Freelancing et management : Repenser le temps et l’espace de travail

Laetitia Vitaud
Malt-community
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11 min readJan 25, 2018
Illustration : Mathilde Crétier

Pour les entreprises et les managers, la montée des freelances implique de nombreux changements. Il n’est plus possible d’organiser le travail comme à l’époque du fordisme. Il n’est plus possible de manager de la même manière. Les freelances poussent à une transformation radicale du management qui concerne aussi tous ceux qui restent salariés. C’est l’objet d’une étude réalisée avec Malt (ex-Hopwork), qui sera diffusée le mois prochain.

Les règles du travail étaient plus simples dans l’économie fordiste. Comme dans le théâtre classique, le travail suivait la règle des trois unités : de temps, de lieu et d’action. Depuis, la mondialisation et la transition numérique ont fait éclater ces règles d’unité du travail. Il n’y a plus d’unité de lieu ; les chaînes de valeur sont devenues globales et complexes : les collaborateurs n’appartiennent pas tous à la même organisation et ils peuvent de plus en plus travailler à distance. Il n’y a plus d’unité de temps et d’action : des acteurs multiples, dont les freelances, participent à des “projets” pour le compte d’entités de plus en plus nombreuses et diverses. En dehors de l’usine et du service rendu directement aux clients, le temps de travail devient plus flexible et la connexion permanente à Internet brouille la frontière entre temps de travail et le temps de loisir. Le management tente tant bien que mal de s’adapter à cette nouvelle donne.

A bien des égards, les freelances sont en avance de phase sur toutes ces transformations. Ils se sont affranchis par eux-même de la règle des trois unités. C’est même pour cela que la plupart d’entre eux ont choisi de devenir freelance. Ils ont appris avant les autres à travailler en “mode projet”, hors des unités de temps, de lieu et d’espace. Ils savent utiliser les outils collaboratifs (GitHub, Slack, Workplace, etc.) et les outils de gestion de projet (Trello) qui ont rendu possible le travail d’équipes éparpillées sur des espaces différents. Parfois, ils les ont même inventés : on doit l’informatique open source aux développeurs (freelances ou pas) qui ont donné leur temps pour développer du code libre au sein de communautés partageant des valeurs idéalistes. A nouveau, la capacité à s’affranchir des règles explique pourquoi les freelances peuvent aider les entreprises dans leur adaptation à la nouvelle donne — en particulier les aider à s’affranchir des règles classiques de l’unité de temps et d’espace.

La transformation de l’espace par les knowledge workers

Au XXe siècle, les travailleurs de la “classe créative” (l’expression est de Richard Florida) ont transformé l’espace de travail. Lorsque Douglas McGregor publie La dimension humaine de l’entreprise en 1960 (The Human Side of Enterprise, l’un des livres de managements les plus influents de l’histoire), il popularise l’idée selon laquelle les entreprises doivent permettre l’épanouissement individuel des employés pour créer de la valeur et innover. La nouvelle main-d’oeuvre, de plus en plus composée de knowledge workers (cette expression-là est de Peter Drucker), appelle de nouveaux espaces de travail.

Pour cet univers, tout ce qui rappelle l’usine et le taylorisme a donc progressivement disparu : les pointeuses, les séparations visibles entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent, le mobilier identique à perte de vue, etc. Les ergonomes se sont d’ailleurs penchés sur les conditions du travail productif des métiers créatifs.

Comment être “productif” quand on écrit du code informatique ou quand on conçoit le logo d’une entreprise ? Quel espace est le plus propice aux activités créatives ? Alors qu’on voyait autrefois le travail de bureau comme une simple variante du travail à l’usine, on a commencé, à partir des années 1950, à comprendre qu’il existait une différence de nature entre ces deux formes de travail. La capacité à mobiliser ses capacités cognitives et à se concentrer sur une tâche exigeante requiert un environnement de travail particulier.

La mutation des conditions de travail de cette nouvelle main-d’oeuvre est l’objet du livre Deep Work: Rules for Success in a Distracted World de Cal Newport, paru en 2016. Selon lui, la capacité à se concentrer pour travailler “profondément” (“deep work”) est la compétence la plus rare et la plus utile dans l’économie d’aujourd’hui. Les distractions et les notifications sont en effet omniprésentes dans nos vie. Être capable de les écarter ou de les ignorer pour se concentrer sur une tâche exigeante est précisément ce qui permet à certains d’entre nous de créer de la valeur. Le problème, c’est qu’on a longtemps utilisé les espaces de travail pour faire exactement l’inverse : encourager les interactions entre collaborateurs et la “sérendipité” — au détriment de la concentration.

