Cette obsession française pour les “statuts”

Notre culture du corporatisme est-elle indécrottable ?

Laetitia Vitaud
4 min readApr 4, 2018

Partagée entre l’anglais et le français, au travail et dans ma vie privée, je suis souvent confrontée à la difficulté de traduire le mot français de “statut”. Je me suis rendue compte qu’il était omniprésent en français, notamment à propos du travail et dans les sujets qui m’occupent le plus. Pourtant, on ne le trouve absolument pas en anglais sur ces sujets. “Le statut des fonctionnaire”, “le statut d’indépendant”, “le statut de salarié” et même “le statut de la femme” (au singulier)… Mais que veut dire ce mot, au juste ?

Evidemment, je suis est allée voir dans le dictionnaire. Le Larousse donne comme définition :

  1. Premièrement : “Ensemble des dispositions législatives ou réglementaires fixant les garanties fondamentales (droits et obligations) accordées à une collectivité publique ou à un corps de fonctionnaires ou d’agents publics (statut général de la fonction publique, statut des magistrats).” => En version courte : un ensemble de règles qui protège un corps.
  2. Deuxièmement : “Législation applicable à un justiciable en fonction de sa nationalité ou de son domicile (statut personnel), en fonction du lieu de l’objet litigieux (statut réel) ou applicable en un lieu du territoire ou aux personnes originaires de ce lieu (statut territorial). => En bref, un ensemble de règles qui s’applique en fonction d’un critère précis.
  3. Enfin, la troisième définition concerne n’importe quelle “situation de fait, position par rapport à la société”=> En bref, tout et n’importe quoi.

Le mot statut est employé de manière précise à propos des fonctionnaires et des cheminots, puisqu’il s’agit dans les deux cas de “corps”, définis et protégés par un “ensemble de dispositions”. Mais dans le cas de l’expression “statut d’indépendant”, c’est absolument n’importe quoi. Il n’existe pas de “statut d’indépendant” : il n’existe pas de corps ni de critère précis. Un indépendant peut être micro-entrepreneur, avoir une société individuelle, et même être son propre salarié. Et les situations réelles sont si multiples qu’il est difficile d’identifier les critères pour regrouper les indépendants dans une communauté d’intérêts. Et quand bien même il existerait de tels critères, les indépendants ne se reconnaissent pas comme faisant partie d’une même “classe”. Idem pour les salariés : il y a les salariés précaires pauvres en CDD, il y a les salariés riches non précaires en CDI, les fonctionnaires, etc.

Je suis donc légèrement irritée quand je rencontre l’expression “choisir le statut d’indépendant” ou encore la question “quel est ton statut ?”, qui semble parfois plus importante que “que fais-tu comme travail ?”. Mais la langue est le reflet d’une culture (c’est bien pour cela qu’on ne peut jamais traduire mot à mot). Et l’omniprésence de ce mot-là reflète notre culture corporatiste. Cette culture est le produit de notre histoire. Et explique nos grèves de la SNCF.

Le corporatisme se réfère à la fois à une doctrine basée sur le regroupement des corps de métier au sein d’institutions qui défendent leurs intérêts bec et ongles, et à l’utilisation de pouvoirs économiques ou politiques pour créer des groupements d’intérêt puissants. Sous l’Ancien Régime, la France devait sa puissance économique aux corporations, un régime collectif qui organisait les professions (artisans, marchands, professions cléricales) en communautés, subdivisées en corps. Chaque corporation était détentrice d’un savoir-faire précieux et organisait ses intérêts contre les autres et devant le roi.

Puis la révolution française a mis un coup d’arrêt aux corporations (avec la fameuse loi Le Chapelier de 1791). L’idée libérale qui s’est imposée par la suite étant que le corporatisme visant à la défense exclusive des intérêts d’un groupe est un dévoiement de la démocratie.

Pourtant le corporatisme est bien vite revenu. Il doit beaucoup à Napoléon, à qui on doit une partie des “grands corps de l’Etats”. Les organisations professionnelles qui se sont développées ont aussi remis le corporatisme au goût du jour, surtout celles qui contrôlent l’accès à la profession. Elles sont nombreuses et omniprésentes. Elles concernent les avocats, les pharmaciens, les notaires, les huissiers, les chauffeurs de taxis, etc. Les grandes entreprises aussi sont fortement imprégnées de cette culture corporatiste : leurs dirigeants sont issues des grandes écoles qui excluent les “non initiés”, leurs actions de communication et de lobbying révèlent leur pouvoir de défendre leurs intérêts propres au détriment de l’intérêt général, etc.

En réalité, le corporatisme n’existe pas uniquement en France, évidemment. Mais la langue française révèle à quel point le corporatisme domine les esprits et la culture, au point que nous voulions, inconsciemment, remettre des corporations là où il n’ y en pas. Pour parler des “statuts” d’un groupe, encore faudrait-il que ce groupe existe, qu’il ait des intérêts communs.

Arrêtons de parler de “statuts” à tout bout de champ ! Et si nous parlions plutôt de singularité, d’individus connectés en réseau, ou, pourquoi pas, d’intérêt général, pour changer ?

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Laetitia Vitaud

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