LinkedIn, réseau de l’entre-soi
LinkedIn est un monde en soi. Un réseau de l’entre-soi, même — c’est un euphémisme, je sais.
Ne vous méprenez pas : LinkedIn est un outil précieux. J’y passe plusieurs heures chaque semaine, que cela soit pour le compte de mon activité professionnelle, ou à des fins plus personnelles d’information, de discussion, de construction d’un réseau. On n’y trouve désormais des leaders d’opinion et des médias proposants des contenus de grande qualité. J’y passe même désormais plus de temps depuis la descente aux enfers de Twitter, même si ces deux réseaux sont on ne peut plus différents.
J’ose même dire que LinkedIn a grandement façonné ma carrière. C’est sur ce réseau que Microsoft (sa maison mère, rappelons-le) est venu me débaucher il y a près de 5 ans, c’est sur ce même réseau que j’ai postulé dans mon entreprise actuelle, et via celui-ci que je prépare la suite de mes activités, pour un passage en indépendant d’ici peu.
Pour autant, je pense qu’il est important d’avoir un œil critique sur cette plateforme, et j’entends ici parler non pas de la plateforme elle-même, mais de ce que l’on en fait, nous, utilisateurs. Et cela cette fois avec un regard franco-français, d’où la langue choisie pour ce texte.
J’ai toujours vu en LinkedIn un univers en soi, donc, assez éloigné de la réalité. Au-delà même de l’algorithme qui, comme toute plateforme sociale, a tendance à vous rediriger dans des bulles confirmant vos opinions déjà arrêtées, LinkedIn regroupe des classes sociales et économiques particulières : CSP+, citadins, diplômés voire très diplômés, surtout des hommes, surtout des blancs, etc. C’est le cas en France, comme dans la plupart des pays occidentaux.
La plateforme est plus déconnectée de l’actualité, et la traite avec un prisme le plus souvent économique, business. Cela peut apparaître logique pour un réseau professionnel, mais cela peut largement se débattre.
J’ajouterais qu’on y croise une faune très particulière, qui sait utiliser les codes de la plateforme pour faire surnager ses posts dans la profusion. Une faune particulière, qui cultive bien souvent une triste déconnexion de la société. Et qui, voyant ses posts 1/ cartonner 2/ recevoir des retours principalement positifs, s’imaginent avoir tout bon.
Quelques exemples concrets vont être utiles ici pour illustrer mon propos ⬇️
Au plus fort de la mobilisation contre la réforme des retraites plus tôt cette année — une mobilisation comme la France n’en a pas connue depuis des années voire des décennies, et soutenue par une majorité de français selon de nombreux sondages — il était très fréquents de tomber sur des posts, liké des centaines de fois, utilisant pourtant des arguments éculés au possible.
Voir un « digital nomad » revenant tout juste de 6 mois de tour du monde ou un cadre dirigeant d’une multinationale américaine nous expliquer que “les français ne savent que se plaindre, ils feraient mieux de regarder comment cela se passe ailleurs”, voilà qui ne manque pas de me crisper. Vraiment ? Encore cet argument simpliste en 2023 ? En provenance de personnes qui de toute évidence auront financé leur retraite bien avant les 60 ans, et écrivait sans doute le post depuis leur maison de campagne pour éviter les grèves de transports ?
Plus récemment, au moment des émeutes en réaction à la mort du jeune Nahel, il était aussi fréquent de voir des posts assez lunaires, comme ceux de « serial entrepreneurs » expliquant que la « violence vue à la télé les empêchent malheureusement de se concentrer sur leur travail », ou d’un CEO comparant l’incendie de sa voiture de sport à la mort d’un gamin. On peut ne pas cautionner les violences, voire être choqué par celle-ci, mais faire preuve d’un peu de décence ne fait de mal à personne, même entouré de ses semblables n’ayant jamais subi de contrôle au faciès.
Exemple d’un autre genre : des coachs en management ou héritiers de grandes familles industrielles qui postent des selfies tout sourire au moment de grimper dans un jet privé sans se poser une seconde la question du bien fondée d’une telle communication en 2023… Bon, sur le sujet écologique, LinkedIn compte désormais nombre de pages et de leaders d’opinion qui rappellent les fondamentaux en critiquant vertement les posts de ce type — c’est déjà ça.
Vous l’aurez compris je l’espère, mon point n’est pas tant sur le fond des sujets — même si mon opinion sur lesdits sujets y transparait clairement. Je n’attends en effet pas de la communauté française de LinkedIn qu’elle partage tous mes points de vue. Non, mon point est le suivant : voir quasi quotidiennement une audience particulièrement privilégiée faire part de son opinion sans jamais à aucun moment se questionner sur la pertinence de celle-ci vis-à-vis de leur position particulière dans la société française, et sur l’intention réelle se cachant derrière de tels posts, me gêne particulièrement.
C’est d’autant plus important à mes yeux que l’audience type de LinkedIn — CSP+, citadins, diplômés voire très diplômés, surtout des hommes, blancs — est celle que j’ai côtoyé tout au long de ma carrière, et celle dont je fais, lucidement, partie désormais. Je ne sais pas… est-ce mon origine sociale plus modeste que nombre de mes collègues, notamment à l’époque de mon activité chez Microsoft, qui explique que je sois plus sensible à cette dichotomie ? Pourtant je suis un homme, blanc, diplômé, désormais cadre supérieur, alors je n’en suis franchement pas sûr.
Bref : LinkedIn est un univers parallèle, c’est évident. Mais n’oubliez pas quand vous publiez sur cette plateforme que vous faites partie d’un ensemble, d’une société, bien plus large. S’adapter à son audience ne signifie pas faire abstraction du reste. Ce n’est pas parce que nous sommes « entre nous » (🤢), entre privilégiés sur LinkedIn, que nous pouvons nous affranchir de la décence et de la prise de recul.
Accessoirement, je pense que se nourrir un peu plus de sociologie, et un peu moins d’économie, ne ferait de mal à personne. Sur LinkedIn, comme ailleurs.
PS : tous les exemples cités sont de vrais posts vus sur la plateforme