T’as un ticket ?
Ce n’est pas pour faire le rétrograde que j’écris ce post ; je ne souscris clairement pas à l’idéologie du “c’était mieux avant”. Je trouve cette phrase idiote, comme ce qu’elle colporte, elle est d’ailleurs généralement prononcée par des imbéciles. Mais cela n’empêche pas de dire : notre monde change, et pas toujours pour le mieux.
Cela va de grandes lignes visibles par tous, et que les lignes bougent ces derniers temps, à des détails auxquels nous ne pensons pas et nous ne sommes simplement pas tous confrontés.
Je vais prendre un de ces exemples quasi insignifiants, et pourtant plein de sens : le ticket restaurant. Yep. Ou son statut d’espèce en voie de disparition.
Le ticket restaurant est déjà quasiment totalement remplacé par des systèmes de cartes rechargeables, consultables en ligne, il est vrai beaucoup plus pratiques : pas de montant fixe donc pas besoin de compléter avec de la monnaie ; pas de carnet à transporter, livrer, récupérer ; une visualisation plus concrète du montant disponible chaque mois, permettant sa gestion plus efficace. Non, vraiment, c’est beau le progrès.
Mais il y a deux dimensions qui me dérangent dans ce passage à la carte. Deux dimensions qui symbolisent assez bien l’évolution de notre société.
En premier lieu, cette carte est indivisible et individuelle. Plus de partage, à qui que ce soit ; vos collègues, amis, des inconnus. Amis Parisiens, vous avez tous déjà entendus un SDF déclamer son rapide laïus, dans lequel le ticket restaurant prend presque toujours sa place de choix en conclusion.
J’avais pris l’habitude de donner un ticket de chacun de mes carnets à une de ces personnes. Ce n’est pas grand chose, c’est mieux que rien. Alors vous me direz, pourquoi ne fais-je pas pareil en ayant la carte, en donnant simplement de la monnaie d’un montant similaire ? Et bien voyez-vous, si personnellement j’ai “quantifié” la chose (un ticket par mois), pendant longtemps j’ai donné un ticket sur le moment, sur un feeling ; la personne me plaisait ou m’attristait, peu importe le sentiment ; j’avais envie de lui donner une belle somme. Et avec un ticket, on espère qu’elle ne pourra se payer qu’à manger, et pas autre chose pour noyer son chagrin. Je pense que, comme moi, beaucoup de gens se décident à donner sur l’instant, sans y avoir réfléchi auparavant. Si on n’a pas de tickets sur soi, a-t-on autant à donner ? Pourquoi croyez-vous que les SDF demandent des tickets restaurant ? Psychologiquement, c’est différent que de donner un billet de banque. Et aux dernières nouvelles, nos concitoyens à la rue ne prennent pas la carte, qu’elle soit “Apetiz”, “Swile” ou équivalent. Ce sont ces types de petits changements technologiques qui changent nos interactions humaines. Des caisses sans caissière et bientôt des bus et taxis sans conducteur. On automatise, on déshumanise, on “désentimentise”.
La deuxième dimension que porte en elle l’introduction de la carte en lieu et place du ticket restaurant, c’est cette du contrôle. J’ai la chance de travailler pour une entreprise jeune et ouverte ; les porteurs de carte peuvent en faire usage soir et week-end s’ils le désirent. Mais combien d’entreprises bloquent-elles les paiements hors déjeuners de semaine ? C’est tout bête, mais c’est une nouvelle règle restrictive qui s’ajoute à toutes celles nouvellement installées par notre société de contrôle. Le boulot c’est le boulot, pas question que tu profites de ses avantages hors des horaires de bureau, oh. Vis pour ton boulot, mais différencions bien ta vie au boulot et ta vie au dehors, s’il te plaît.
Nos déplacements et usages sont traqués de prêt. “C’est pour mieux répondre à nos besoins”, nous dit-on souvent. OK. On a surtout de moins en moins de marge de manoeuvre hors des sentiers décidés pour nous par nos dirigeants, d’entreprise et de gouvernement. Démocratie de contrôle. Oxymoron du siècle.
Je sais, je suis un révolutionnaire en carton. En papier plutôt. Mais ce sont souvent par les plus petits symboles que l’on prend conscience des plus grands problèmes. Et puis, allez dire à l’inventeur du billet de banque que le papier, ça ne vaut rien.