i-Télé : marche ou grève
Mercredi 16 novembre, il devait être un peu plus de 11h. Antoine Genton, l’homme de tout, est semi-debout, semi-courbé, cul sur un tabouret haut, en face de l’assemblée générale. C’est la 31ème fois que c’est comme ça, ou presque. Antoine a entre ses mains un papier. Ses mains tremblent, il ne regarde pas l’assistance. Juste ce bout de papier. Je débarque à mi-chemin, café dans les mains, fourbu par des semaines de trop-plein. L’homme de tout lit à voix cassée le « texte de combat » qui sera, dans quelques minutes, soumis au vote. Lire ce texte, l’adopter lui, plutôt que le protocole de sortie de crise arraché à la direction, moche et sans fierté.
« Nous sortons de ce conflit éreintés et meurtris mais la tête haute, avec au cœur le sentiment d’avoir tenté de défendre notre honneur. Nous sortons tous ensemble de cette grève plus que jamais attachés à cette chaîne. Ensemble nous demeurerons vigilants. Notre combat a dépassé les murs d’i-Télé car il soulève des questions sur l’information et la gouvernance de médias aujourd’hui en France. Nous, salariés d’i-Télé, avons tenté d’y répondre humblement et en conscience. »
Antoine dit ces derniers mots en chialant. Silence dans la rédaction. Je n’ose pas ravaler ma salive ni ma peine. Antoine est secoué de larmes. Notre homme de tout, de tous les combats, de toutes les générosités, pleure parce que c’est la fin. Tout le monde le sait. Antoine le sait. Je le sais. Aujourd’hui, i-Télé meurt.
De longs applaudissements suivent. Des mains réconfortantes se posent sur toutes les épaules. Des rivières de larmes vont prendre le pas. Les cheveux noirs de Léa Barraco, grande reporter, immense gentille qui a fait ses armes ici, se dirigent devant l’assemblée. Là où on dit les choses importantes. Là où on voit toute la rédaction, tous les techniciens, tous les syndicalistes, tous les yeux. Ne pas pleurer. La caméra de Yann Plantier, JRI intello, rieur magnifique, sortie pour l’occasion, plantée comme une conne sur un trépied au milieu des corps, suit son mouvement. Ne pas pleurer. Léa dit qu’elle s’en va. Qu’elle quitte sa chaîne. Elle explique ses premiers souvenirs, pourquoi ils sont importants. Elle raconte son premier duplex raté par excès de confiance en soi. Comment le redchef de l’époque lui a expliqué que c’était pour ça qu’il fallait suivre ses ordres. Comment elle en est arrivée là. Enumère les villes qui font rêver, là où elle est partie en mission. Pourquoi c’est dur de partir. Elle remercie. Elle pleure. Les corps assis se lèvent. Tout le monde pleure. Je me retiens de tout mon corps pour ne pas pleurer. Parce qu’i-Télé n’est qu’une chaîne de télévision après tout, mon employeur, mon garde-manger, ma quittance de loyer. C’est une chaîne d’information en continu i-Télé, c’est mal aimé, c’est moche, ça n’a pas de profondeur, ça manque de rigueur et d’honnêteté. Je chiale.
Guillaume Auda, Jean-Jérôme Bertolus, Olivier Le Foll, Valentine Desjeunes, Mathieu Cavada, Sébastien Riou. En tout, plus d’une vingtaine de salariés se relaient devant l’assemblée pour raconter qu’ils s’en vont. Vingt fois, les corps assis se sont levés, ils ont applaudit, ils ont pleuré, vingt fois ils se sont étreint. C’était l’AG de la mort d’i-Télé.
Je ne connaissais d’i-Télé que ce que je voyais dans ma télé
Je suis arrivé à i-Télé en février 2016. Il faisait froid dehors, j’étais en Haute-Savoie, dans mon village, chez ma mère. Je n’avais plus d’appartement à Paris parce que plus de travail. Sur un coup de folie, j’ai envoyé un message à Elodie Safaris, la cheffe de la rédaction web. Via Twitter, je lui ai demandé si elle cherchait toujours des journalistes. Je ne la connaissais pas, elle ne me connaissait pas, juste mes blagues nulles postées à bout de doigts. Elle m’a demandé si je pouvais être à Paris demain. J’ai dit oui, j’ai pris 100 balles à ma banquière, un train, cinq cafés et je suis passé en entretien.
J’ai été mauvais, à cet entretien. J’avais peur en étant confiant. Peur parce que je n’ai pas un parcours classique — je n’ai pas fait d’école de journalisme ; confiant parce qu’Elodie Safaris et Michaël Jovanovic, les deux chefs du web d’i-Télé de l’époque, avaient, eux aussi, l’air différents. Elodie m’a dit oui. J’ai commencé à travailler quelques jours plus tard.
