle de la Marine Marchande. La picole ludique en escale n’étonnera personne, j’ai été en revanche surpris d’apprendre que pendant longtemps, les quarts en machine pouvaient se faire une bouteille de rouge à portée de main.

Les choses changent toutefois : une instruction récente, publiée par l’amiral de Briançon, est venue encadrer la consommation d’alcool, la limitant à une unité par repas. Cette étape a été essentielle pour finaliser le passage d’une marine “de copains”, adaptée au contexte des années 80, à une marine professionnelle et de combat qui est un élément central de notre souveraineté nationale au 21e siècle. C’est une décision qui va dans le bon sens selon moi : tout manquement à l’éthique militaire est évidemment sévèrement puni aujourd’hui. Jours d’arrêt, gel de l’avancement, enquêtes de commandement : de nombreuses procédures existent pour encadrer et punir les débordements des militaires.

J’ai découvert lors de mes échanges à quel point l’ambiance pouvant régner à bord de notre patrouilleur était différente de celle du monde des frégates et des grands bâtiments. Chacune des unités de surface participe d’une façon ou une autre aux 5 grandes missions de la Marine, à savoir : renseigner, prévenir, dissuader, intervenir et protéger. Mais selon sa spécificité, le bâtiment peut accueillir 2000 marins (le Charles de Gaulle) ou bien 24 (un patrouilleur) : l’organisation et la culture s’en trouvent impactés directement. Le parallèle est vite fait avec le monde de l’entreprise. Plus la structure est grande et moins il est facile de faire régner une culture de travail, des valeurs uniformes et un esprit d’équipage. C’est là que les rouages et process de l’armée sont utiles : ils sont duplicables sur toutes les unités et chacun connaît sa place quelle que soit la taille de l’effectif. Le rituel ou la routine sont également importants : repas pris ensemble, heure du branle-bas (réveil), postes de propreté, traditions.

Après mon contrat, j’ai travaillé chez Heetch (VTC) et ai vivement ressenti cette dualité. Avant la crise du Covid-19 la start-up était en phase de se transformer en PME. Tout était bousculé : process, culture, équipes. Comment faire vivre un adulte dans un corps d’enfant ? Comment faire accepter à un enfant son nouveau corps d’adulte ? L’entreprise gagnerait peut-être à s’inspirer des recettes militaires.

En tant que civil j’ai trop souvent perçu l’armée comme un ensemble homogène.

Officiers et Officiers Mariniers : deux visions de la Marine, deux types de motivation

Le contrat de VOA me donnait une position tout à fait particulière. J’étais aspirant, soit le premier grade des officiers subalternes ou plus traditionnellement celui des élèves de 2e année de l’Ecole Navale. A ce titre j’étais donc le cinquième officier du bord et passais une grande partie de mon temps avec les 3 autres lieutenants (EV1) et le commandant. Mon statut de volontaire m’a toutefois permis de développer une certaine proximité avec les membres d’équipage. J’ai beaucoup apprécié de pouvoir échanger et me rapprocher de personnes qui avaient parfois de longues années de service derrière elles, des visions toutes différentes de leur vocation et de l’Institution, et surtout de nombreuses anecdotes de mission à me partager. En tant que civil j’ai trop souvent perçu l’armée comme un ensemble homogène. Mais de mes échanges j’ai pu me forger une bonne compréhension des différentes motivations et visions de l’engagement des marins.

En filigrane des discussions se dégageait souvent une même problématique : lorsque l’on s’engage, est-on finalement marin avant d’être militaire, ou bien militaire avant d’être marin ?

En me gardant bien de faire un quelconque amalgame, je suis arrivé à la conclusion qu’une majorité des membres d’équipage et officiers mariniers étaient d’abord motivés par l’aventure de la Marine et la perspective de voir le monde, là où l’aspect vocationnel, grandiloquent, la notion de devoir sont plus présents dans les motivations du corps des officiers. Je trouve cet esprit très terre à terre retranscrit à la perfection dans le film “Le chant du loup”. On ressent avant tout dans l’atmosphère des sous-marins une passion du métier, de la technologie, de l’aventure, plus qu’un patriotisme exacerbé sauce Hollywood.

On peut construire un collectif autour d’une mission, d’objectifs, d’un sens du devoir. Mais il ne faut pas occulter le besoin de chaque individu de s’épanouir et d’être valorisé dans ses tâches quotidiennes. Concrètement les deux visions s’opposent souvent : j’entendais un gars du bord râler à l’annonce d’un énième exercice de sécurité alors qu’il sortait d’une journée de garde. Le soir même mon commandant nous faisait part de l’importance du maintien d’un niveau d’entrainement minimal.

