Et Damasio nous gueule : “Va Dehors, te frotter au Monde !”

Critique

Thomas Beaufils
4 min readJan 6, 2017

L’amour que j’ai pour un livre se compte souvent au nombre de pages laissées encochées au gré de ma lecture, pour marquer une belle idée, une belle phrase ou un bon mot. De ce point de vue, la fresque de science-fiction dystopique d’Alain Damasio, La Zone du Dehors, pourrait donc mériter un éloge sans équivoque ; car des pages encochées, j’en ai laissé des dizaines le long du chemin.

Oui mais voilà, j’ai beau avoir passé un très beau moment avec ce bouquin, il est aussi éminemment frustrant. Frustrant, car tout y est : c’est d’une créativité débridée, porteur de messages forts, parcouru de passages à l’écriture ciselée et ébouriffante. Tout y est, et pourtant, c’est aussi un premier roman (commencé à 22 ans), ce qui se ressent : on est loin de la maîtrise déjà atteinte par Damasio dans son second ouvrage, la Horde du Contrevent (un chef d’oeuvre à mes petits yeux). Le style est ici parfois lourd, et si Damasio manie déjà la plume avec une plaisante folie, la dimension poétique du texte s’érige par moments en obstacle à l’efficacité de son aspect purement romanesque, même dans la version réécrite par l’auteur lui-même et sortie en 2007. Du même tonneau, les digressions des personnages (et du “Captain” surtout), si elles charrient souvent des morceaux de bravoure, peuvent parfois s’étirer jusqu’à épuisement. A trop vouloir en faire, le jeune Damasio se perd un peu.

Il s’agirait maintenant d’aborder les points qui seront forcément sujets à discussion, mais qui sont pour moi de réelles forces du livre… le genre, tout d’abord ; on est ici dans de la SF pure et dure. Spatiale et dystopique. La création de mondes fantastiques et cohérents est une force chez Damasio ; La Zone du Dehors ne fait pas exception. En quelques pages, il pose un monde, certes comparable au nôtre, mais avec ses codes propres, son histoire, ses règles, et le tout est assimilable à vitesse grand V. Il s’y attelle d’ailleurs à nouveau à la fin du livre, où (teasing plus que spoiler) les nouveaux paysages décrits donnent l’envie d’une balade sur le chemin menant “de Virevolte à Magnitogorsk”. De la SF donc, certes parfois complexe et dense, mais qui ne devrait rebuter que les plus récalcitrants au genre.

Le(s) message(s), ensuite. Ce bouquin est engagé. C’est clair bien avant les post-faces du livre, qui elles prennent un tour plus actuel. Il est engagé, et ce sur un chemin parfois abrupte. Il est anarchiste, violent et donc parfois immoral (mais qu’est ce que le moral, la norme, demanderait sans doute Damasio ?). Il soulève surtout des questions toujours plus pertinentes dans la France de 2017, à l’heure et à l’ère de la Loi Renseignement. La vie, la vraie, n’est-ce pas le chaos, s’extraire des normes et de la sécurité douillette de sous nos couettes pour aller un peu se piquer au Dehors ? Je me retrouve dans ces propos là. Mais même sans s’y retrouver, le lecteur sceptique aura au moins matière à penser.

Vous le cernez maintenant : ce livre n’est pas parfait. Il n’a pas la même dimension universelle que l’incroyable Horde du même auteur. C’est en partie dû à son parti-pris politique. Mais il pâtit aussi d’un style qui pourra rebuter sur la longueur, et certains passages ne font pas preuve de la maîtrise habituelle de Damasio. Certaines scènes au cœur du livre auraient pu être plus courtes, tandis que l’on aurait aimé avoir le droit à une fin plus fouillée.

Mais bon sang. L’histoire est passionnante. Les émotions fortes. La copieuse galerie de personnages (presque une Horde ce Bosquet) très attachante. Les vrilles stylistiques de Damasio sont par moments vraiment magistrales ; il joue de la langue française comme Hendrix joue de la guitare, anarchiquement (encore !) mais avec une technique irréprochable. Il écrit avec les dents, en mordant dans le papier et les habitudes. On repère d’ailleurs régulièrement des bases qui serviront dans sa Horde du Contrevent (notamment une utilisation pour le moins originale de la ponctuation, déjà).

Ce que je retiens surtout de cette lecture, c’est que certaines des idées développées dans ce récit me suivront longtemps, et influenceront peut-être, qui sait, mes choix dans les mois et années qui viennent.

Je pensais donc que les exploits de Damasio se limitaient principalement à sa Horde. J’étais naïf. Le Dehors, dans sa fougue un peu anarchique, m’a frappé au ventre.

NB : attention, spoiler si vous lisez la page visible sur la photo ci-dessous !

Petite digression Musicale : lisez ce bouquin en écoutant Radiohead.

Parce que lire “La Zone du Dehors”, c’est écouter “Fake Plastic Trees”. Ces deux oeuvres sont comme faites l’une pour l’autre.

On y parle de mondes falsifiés, où les émotions sont traquées et faussées, où l’apparence est tronquée et modifiée. On s’éloigne de la vraie vie, parce que la vie c’est dangereux, m’voyez.

Des mots qui pesaient leur poids, lourd, à la fin des années 90 (1995 pour Fake Plastic Trees, 1999 pour la première édition de La Zone du Dehors). Des mots encore chauds à leur sortie des presses (à papier et à CD). Mais qui n’ont que plus de poids encore aujourd’hui, dans notre belle France de 2017, “pays des droits de l’homme”.

“She looks like the real thing

She tastes like the real thing

My fake plastic love”

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Thomas Beaufils

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