Je ne connaissais d’i-Télé que ce que je voyais dans ma télé. Je connaissais Bruce Toussaint, Thierry Fréret, le mec mal aimé de la météo dont Le Petit Journal de Yann Barthès se moquait régulièrement — Jean-Jérôme Bertolus, celui que je voyais comme le pied-de-grue de l’Elysée, aussi. Je connaissais Christophe Barbier parce que c’était le patron de L’Express, là où j’ai fait mon premier stage. Je connaissais Clément Méric parce qu’il a le même nom que l’autre Clément Méric. Je ne connaissais personne d’autre.
Je regardais souvent i-Télé quand j’étais encore étudiant à Lyon, dans mon studio, quand je ne savais pas trop ce que la vie aurait pour moi. Je restais bloqué sur la « boucle », la répétition du dernier JT avant minuit. Je ne savais pas qu’il existait une « boucle » à cette époque, je croyais que l’info ne s’arrêtait vraiment jamais mais qu’elle se répétait vraiment beaucoup à cette heure tardive. Je bloquais sur cette boucle souvent, parce que je rentrais à 3h du matin, parce que j’étais souvent défoncé et que ce qui sortait de ma télé me passionnait. Je me suis moqué de ses fautes du bandeau, de sa manière putassière d’annoncer un scoop, de son manque de rigueur, de sa volonté trop mal cachée de vouloir retenir le téléspectateur à tout prix pour ses pubs.
Plus récemment, j’ai découvert i-Télé sous un autre angle, celui du 13 novembre 2015. L’angle trop éclairé de l’édition spéciale. Celui qui te retient jusqu’à 3h du matin alors que tu n’es même pas défoncé. L’angle qui te hante avec ses images, ses mots terribles, ses mots qui font du mal, ses silences assourdissants quand on annonce les morts, ses journalistes omniprésents mais un peu gênés d’être partout, ses images qui te pourrissent la vie pendant des semaines.
J’ai lu les critiques de ceux qui pensaient que mon mal-être post-attentats était la faute de BFMTV et i-Télé. J’ai détesté ces chaînes.
J’ai appris i-Télé par coeur
J’ai commencé à travailler à i-Télé avec tout ça dans ma tête : de la fierté, du sang et du mépris. J’ai débarqué dans « la plus petite rédaction web de France », comme on s’en moquait nous-même affectueusement. Pendant des semaines, je n’ai pas compté mes heures. Il m’est arrivé plus d’une fois de rester 12 heures d’affilée pour une vacation. Je crois qu’aucun membre de la rédaction web n’a terminé sa journée à l’heure, jamais. J’avais des horaires dramatiques pour un corps humain. De 14h à 23h, de 17h à 1h, de 6h à 14h, travail le week-end, avec des changements d’horaires, souvent, qui intervenaient d’un jour à l’autre.
Pendant des semaines qui se sont transformées en mois, j’ai appris i-Télé par cœur. J’ai appris les noms puis les prénoms de ceux qu’on voit à l’écran, puis de ceux qu’on ne voit pas à l’écran. J’ai appris le travail de chacun, de l’assistant présentateur à la programmation. J’ai appris la grille. J’ai appris le nom des émissions. J’ai mal appris à savoir qui était bon, qui était moins bon. J’ai appris à aimer certaines personnes et puis à changer d’opinion, et vice-versa. J’ai appris l’histoire d’i-Télé, chaîne presque majeure, chaîne qui pourrait être ma petite sœur, celle qui a grandi sans qu’on s’en rende vraiment compte.
J’ai appris à me mettre des cuites, le vendredi soir à « la Boule », la brasserie qui a pignon sur rédaction. Avant de, parfois, retourner travailler, les joues rouges. J’ai appris les potins, les infos confidentielles, celles vraiment importantes : qui a couché avec qui, combien de couples sont dans la rédaction, qui s’énerve facilement, qui a fait les plus grosses bourdes dans son travail, qui est digne de confiance. J’ai appris cette seconde famille par cœur. Celle qui est parfois devenue ma vraie famille, tant je ne voyais qu’elle des jours, des semaines durant.
J’ai appris à live-tweeter les invités politiques en pestant derrière mon ordinateur contre les questions que je trouvais stupides. J’ai appris à abattre un travail monstre, particulièrement les week-ends, là où on est tout seul pour gérer le site web et les réseaux sociaux d’i-Télé. J’ai appris à aimer les « breaking », aussi dégoûtant cela puisse paraître lorsqu’il s’agit d’un attentat. J’ai essayé d’apprendre à maîtriser mon adrénaline et mes émotions, parce que quand on endosse le costume de journaliste, on n’est plus vraiment humain. J’ai vu des atrocités dans mon fil Twitter. J’ai vu Olivier Le Foll en larmes sur la Promenade des Anglais. J’ai appelé ma cheffe à des heures incongrues pour venir bosser. J’ai vu le regard de témoins, sincère, se changer en mépris, sur le terrain, dans des manifs, quand je leur disais que travaillais pour i-Télé. J’ai vu mon regard, celui de ma vie d’avant, dans le leur. J’ai essayé de leur expliquer que non, on n’est pas comme ça, on n’est pas comme tu le penses, on fait bien notre travail, du moins on essaye. C’est si dur, tu sais. L’erreur est humaine, merde, parle-moi. Mais on n’est plus vraiment humain.
