photo de la marche du Civil Rights Movement à Washington le 28 août 1963 (source : wikipedia)

La civic-tech renouvelle les outils pour mobiliser les citoyens

civic-tech #3

Valentin Chaput

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La civic-tech veut inventer la démocratie de l’ère internet. Cela débute par une meilleure compréhension des lois et des programmes politiques. Après les avoir aidé à se positionner, l’étape décisive est de faire passer le plus grand nombre possible de citoyens à l’action militante concrète grâce à des outils et des méthodes renouvelés.

Défendre une cause grâce aux pétitions

Parce qu’il réduit les distances ainsi que les coûts matériels et humains inhérents à toute campagne de terrain, internet est un formidable outil pour sensibiliser et fédérer des citoyens en faveur de causes politiques. Causes était d’ailleurs le nom choisi par une des principales plateformes d’activisme aux Etats-Unis, avant que son équipe se concentre sur le développement de Brigade. Parfois dénigrée comme une forme d’engagement basique, la pétition reste le premier acte politique en ligne. Avec un réel impact : Change.org, le leader international avec plus de 130 millions d’utilisateurs, revendique une victoire par heure dans le monde !

le bilan 2015 de Change.org France montre la variété des sujets de pétitions qui réussissent

Des pétitions en nombre infini ont été lancées en ligne sur des sites isolés depuis quasiment deux décennies, mais les citoyens, associations et mouvements politiques s’appuient aujourd’hui sur des plateformes spécialisées dans la collecte de signatures. Ce modèle permet d’augmenter la viralité des pétitions en contactant directement les internautes susceptibles d’être intéressés au regard de leur historique de signatures. C’est d’ailleurs par le biais de campagnes sponsorisées que ces plateformes se rémunèrent. Créé en 2007 aux Etats-Unis par Ben Rattray, le site Change.org fait travailler une centaine de développeurs à San Francisco et s’est implanté dans 18 pays, dont la France en 2012. Benjamin des Gachons pilote les cinq salariés de la branche hexagonale, dont les résultats sont très impressionnants : 1 000 nouvelles pétitions sont lancées chaque mois et signées par un total de 6 millions de citoyens enregistrés, soit près d’un Français sur dix ! D’autres sites existent, avec des stratégies complémentaires : on peut citer Avaaz.org, dont les équipes pré-sélectionnent les campagnes qui sont proposées aux 42 millions de membres inscrits dans le monde, ou encore WeSign.it, une plateforme à vocation européenne qui a été montée en France par l’ancien syndicaliste étudiant Baki Youssoufou.

la homepage de Change.org met en avant les dernières victoires obtenues

Il est cependant regrettable que les institutions n’accueillent pas toutes avec la même bienveillance ces expressions citoyennes : alors que la plateforme « We the People » développée en open source par la Maison blanche engage l’administration américaine à répondre à toutes les pétitions portées par plus de 100 000 signataires — y compris les plus farfelues comme celle qui demandait de construire une Etoile de la Mort — la Commission européenne n’est pas obligée de donner des suites législatives aux initiatives citoyennes européennes (ICE). Beaucoup trop lourdes — il faut récolter un million de signatures provenant d’au moins un quart des Etats membres de l’Union européenne en douze mois — les ICE sont un échec. A ce jour, seules trois initiatives ont atteint le seuil de signatures ; toutes les trois remontent à 2012. De son côté, la Maison blanche a répondu à plus de deux cents pétitions en ligne depuis septembre 2011. Cette différence est avant tout une question de volonté politique. En 2016, la plateforme voulue par Barack Obama s’ouvrira encore davantage en synchronisant ses listes de signataires avec celles de Change.org. A l’inverse, la start-up française Click’n’Sign, qui proposait une plateforme de récolte de signatures et d’accompagnement des porteurs d’ICE, a fermé ses portes en 2015 à cause de la rigidité du dispositif de la Commission européenne.

L’enjeu de la civic-tech est là : sur de nombreux sujets, les citoyens doivent réussir à imposer un rapport de force aux institutions sans attendre une hypothétique consultation pour avaliser des décisions déjà ficelées. Le succès de Meu Rio au Brésil en témoigne : soixante politiques publiques locales ont été modifiées sous l’influence de ce « lobby citoyen » qui inonde les messageries des élus pour faire entendre les voix des 250 000 inscrits sur la plateforme de mobilisation nossascidades.org. Grâce à l’ouverture de son code, qui rend donc l’outil facilement réplicable, le mouvement se répand dans des dizaines de villes d’Amérique du Sud.

la plateforme nossascidades.org se décline désormais dans toutes les grandes villes brésiliennes

Mesurer les controverses dans l’opinion

Les plateformes de pétitions sont en train d’acquérir un rôle de vigie de la mobilisation citoyenne. Les médias s’y réfèrent de plus en plus fréquemment pour mesurer l’impact d’une controverse politique et relayer les témoignages des signataires. Jusqu’à présent, cette mesure de l’opinion était une activité réservée aux instituts de sondage. Leur domination s’est construite sur les onéreux dispositifs d’enquête et d’analyse qu’ils déploient pour parvenir à une indication équilibrée des positions au sein d’une population ciblée. La fameuse représentativité. C’est le premier biais systématiquement opposé à la civic-tech : si plus de 80 % des Français sont aujourd’hui connectés à internet, il est avéré que la participation en ligne ne concerne qu’une infime minorité de la population. Plus problématique encore, cette minorité active provient généralement de groupes d’intérêts déjà structurés et donc, par nature, peu représentatifs. Bobby Demri, le fondateur de l’application mobile GOV, n’est pas de cet avis. Selon lui, la consultation directe des 55 000 « Govers » — sur des questions qu’ils ont eux-mêmes posées — aboutirait de manière gratuite et plus rapide à des résultats aussi précis que ceux des instituts de sondage traditionnels.