Selon Newport, la solution à ce problème réside dans l’utilisation d’espaces multiples. Au sein d’une entreprise, il doit désormais y avoir plusieurs espaces : une salle réservée au deep work où les conversations sont bannies, mais aussi un espace convivial où on échange des idées autour d’un café, et encore un autre encore où l’on peut accomplir le travail “superficiel”, comme répondre à ses emails. Dans la pratique, même lorsque cela n’est pas inscrit dans un contrat, la plupart des employés utilisent de fait plusieurs espaces pour travailler. De nombreux cadres ramènent du travail à la maison pour finir une tâche ardue dans un environnement plus propice à la concentration. Le télétravail officieux est certes difficile à mesurer. Mais pour beaucoup de travailleurs, le domicile est devenu l’espace de deep work par excellence, tandis que le bureau est l’espace consacré aux interactions plus ou moins superficielles avec les collègues.

L’espace de travail éclaté à l’âge des freelances

L’âge d’or du bureau traditionnel est derrière nous. Le travail en freelance et l’entrepreneuriat ne concernent certes qu’une minorité des actifs français. Mais le rapport à l’espace a déjà changé pour tous. Les outils numériques permettent d’être connecté en permanence et donnent à chacun une sorte de don d’ubiquité. De plus, la possibilité du télétravail, même partiel, devient un argument de recrutement pour les entreprises en proie à la pénurie des talents. Il est devenu difficile de recruter certains profils talentueux (comme les développeurs informatiques) si on ne leur ménage pas une certaine flexibilité en matière d’horaires et de lieu de travail !

La part des actifs travaillant en dehors du bureau est en augmentation constante. Avec l’augmentation du nombre de freelances et la montée en puissance du management en “mode projet”, de plus en plus d’actifs s’échappent du bureau. Les bureaux “nomades” se sont multipliés ces dernières années. Certaines entreprises ont même franchi le pas de renoncer complètement aux bureaux… pour ne réserver des espaces qu’afin de réunir ponctuellement leurs équipes désormais dispersées. La disparition tendancielle des bureaux est la conséquence de trois phénomènes simultanés : le déploiement d’un environnement de travail plus numérique, la montée du travail “à la demande” et la hausse spectaculaire des prix de l’immobilier.

Pour autant, les freelances ne peuvent s’affranchir totalement de tout ancrage territorial.L’image fantasmée du nomade travaillant sur une plage en Thaïlande est assez éloignée de la réalité statistique des freelances. Le plus souvent, les freelances gardent un lien de proximité géographique avec leurs clients”, peut-on lire dans l’étude Malt-Ouishare sur les freelances. Les freelances sont d’ailleurs nombreux à passer plusieurs jours par semaine chez leurs clients, ou au moins à passer régulièrement dans les bureaux de leurs clients pour des réunions et briefs. Les télétravailleurs qui réussissent le mieux sont ceux qui se déplacent fréquemment pour discuter avec leur client (ou employeur) et échanger avec les équipes concernées par le projet auquel ils participent.

Si les espaces de coworking se sont multipliés dans les grands centres urbains, c’est précisément parce qu’ils offrent à leurs utilisateurs cette centralité si critique — un cadre privilégié pour networker et échanger des bonnes pratiques avec ses pairs. Le succès de la startup américaine WeWork repose sur ce besoin de centralité des travailleurs semi-nomades que sont les freelances. Les lieux choisis par WeWork sont toujours en centre-ville, généralement là où sont concentrées les startups, ces entreprises du nouvel âge. Cela étant, les freelances travaillent en moyenne moins d’une journée par semaine dans un espace de coworking (selon l’étude Malt-Ouishare sur les freelances). Les espaces de coworking sont d’ailleurs également occupés par des salariés… qui télétravaillent dans ces espaces, ou qui y sont envoyés par leur entreprise pour une “acculturation”. Les espaces de coworking contribuent à brouiller les frontières entre des travailleurs aux statuts différents, qui partagent un certain nombre d’aspirations.

La flexibilité du temps et du lieu de travail devient pour les travailleurs un critère de plus en plus important, souvent davantage que le confort du bureau en tant que tel. Naturellement, un bureau agréable est toujours apprécié. Mais il compte moins que les modes de management et la possibilité de travailler de manière autonome. Une entreprise comme Google prend le plus grand soin d’aménager ses bureaux de manière optimale et encourage ses employés à passer du temps au bureau. Mais elle leur ménage la liberté d’organiser leur charge de travail comme ils l’entendent et de travailler de chez eux de temps à autre chaque fois qu’ils doivent accomplir ce fameux deep work si déterminant pour le succès des projets de l’entreprise.

Les entreprises doivent s’adapter à cette nouvelle donne pour rester attractives. Elles s’efforcent désormais d’offrir à leurs employés un “combo” personnalisé et flexible en matière d’espace de travail, avec un bureau agréable, les équipements adéquats pour qu’ils puissent travailler à distance, la possibilité d’utiliser des espaces de coworking lorsqu’ils sont en déplacement, etc.

Pendant longtemps les employés et les travailleurs externes ne partageaient pas les mêmes bureaux. Pour ne pas risquer la requalification en salariat, il ne fallait surtout pas traiter employés et externes de la même manière : impossible, par exemple, d’offrir un bureau attitré à un prestataire ! Mais les espaces de travail se transforment pour s’adapter à la nouvelle donne. L’open space est devenu la norme et le desk sharing s’est généralisé. Il est désormais beaucoup plus fréquent que les freelances (et prestataires) et les employés partagent le même espace, au point qu’il est devenu difficile de les distinguer. Pour les entreprises d’aujourd’hui, un espace partagé entre les uns et les autres est devenu indispensable au partage de la culture et à la transmission des savoirs.