Je me suis pris pour Albert Londres quand j’ai poussé Human Rights Watch à sortir un rapport révélant des exactions commises par des gardes-frontières turcs sur des réfugiés syriens fuyant la guerre. Je me suis pris pour un adulte quand, pour la première fois, j’ai osé gueuler contre Jean-Michel Décugis, le chef du service police-justice, qui souvent, dans les temps de grands stress, ne comprenait pas notre travail et nous parlait en fonction. J’ai appris à regretter, et lui aussi. J’ai vu l’extrême rigueur de son travail. Du travail de tout le monde.
J’ai appris à me faire le plus petit possible quand les grands chefs poussaient des gueulantes — et quelles gueulantes. J’ai appris à étouffer des rires quand ce même Jean-Michel Décugis se faisait impitoyablement révoquer du bureau d’Alexandre Ifi, directeur adjoint de la rédaction, parce que c’était non, non Jean-Michel, on ne va pas la « pusher » ton info, tu nous emmerdes Jean-Michel. J’ai appris à ne pas m’énerver quand les gars du service sports jouaient au foot dans la rédaction à n’importe quelle heure de la journée. J’ai appris à me concentrer quand Guillaume Auda et Thomas Jarrion se lançaient dans d’improbables imitations de la vie quotidienne avec leur voix de « voiceur », celle qu’on entend dans les sujets qui passent à l’antenne, celle trop grave pour être prise au sérieux.
Quel web, connard ?
J’ai mal appris à avaler des couleuvres, quand lors d’un papier sur l’état de la liberté de la presse dans le monde, on m’efface un paragraphe qui mentionnait spécifiquement la France, Bolloré et la concentration des médias. J’ai vu toute la rédaction imprimer l’article des Inrocks sur Jean-Marc Morandini. J’ai vu le dégoût dans les yeux de Luc Michel, un redchef. J’ai regretté Guillaume Zeller, notre fantôme qui faisait aussi office de directeur de la rédaction, quand Serge Nedjar l’a remplacé. Quand ce dernier a viré 50 personnes. Quand il a ramené Morandini dans nos locaux. Quand il a ramené Direct Matin dans nos locaux. Quand il a conservé sa double-casquette, directeur de la rédaction et directeur général, journalisme et business. Quand il a ordonné à un de mes collègues du web de supprimer un tweet qui relayait une tribune de la SDJ. Quand il a poussé au départ plus de 85 personnes. J’ai essayé d’apprendre à faire la grève. J’ai appris à comprendre les salariés qui pètent les plombs face à des patrons. J’ai senti mes tripes se tordre de plus en plus.
Jusqu’à ce mercredi 16 novembre, aux alentours de 11h, quand i-Télé a fini de pousser son cri d’agonie. Il était long ce cri, dur. J’ai dû retenir mes larmes quand Jean-Michel se lançait dans des tirades magnifiques en AG. J’ai dû me retenir d’aller foutre des coups de poing dans la gueule de Serge Nedjar, quand Jean-Jérôme Bertolus s’est effondré devant tout le monde ; quand Antoine Genton vacillait ; quand Adrien Borne les insultait, eux, la direction ; quand Guillaume Auda, Mathieu Cavada ne voulaient rien lâcher ; quand Pascal Praud rodait, mains derrière le dos et face derrière ses verres, jamais proche de l’AG, jamais loin du bureau de Nedjar ; quand ce même Nedjar, avec toute sa posture de racaille de Neuilly, s’avançait, buste en avant, vers Milan Poyet qui lui faisait justement remarqué son entièreté de mépris.
Je continue d’apprendre. J’essaye d’apprendre à ne pas m’énerver quand on me demande s’il est possible d’envoyer un CV au web d’i-Télé. Quel web, connard ? Le web est mort, i-Télé aussi. J’essaye de ne pas trop flipper quand je vois l’état de mon compte en banque. J’essaye de ne pas trop boire. J’essaye d’apprendre à mes parents pourquoi il fallait faire tout ça, pourquoi il fallait se barrer. J’essaye d’enterrer i-Télé. J’essaye de me dire que mon passage ici ne se compte qu’en mois. J’essaye d’imaginer ce que ça doit faire quand ça se compte en années. J’essaye de ne pas voir quand quelqu’un n’a pas compris pourquoi on a fait ça. J’essaye de ne pas voir mon regard d’avant dans le regard des autres quand je leur explique ce qu’on a fait. J’essaye de me persuader que notre combat était juste, qu’il n’était pas faux. Pas vain non plus. J’essaye de ne plus trop y penser, mais c’est dur. J’essaye d’enterrer i-Télé, mais c’est dur. J’apprends à me dire que peut-être tout ça était une chance. Que pour une fois dans ma vie, j’aurais des images concrètes à poser sur les mots « indépendance » et « déontologie », ces mots mille fois répétés, brandis en étendard de la profession mais qui manquent cruellement d’être explicités. J’essaye d’enterrer i-Télé.