Repenser le modèle social du fablab

Vivien roussel
11 min readMay 26, 2017

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photo Labbriq Sociale 2017

Savez vous ce qu’est un fablab? Beaucoup d’entre vous diront certainement qu’ils connaissent, qu’ils y sont allés, etc. Peut-être même que certains parmi vous font partie de ces écosystèmes et qu’ils en nourrissent le fonctionnement.

Aujourd’hui le terme “fablab” est à la mode sur toutes les lèvres. Il a bénéficié d’une large diffusion dans la culture populaire. C’est une bonne nouvelle car il touche des personnes qui n’auraient sans doute jamais pu passer la porte de tels lieux, cependant ce qui va avec de tels phénomènes, c’est aussi une certaine simplification de l’idée du fablab… Petit à petit, il se standardise pour se restreindre à un usage limité, avec un sens appauvri. C’est le même phénomène qui est en action dans “l’open source”, “le participatif”, le mot “communauté”… Tous ces termes finissent par ne plus rien dire et deviennent des coquilles multi-usages pour vendre des idées et concepts. La question n’est pas ici de débattre sur leur usage inapproprié mais de se demander ce que cela peut apporter au mouvement des “makers” comme on dit.

L’idée du fablab au départ est assez simple :

  • mi-universitaire (fablab des américains du MIT),
  • mi-fabricant (les makers US)
  • mi-anarchique (hackerspaces de l’underground Allemand)

Il y a là un détonnant cocktail qui laisse de quoi remettre la question des moyens d’accès aux forces productives au cœur du social telle qu’on a pu se la poser au début du 19e siècle… C’est à dire remettre la fabrication dans la cité et dans les mains des producteurs. En effet, on explicite assez rarement, à part dans les débats de spécialistes, les différences entre les terminologies fablab, hackerspace, makerspace, tiers-lieu (pour les plus connu en France — car il y en a beaucoup d’autres si on regarde aussi du côté de nos voisins).

Pour le dire simplement, ce sont des différences à la fois historiques et idéologiques : le fablab est le rejeton de l’université américaine, biberonné à une vision entrepreneuriale du monde ; tandis que les hackerspaces sont plus du côté allemand, plus radicaux, centrés sur les questions de l’insertion des technologies dans la société. Le terme Makerspace est en quelque sorte le centre, ni-l’un ni l’autre, ni oui ni non. Ceci étant dit, tout dépend des pays, et aux États-Unis, le terme fablab ne fait pas l’unanimité. L’association des hackerspaces américains est plus grande que celle de la FabFoundation qui représentante du modèle fablab MIT… mais plus visible dans le reste du monde… On n’est jamais prophète en son pays…

Pour revenir à l’Hexagone, la question est que politiquement le terme fablab est plus simple à faire comprendre que hackerspace qui fait plus peur. La confusion des anglicismes à la française est des fois de l’ordre de la libre interprétation de journalistes peu pointilleux du sens des mots mais plus prompt au sensationnalisme… Aujourd’hui, ça va mieux mais il y a 5 ans ce n’était pas de tout repos, aller voir des gens et leur dire que vous faites des imprimantes 3d dans un recoin de votre appartement, ou encore des robots avec des machines de récupération… au mieux on vous admirait, le plus souvent on se demandait si vous n’étiez pas un peu loufoque. Le souci est que désormais cette espèce de “particularisme” est devenu un “mot d’ordre” sous couvert de créativité. Mais la créativité est le fruit d’années de maturation, d’un certain laisser-aller et d’une recherche pour soi qui devient le centre d’une intériorité. La créativité s’apprend en quelque sorte — mais nous ne sommes pas égaux — et surtout elle ne se décrète pas.