Le temps de travail, une notion à redéfinir ?

Historiquement, le salariat a marqué une transformation du rapport au temps puisqu’il signifie la fin de la rémunération “à la tâche” au profit de la rémunération en fonction du temps. Le salarié ne vend plus le fruit de son travail en tant que tel ; il monnaie son temps, mis à disposition de l’employeur. Ce nouveau rapport au temps a d’abord concerné les ouvriers et les travailleurs moins qualifiés, mais il s’est ensuite étendu à l’essentiel des travailleurs.

Tout au long du XXe siècle, les “cols bleus” ont milité pour réduire ce temps de travail et améliorer leurs conditions de travail et de vie. Aux Etats-Unis comme en Europe, des lois ont été obtenues de haute lutte pour réduire le temps de travail. Alors qu’au XIXe siècle, il fallait travailler sans cesse pour espérer survivre, au XXe siècle, on a vu apparaître un nouveau temps, le temps des loisirs. En France, comme dans de nombreux pays européens, la seconde moitié du siècle (dès les années 1930) a vu l’arrivée des congés payés — c’est-à-dire du temps non-travaillé rémunéré par l’employeur.

Les “cols blancs”, dont le nombre a très vite dépassé celui des cols bleus, ont adopté une partie des “acquis” des cols bleus. Mais nombre d’entre eux ont aussi pris leurs distances par rapport au temps du travail ouvrier. Dans une situation de concurrence forte pour grimper dans la hiérarchie de l’entreprise, les cols blancs ont cherché à prouver leur valeur et leur dévouement à l’entreprise en consacrant plus de temps à leur travail que les autres employés. Plus ils sont situés à un échelon élevé de l’échelle hiérarchique, plus le niveau de brouillage entre temps de travail, temps de loisir et temps de repos est élevé. Le fait d’emporter des dossiers pour travailler à la maison le dimanche devient un signe d’importance et de pouvoir.

Pour l’immense majorité des travailleurs — cols bleus, cols blancs, employés ou commerçants — le XXe siècle a marqué une forte augmentation du temps non travaillé. On a vu émerger une société (et une industrie) des loisirs et des vacances. Les différents temps de vie ont progressivement été séparés et encadrés. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, les travailleurs avaient désormais accès à des années de vie non travaillées, grâce à des systèmes de retraites mis en place à une époque où les ouvriers mouraient beaucoup plus jeunes.

Depuis la fin du XXe siècle, la généralisation des technologies de l’information et de la communication a à nouveau bouleversé le rapport au temps de travail d’une grande partie des travailleurs. Munis de téléphones et d’ordinateurs portables, connectés tout au long de la journée, ces travailleurs vivent un brouillage de temps qui avaient été séparés au XXe siècle. Mais d’autres travailleurs, à l’usine, au restaurant, au supermarché ou encore dans tous les métiers de “front office”, restent contraints par des horaires définis. En somme, les technologies numériques ont divisé le monde du travail en deux : d’un côté, ceux pour lesquels la question du temps de travail n’existe plus ; de l’autre, ceux qui ne peuvent pas s’en affranchir.

Pour les travailleurs qui peuvent s’affranchir des horaires de travail, le brouillage entre travail et loisir est presque total. Comme l’écrit Henri Isaac, professeur à l’université Paris-Dauphine, “nous sommes entrés dans une deuxième phase où la notion de temps de travail n’a plus de sens. De plus en plus, le temps hors travail exerce une influence déterminante sur la productivité des personnes et, donc, sur l’efficacité de l’organisation”. S’il devient impossible de distinguer temps de travail et temps de loisir dans certains métiers, alors l’employeur reporte son attention sur le fruit du travail. Le travail cesse alors d’être une quantité de temps achetée pour (re)devenir une prestation de service dont on peut mesurer la qualité.

Pour les freelances, le temps personnel et le temps professionnel sont presque indissociables. La plupart des freelances apprécient de ne pas être soumis à des horaires et de pouvoir disposer de leur temps librement : c’est souvent l’une des principales raisons qui les pousse à devenir freelance. Mais comme leur temps n’est pas encadré et que leur rémunération dépend du nombre de missions qu’ils arrivent à accomplir, les freelances ne sont pas à l’abri du burn out. Pour rester freelance, ils doivent apprendre à rétablir un certain degré de séparation entre loisir et travail, se “discipliner” pour mieux se concentrer. Souvent, les freelances se préoccupent beaucoup des meilleures manières de dépenser leur temps : on leur doit une grande partie des milliers d’articles sur les “manières d’être plus productif” !

L’étude Malt “Se transformer avec les freelances” sera en ligne très vite ! D’ici là, découvrez un autre extrait de l’étude sur Medium :

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Laetitia Vitaud
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