En entreprise j’entends beaucoup parler de “vision”, de “mission”. Être le good guy et changer le monde. Le risque est de ne pas embarquer tout le collectif en considérant à tort l’adhésion de ses équipes pour acquise. La différence avec l’armée c’est qu’un ordre ne se discute évidemment pas. A moyen-terme on perd toutefois en efficacité si l’équipage n’accepte pas la mission en soi.

Autre leçon donc : l’adhésion à un grand projet commence par la compréhension et l’appropriation de son rôle et de son travail par chacun. Dans l’armée ou en entreprise, on ne peut pas se payer le luxe de sauter l’étape de l’écoute des équipes et de la communication.

Je crois qu’il faut redonner sa noblesse au terme fonctionnaire et l’apprécier pour ce qu’il désigne justement : un serviteur de l’Etat, et donc de la Nation.

Le militaire est un fonctionnaire

Mon profil d’école de commerce et ma tendance à trop parler en briefing avant manœuvre m’ont vite valu le surnom de “vendeur de cravates”. Ayant grandi dans une famille à la culture économique libérale, j’ai toujours cultivé un a priori malheureusement négatif des fonctionnaires. Force est de constater que dans une France fracturée depuis longtemps, le terme a pris une teneur parfois péjorative. Il a pu devenir, du moins dans mon milieu, synonyme de “fainéant” ou “profiteur”. Parce que l’on s’arrête trop parfois aux images réductrices que nous renvoient certains médias, parce que l’on ne prend pas le temps de comprendre la situation, la revendication de certains, parce que trop d’expériences dans les administrations d’état exaspèrent.

Je crois qu’il faut redonner sa noblesse au terme fonctionnaire et l’apprécier pour ce qu’il désigne justement : un serviteur de l’Etat, et donc de la Nation. Le militaire, le policier, l’urgentiste, le collecteur des impôts, l’infirmier, le pompier sont tous fonctionnaires. Et tout vendeur de cravates que je suis, au moment où j’endosse l’uniforme, où je choisis de servir, je ne fais finalement plus qu’un avec l’Etat et la Nation. Ce message est d’autant plus important à faire passer en ces temps de crise sanitaire où chacun prend la mesure du sacrifice quotidien qu’induisent certains engagements.

Ce contrat a été une occasion de réaliser l’importance de payer le juste niveau d’impôt. L’Etat doit pouvoir assurer ses fonctions régaliennes, en finançant les carrières souvent vocationnelles de dizaines de milliers de fonctionnaires.

La Marine et l’Ecole Navale : Institutions à moderniser

Autre conclusion de mon année : la Marine doit se transformer d’urgence et l’Ecole Navale avec.

D’abord, les promotions d’officiers gagneraient à être diversifiées. Bonaparte disait que “L’armée c’est la Nation”: elle est consubstantielle à la Nation. A ce titre elle est une représentation de la société, ou doit tendre vers une représentation de la société. Doit-elle pour autant reproduire les mêmes clivages sociaux en fonction du grade ? Des postes de cadres que ne pourraient décrocher que des blancs aisés ? Ma lecture est plutôt qu’il faut une représentation de la diversité à tous les niveaux de responsabilité.

Je vous partage ici le fruit de mes observations et de mes échanges sur le sujet : on observe deux types de profils au sein du corps officier.

  1. Des jeunes issus de vieilles familles traditionnelles où l’on s’engage de père en fils au service de la France.
  2. Des jeunes plus simplement attirés par le métier des armes, la promesse d’aventure, le service de la France, et dotés d’un bon niveau de mathématiques.

Dans les deux cas, la majorité des officiers sont issus de familles de classe moyenne supérieure ou aisées. On compte donc assez peu de 2e ou 3e génération d’immigrés, ou de filles et fils d’ouvriers.

Nous changeons évidemment de paradigme, la récente modification des règles du concours d’admission à Sciences-po en est un exemple. La France semble sortir lentement d’un système d’endogamie bien huilé que l’on avait déguisé en méritocratie. En école de commerce aussi, l’on s’éloigne du recrutement de profils à la formation préparatoire classique pour se rapprocher d’un modèle anglo-saxon : un recrutement plus large, une ouverture sur le monde des licences et une approche de plus en plus pluridisciplinaire.

Si la diversification des horizons de recrutement est également en marche à Navale avec les officiers sous-contrat, je constate qu’elle est insuffisante. De nombreux OSC ont le même profil que les bordaches. Il y a trop d’entre-soi dans le corps officier, ce qui ne facilite pas la critique, le renouvellement des points de vue et donc l’innovation. J’espère que les récentes campagnes de communication permettront de toucher un public plus large.