Quand on parle de créativité, le concept d’innovation n’est jamais loin, ou encore d’innovation frugale, de rupture pour nous complaire dans ce qui est à la mode. L’imprimante 3D est continuellement présentée comme une innovation de rupture. Dans un certain sens cela peut être vrai, si l’on considère les bouleversements des méthodes de fabrication que cela peut engendrer dans de nombreux domaines industriels. Néanmoins, quand on se penche un peu plus sur le phénomène, l’un des instigateurs de cette folie de l’impression 3D est Adrian Bowyer — universitaire à Bath — qui, avec des collègues, à mis sur pied le projet REPRAP (Replication Rapid prototyper). Ce projet s’appuyait sur un certain nombre de brevets tombés dans le domaine public de technique d’impression en volume de filament fondu. L’impression 3D a donc plus de 30 ans. C’est une vieille innovation… Cet universitaire ne cache pas ses grandes ambitions : redonner les moyens de production à tous à travers une imprimante 3D capable d’imprimer d’autres imprimantes. Il a tôt fait de les mettre sur le wiki du même nom et voilà qu’après un emballement communautaire de plusieurs années, reviennent sur le marché ceux qui avait inventé la technologie en rachetant ces petites start-ups toutes fraîches qui venaient réveiller les mammouths de leur grand sommeil. L’innovation est un joli mirage qui demande à être régulièrement nourri, l’lA d’aujourd’hui comme le fantasme des licornes (ces start-ups ultra lucratives) n’ont pas de fin. La question est de savoir pourquoi nous voulons faire quelque chose. Nous n’inventons jamais vraiment quelque chose, nous inventons une nouvelle manière de le voir ou d’y avoir accès. La créativité c’est changer notre rapport aux choses… les envisager sous un autre angle.

Et voici que les gens qui erraient dans les fablabs — ou d’autres lieux d’innovation — se sont mis à confondre l’accès aux moyens et les moyens productifs car ils avaient oublié de regarder l’histoire. Je m’explique : avoir les moyens de produire est une question récurrente depuis plus de 400 ans : celui qui a accès au moyen de production espère pouvoir réduire ses coûts de fabrication et donc marger sur la revente de son produit transformé. Le problème, c’est qu’après 400 ans de production, les schémas sont bien rôdés : la production et la logistique ne sont presque plus des problèmes, ils ne coûtent pas grand chose dans la chaîne de production. Cependant, convaincre de l’achat et trouver des supers idées que tout le monde veut c’est moins facile. Ainsi, l’accès à la production pour tous , fait sens quand le principe est de développer de nouvelles choses et surtout quand on a la capacité de le vendre. Je pense personnellement qu’elles sont aussi principalement des moyens de conceptualisation et de formalisation de l’apprentissage et de la créativité.

Pour pouvoir dépasser le cadre (en fait, la limite), il faut intégrer totalement un concept, ainsi si on ne sait pas comment marchent les machines, on peut difficilement les performer. Le heureux hasard existe, mais il est l’apanage des chanceux, sinon il n’y a pas de magie : il est le fruit d’une recherche et d’un apprentissage long et rigoureux. Les questions actuelles sont comment produire mieux ? plus propre ? plus écologique ? avec moins de transformations de matière ? moins d’impact, etc. Comprendre la matière donnera les moyens de pouvoir dépasser ces contradictions encore indépassables et le fablab est un endroit parfait pour appréhender ces réalités. Il est l’un des moyens de devenir créatif en apprenant à mixer et regarder les technologies d’une autre manière.

De plus, comprendre le fonctionnement des technologies aide à mieux percevoir la grille qu’elle produit sur la réalité de notre vie. Par exemple, penser à parler avec un téléphone portable c’est penser qu’on peut contacter n’importe qui sur terre, à n’importe quel endroit, à n’importe quel moment. Cela change totalement notre sentiment de ce qu’est le monde et aussi sa représentation spatiale. La culture technologique ne doit donc pas être un bonus, elle devrait être nécessairement appréhendée et comprise car elle est une question de fondement du social dans ce qu’il nous relie aux autres à travers un réseau/ un maillage technologique. Comment pourrions nous vivre aujourd’hui sans technologie ? Nous sommes tous au cœur d’un réseau technologique qui fait le monde dans lequel nous vivons. Il n’y a pas de boîte noire contenant de la magie technologique, juste des lois qui régissent les technologies. S’approprier les outils permet de changer le monde.