vidéo de présentation de GOV réalisée par l’agence de communication Fred & Farid, investisseur dans l’application

Un autre projet français voit encore plus loin en promettant une prédiction des événements politiques sur la base des opinions de parieurs aguerris ! Hypermind est une start-up dirigée par Mathieu Laine et Emile Servan-Schreiber, deux entrepreneurs qui ont combiné leurs expertises techniques pour créer un marché prédictif dédié à la politique (c’est expliqué ici). Concrètement, il s’agit d’une place de marché où les prévisions sont cotées sous forme d’actions et échangées entre « traders » au gré des turbulences de l’actualité politique. Exactement comme à la bourse. Les gains sont ensuite répartis selon que les événements se concrétisent ou non. Cela laisse planer quelques doutes sur les valeurs et l’impact démocratique d’une telle plateforme, mais la promesse d’Hypermind réside, selon ses initiateurs, dans l’auto-réalisation certaine d’une prédiction collective consolidant toutes les prévisions individuelles. Par exemple, d’après les dernières tendances du site, vous avez intérêt à miser sur Alain Juppé pour 2017, puisque les parieurs lui accordent 37 % de chances d’être élu président de la République après avoir survolé la primaire de la droite et du centre.

capture d’écran d’hypermind.com

L’agrégation des opinions et la visualisation des controverses — que le jeune projet international Pol.is veut repenser en cartographiant les interactions entre participants à un débat — ne suffiront pas à révolutionner la politique. En revanche, les applications fondées sur ce modèle peuvent transformer la manière dont les campagnes de mobilisation sont menées. C’est le constat que j’avais établi après mes premiers jours d’utilisation de Brigade, l’application lancée en juin 2015 par l’entrepreneur Sean Parker avec les anciennes équipes de Causes et Votizen. Le concept est similaire à celui de GOV, avec une couche de réseau social en plus. Sur Brigade, chaque utilisateur peut inviter son réseau à se positionner sur une question à laquelle il a déjà répondu pour connaître l’opinion de ses contacts… et tenter de les convaincre de rejoindre son avis.

Derrière l’apparente simplicité de ses questions courtes et clivantes — elles aussi posées par les utilisateurs — Brigade illustre l’un des paradoxes les plus complexes de la pratique politique contemporaine : si elle ambitionne de rassembler des utilisateurs sur des opinions et initiatives communes, l’application traduit avant tout l’individualisation extrême de nos profils politiques. Nous avons tous nos sujets de prédilection et des enjeux que nous maîtrisons moins. Nous paraissons progressistes sur certaines questions et conservateurs sur d’autres. Nos positions évoluent tout au long de notre vie au gré des événements et des rencontres. Cette diversité infinie entraîne une progressive désaffiliation idéologique. C’est l’une des causes, selon moi, de l’effritement de l’adhésion aux discours et partis politiques monolithiques.

Organiser des campagnes militantes

L’engagement politique des jeunes générations se matérialise en effet par des actions ciblées et éphémères, beaucoup plus concrètes que les grandes envolées tribuniciennes qui séduisaient leurs aînés. Ces mobilisations s’organisent via des plateformes spécialisées comme powerfoule.org ou fullmobs.org. Elles reposent sur la responsabilisation de petites équipes-projets comme celles que Citizers et CollectivZ entendent encourager depuis Nantes et Paris. Au cœur de la multitude, la clé du succès est de trouver les communautés qui seront réceptives à un appel calibré.

sur fullmobs.org, vous choisissez où, quand et comment vous engager pour les autres

Or dans ce contexte, le big data politique composé de toutes les prises de position individuelles que collectent méticuleusement les applications comme Brigade ou GOV revêt une immense valeur pour tout candidat en recherche de suffrages. Grâce à la base de données « Catalyst », l’équipe de Barack Obama avait compilé jusqu’à 500 données sur chaque électeur américain, permettant ainsi d’accroître redoutablement l’efficacité de son marketing politique personnalisé. Dans la foulée, les concepteurs de ces campagnes ont créé leurs agences de stratégie électorale — notamment Nation Builder, Blue State Digital et NGP VAN — et continuent d’innover pendant cette campagne 2016. Nous disposons d’équivalents de notre côté de l’Atlantique, avec Spallian et son logiciel « Corto » ou Liegey Muller Pons, une agence fondée par trois anciens étudiants français qui se sont rencontrés pendant la campagne d’Obama en 2008. De retour en France, ils ont adapté ces méthodes en pilotant la campagne de porte-à-porte de François Hollande en 2012. Ils ont ensuite développé le logiciel « 50+1 » qui permet de cartographier les données sociologiques et l’historique électoral d’une circonscription, bureau de vote par bureau de vote. L’utilisation de ces nouveaux assistants de campagne est probante en termes d’augmentation de la participation électorale chez les populations visées.

capture d’écran de liegeymullerpons.fr

Il n’est pas certain pour autant que l’optimisation des campagnes — et donc leur professionnalisation — réussisse à mobiliser tous les citoyens qui, sans avoir perdu l’envie de voter pour décider, n’ont plus envie d’élire pour être simplement représentés.

Fin de la troisième partie > la suite s’est transformée en rapport sur les institutions numériques pour point d’aencrage.

La suite sur Open Source Politics.

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