Mon deuxième point concerne la formation des officiers. Il faut d’urgence inclure de nouvelles matières qui permettront de répondre aux enjeux qui s’annoncent : analyse de données, interactions homme-machine, intelligence artificielle. L’avance des puissants de ce monde (Chine, Etats-Unis) est forte sur ces sujets, les armements évoluent rapidement. Je n’ai pas senti à ma petite échelle que le virage ait été pris chez nous.

Ce point rejoint ici le premier, puisqu’il trouve sa solution en partie dans le recrutement. Comment attirer des profils orientés data-science, domotique ? Comment développer chez un militaire des approches plus agiles et orientées vers l’innovation ? Comment oser sortir d’un modèle classique, très français, où l’on se complait dans la sélection de profils issus d’un moule rassurant ?

Mon sentiment est que les mêmes maux qui affaiblissent nos économies occidentales vieillissantes, sapent la Marine Nationale : nous ne sommes plus qu’un challenger technologique, la volonté n’est pas assez forte de reprendre de l’avance. L’Europe s’est écrasée depuis longtemps face aux ambitions retrouvées de la Chine : terres rares, industrie automobile, de l’armement, intelligence artificielle. En choisissant de sous-traiter nous avons autorisé la Chine à remonter et maîtriser toute la chaîne de valeur. Les applications militaires ne se font pas attendre. Notre avance technologique en matière de dissuasion nucléaire (balistique, sous-marins) montre pourtant que nous avons les ressources pour renforcer notre puissance militaire. Mais pour combien de temps ?

On ne pourra pas changer la Marine avec des réflexes et des habitudes désuètes. Un officier supérieur avec 20 ans de carrière ne pourra pas révolutionner le fonctionnement de l’Institution et la faire gagner en efficacité et en agilité seul. Parce qu’il a malgré lui des automatismes, il adhère à un système qui l’a mené à la situation et au grade auxquels il aspirait. Le conformisme est trop facile à embrasser quand la majorité d’une carrière est derrière soi.

J’ai senti à mon échelle ce décalage culturel et générationnel au sein de l’Institution sur des sujets bien plus triviaux : des process administratifs, un choix d’outils de travail, d’outils de communication. J’ai été sensible à la lourdeur d’une administration que rien ne pousse à changer. Scan d’un document non accepté, il faut le déposer en mains-propres dans un bureau obscur. Gestion en ligne des comptes bancaires d’unité non-autorisée, avec une centralisation à Brest ou Toulon. Comment peut-on prétendre gagner les conflits technologiques du 21e siècle quand un simple changement de procédure RH ou de canal de communication via smartphone fait grincer des dents dans les États-Majors ?

Les deux gros challenges de la Marine pour les années à venir me semblent donc être l’attraction et la rétention de talents ainsi que le gain en agilité et puissance technologique. Je souhaite aux officiers et à leurs équipes en charge de ces sujets toute l’inventivité et la passion nécessaires à l’accomplissement de la tâche.

La crédibilité se gagne sur le terrain, pendant le quart de minuit à 4h. Elle se gagne auprès de ses supérieurs mais surtout de ses subordonnés.

Ce que gagne un jeune à rejoindre la Marine

Au-delà de ces réflexions que je vous partage, c’est un sentiment de fierté et de satisfaction qui m’habitent. Je sors d’une très belle année d’aventure, au sein d’une Institution chargée d’histoire.

J’ai appris à gérer mon stress et à relativiser, aujourd’hui très utile professionnellement. J’ai appris à gagner le respect d’un groupe, à m’intégrer dans un environnement totalement nouveau. J’ai remis à l’épreuve mes capacités d’anticipation, d’organisation, d’agilité intellectuelle et de rigueur.

J’ai compris la différence entre légitimité et crédibilité : la légitimité est donnée par l’Institution qui attribue des galons ou une fonction à l’issue d’une sélection. La crédibilité se gagne sur le terrain, pendant le quart de minuit à 4h. Elle se gagne auprès de ses supérieurs mais surtout de ses subordonnés.

L’adage est connu : 1 mois de Marine, 10 ans de souvenirs ! Je garde en moi les souvenirs de quarts sous les étoiles, de décollages de fusée Arianne, de navigations aux côtés des dauphins ou des raies manta, de mal de mer terrible, d’escales dans des coins oubliés d’Amérique du Sud.

La Marine connecte les femmes et les hommes à l’immensité des mers, aux promesses de voyage, d’exotisme et de rencontres, de camaraderie. Elle met le militaire face aux éléments, avec la rigueur comme seule règle. J’y ai trouvé un juste équilibre entre autorité et respect.

J’invite tous les jeunes qui s’en posent la question à s’impliquer dans nos armées. Vous vous testerez, vous serez utiles au collectif, vous sortirez plus forts.

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Théophile Lemaitre

After experiences in investment, retail and the military, I joined the mobility industry with a focus on the african markets.