Il faut faire attention à la vision répandue du tissu économique comme un sac plein, en fait il est un écosystème. Cette vision à vite fait de repenser l’émancipation uniquement centrée autour des moyens de production alors que derrière les machines, il reste des humains. Alors que ce sont les usages qui produisent de l’émancipation, pas tellement les outils. Bref, une vision productiviste où la force productive fait œuvre de puissance est revenue en force dans la vision du fablab.

Cette vision a tôt fait de se réapproprier ces espaces comme lieu d’incubation/ cocoonning/ etc; c’est à dire s’appuyer sur des usages de consommation et peu vont se demander ce qui aiderait vraiment les populations. Pourquoi ? Car tout le monde cherche a devenir producteur pour faire de la différence alors que les pays en voie de développement continueront à nous battre si nous restons frontalement sur ce terrain. Qu’est-ce que je raconte ? Je dis simplement que si nous pensons le progrès comme une avancée et donc une course à l’innovation, nous ne ferons rien d’autre que de nous enivrer de vitesse. La pauvreté du monde ne fera que rattraper la distance à chaque pas parcouru par nécessité. L’enjeu de notre époque n’est pas tant de fonder des start-ups — qui sont souhaitables tout de même mais ne doivent pas devenir un mot d’ordre — que de recréer du tissu social et des usages des technologies dans le corps social. Dans un monde agile où la vitesse devient norme, il faut que la population soit capable de développer ses propres solutions — et avec l’aide des institutions publiques ou privées si besoin. C’est ainsi que la créativité et les apprentissages se diffuseront dans la société aussi verticalement qu’horizontalement. Le fablab peut en être l’épicentre mais pour cela il faut revoir les conditions d’accès au fablab lui-même.

Aujourd’hui, même avec la démocratisation du terme — et la perte de sens qui s’en suit — nombreux sont ceux qui n’osent pas franchir la porte. On a toujours une bonne raison pour ne pas se sentir à sa place : est ce que je ne vais pas gêner ? je ne sais rien faire ? je suis nul en informatique… que vais-je y faire ? Certains passent la porte mais ne reviendront jamais… peut-être est-ce de notre faute ? Pour le dire simplement, les fablabs sont pour le moment principalement le repère de dangereux trentenaires, blancs, sur-diplômés et affublés d’une barbe de plusieurs jours avec un tee-shirt aux messages explicites… C’est bien dommage, car ainsi la 3ème révolution n’est faite que pour les jeunes diplômés de la cité (certes, dans une certaine difficulté sur le marché de l’emploi) mais quand même bien débrouillards. La révolution reste donc la propriété de ceux qui ont soit disant révolutionné l’accès aux moyens productifs du 21 siècle, c’est à dire les imprimantes 3d, découpe laser, carte de prototypage électronique, etc…? Si vous laissez le monde aux techniciens et autres diplômés, ne venez pas vous plaindre de son dysfonctionnement. Si ici, se jouent certainement les nouveaux modèles pour la société de demain, alors cela veut dire que tout le monde doit venir : autant les opprimés, les immigrés, les réfugiés, ceux dans la difficulté que ceux pour qui ça va mieux et qui peuvent aider à organiser démocratiquement la redistribution des moyens de produire dans les villes… je sais que pour certains, cela manque de sexy, néanmoins, ce que je donnerais comme verni c’est qu’ainsi il y aurait une vraie innovation ; pas seulement technologique mais surtout sociale car basée sur des besoins et des réponses concrètes.

Un des besoins immédiat et actuel c’est le travail. Il est dans nos discussions et nous nous inquiétons de notre avenir face à la machine. Cette inquiétude n’est que le fruit d’une vision productive qui n’envisage le travail que comme une force à mobiliser pour effectuer la tâche. Le travail ne disparaîtra pas car le salariat changera. Ce qui se déplacera sera la compétence ou l’expertise, le savoir-faire. Il se déplacera entre la machine et l’homme, ainsi l’apprentissage et l’usage des technologies devient prépondérant dans la valorisation de ses capacités. Capacité qui sera celle de la formalisation et non plus de la puissance de travail. Pour ceux qui ne vendront que de la force, je crains le pire.

Vous vous dîtes : “mais pourquoi nous parle-t-il de cela ?” Parce que réfléchir à ce que propose un fablab en tant qu’espace de formation et d’apprentissage est justement repenser les modalités de travailler. C’est ce que je fais à travers mon travail de fabmanager pour une association d’insertion par le numérique. Nous avons repensé la question des compétences de demain à l’aune de ce que nous sommes capables d’apporter à des jeunes en difficultés sociales et économiques. Ces jeunes, nous leurs apprenons à utiliser un fablab dans le sens le plus large de ce que peut être un lab, c’est à dire un espace de socialisation préprofessionnel, ou pour le dire autrement un espace avant le travail, préparant au travail sans risque. En quelques sortes, un espace d’apprentissage où, en suivant les travaux autant des inventeurs de l’informatique, que de la pédagogie, même du CAP, on va apprendre à se développer dans des savoir-faire pour devenir un individu dans un groupe.

Nous avons fait un fablab pour des jeunes des quartiers qui vont apprendre à en utiliser les moindre recoins pour qu’à leurs tours ils s’initient à cette forme de socialisation (technique et sociale) pour qu’ils l’apprennent à leur propre communauté et qu’ainsi, petit à petit, les couches dîtes populaire accèdent à ce moyen de faire société et de fabriquer autrement. Pour qu’ils s’intègrent, il faut aussi qu’ils intègrent les code sociaux nécessaires à certains travaux qui demandent un discours, un positionnement spécifique. Cela ne s’apprend pas par magie mais au contact des autres qui ont cette socialisation. L’humain est mimétique, il apprend par effet miroir. Donnons à ces jeunes la possibilité d’imiter ce qui leur donnera une chance d’émancipation et de développement social.

En ce qui concerne la pédagogie du fablab, je suis persuadé du bon sens de “faire pour apprendre” car les capacités psychomotrices de nos jeunes contemporains est inquiétante…. pas qu’ils soient moins intelligent de leurs mains, mais simplement que ce que nous appelons les “digital natives” sont accro aux écrans — fautes à nous, aux parents, à l’attractivité de l’interactivité — mais surtout pas formés au digital contrairement à ce qui se dit. Ils sont les victimes de leurs usages et très peu sont producteurs.

Cela développe chez eux deux soucis : le premier montre des capacités de conceptualisation de leur imaginaire limitées, le second rend percevable leurs maladresse ( même si l’adolescence est connue pour son dysfonctionnement de l’habileté dû aux développements hormonaux et physiques) ils sont très limités dans ce qu’ils peuvent produire et faire de leurs mains. Et pour enfoncer le clou, je regrette une forme de passivité à l’interaction en général : pourquoi faire l’effort quand mon modèle mental c’est d’attendre que la solution tombe du ciel technologique ? Cliquez Ici pour la solution ! Je sais que l’effort est devenu un gros mot et quelque chose que l’on fuit mais sans effort on ne peut aller plus loin que ce qui nous est mis à disposition…

Faire avec ses mains et créer des rapports d’équivalence avec les choses (virtuel/ réel), dessiner, faire des maquettes, faire des prototypes — élaborer et concevoir en somme- change profondément les schèmes mentaux qui s’étaient installés et finissaient par les murer dans une inattention au monde et dans une sorte d’insensibilité mortifère.

L’enjeu est de s’interroger sur les moyens de changer le positionnement de quelqu’un en passant par le savoir-faire pour impacter le savoir-vivre. Connaître comment fonctionnent les choses c’est faire de meilleurs choix décisionnels dans l’élaboration de son projet. Élaborer et concevoir un projet plus cohérent pour déployer son savoir-faire, c’est finalement savoir mieux être auprès des autres car plus apte à considérer les choix des autres aussi. La technologie n’est pas qu’une médiation, elle est aussi un modèle de déploiement de soi dans les choses, me transformant en retour et au passage m’apprenant des modèles d’interactions avec les autres. Donc nous reproduisons des schémas d’action pour l’ensemble de notre vie, même si nous avons bien sûr la capacité de mesurer les sensibles différences entre les choses et les êtres… Le fablab est cet espace de médiation entre le soi et les choses en permettant de mieux saisir ces objets semi-virtuels que constituent le digital et d’apprendre à l’appréhender dans une continuité : du plus concret au plus conceptuel.

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Vivien roussel

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