Qui veille au grain pour demain ?

Les Greniers d’Abondance
14 min readApr 16, 2020

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Crédits : Tevin Trinh

La pandémie de Covid-19 et les mesures prises pour y faire face sont à l’origine d’une crise sanitaire et économique qui surprend par son ampleur et sa rapidité. Le secteur de l’alimentation est particulièrement critique, puisqu’il conditionne la stabilité sociale et, tout simplement, notre capacité à rester en vie.

Dans cet article, nous résumons les effets directs de la crise sanitaire sur le système alimentaire des pays industrialisés. Nous examinons alors les conséquences prévisibles — et pour partie déjà observables — d’une récession économique sur la sécurité alimentaire mondiale. Enfin, nous élargissons le cadre d’analyse en considérant d’autres types de menaces.

Comme nous allons le voir, la sécurité alimentaire mondiale va probablement connaître une dégradation importante dans les mois à venir. A moyen terme, la crise sanitaire devrait voir ses effets dilués dans une accumulation de crises bouleversant en profondeur le système alimentaire industrialisé.

1. Le système alimentaire mis à l’épreuve

Le système alimentaire comprend l’ensemble des activités mises en place par une société pour produire, transformer, transporter et consommer la nourriture. La plupart sont directement affectées par les mesures de confinement et la mise à l’arrêt brutale d’une grande partie de l’économie nationale. Depuis les fermes jusqu’à la vente de détail, en passant par les usines de l’agroalimentaire et la logistique, chaque maillon du système doit faire face au manque d’effectifs, aux difficultés d’approvisionnement ou à la disparition de débouchés.

Figure 1 : Une représentation simplifiée de notre système alimentaire : la façon dont les sociétés industrielles s’organisent dans le temps et dans l’espace pour produire et consommer leur nourriture. Les effets directs de la crise sanitaire sont listés en rouge aux côtés des maillons concernés. Crédits : Les Greniers d’Abondance, CC.

En amont de la ferme, des tensions sont apparues chez les fournisseurs d’équipement et d’intrants agricoles, suite à la perturbation des chaînes logistiques. De nombreux producteurs de graines et de plants ont été tantôt en rupture de stock suite à des achats massifs en ligne, tantôt contraints de jeter une part importante de leur marchandise, finalement reconnue comme « de première nécessité » après trois semaines de confinement.

Dans les exploitations agricoles, la fermeture des frontières occasionne un déficit de main d’œuvre estimé à 200 000 personnes ce printemps — soit le quart du nombre de travailleurs agricoles français. Faute de bras pour les récoltes, les fruits et légumes frais devraient se faire rares cet été, et leur prix pourrait fortement augmenter. Une grande partie des importations, qui couvrent 50 % de notre consommation nationale de fruits et légumes, sont également menacées, car l’Espagne et l’Italie sont confrontées aux même difficultés.

La péninsule d’Alméria (Espagne) est couverte de serres destinées à la culture intensive de fruits et légumes, sur une surface équivalente à trois fois Paris (26 000 hectares). L’Espagne est le premier producteur européen de fruits et légumes, mais les récoltes sont mises à mal par le manque de main d’œuvre. Crédits : © Yann Arthus Bertrand

Tandis que l’Espagne autorise le travail des migrants sans-papier, l’Allemagne a ouvert ses frontières aux travailleurs saisonniers en provenance d’Europe de l’Est. En France, le ministre de l’agriculture Didier Guillaume et la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, ont appelé « l’armée de l’ombre » des français au chômage technique à se manifester sur la plateforme Des bras pour ton assiette. Plus de 200 000 candidatures ont été recueillies en seulement deux semaines, mais le nombre de contrats qui seront conclus reste très incertain : « il va y avoir de la perte en ligne, quand ils vont voir que la terre est basse, que le travail est pénible et mal payé » estime l’économiste Bruno Parmentier.

Travailleurs agricoles saisonniers. Crédits : © Devpolicy

En plus du manque de main d’œuvre, certaines filières sont bouleversées par la disparition de leurs débouchés. Les producteurs de fromages AOP, tout comme les entreprises de pêche, voient leurs ventes s’effondrer. Les éleveurs connaissent eux aussi des difficultés, en particulier dans la filière laitière, confrontée à une importante surproduction. Ces situations s’expliquent d’une part par le choix des consommateurs, qui privilégient les denrées stockables au frais en cette période de crise. La deuxième raison tient à ce que les principaux circuits de vente de ces produits sont interrompus : la restauration hors-domicile (cantines et restaurants), qui représente un repas sur six en France, est presque totalement à l’arrêt. Les trois quarts des marchés alimentaires sont eux aussi interdits.

Après la production agricole, vient la transformation des denrées brutes en aliments. Environ 80 % des dépenses alimentaires des ménages concernent des aliments transformés : farine, semoule, pain, pâtes, huiles, sucre, produits laitiers, viandes, conserves. Les industries agroalimentaires sont touchées par le manque de main d’œuvre, avec en moyenne 20 % des salariés absents, et le bouleversement de leurs débouchés. Certaines usines tournent nuit et jour et réorganisent leur lignes de production pour faire face aux pics de demande sur les produits secs achetés massivement comme la farine ou les pâtes, mais la plupart connaissent une forte baisse d’activité et des difficultés économiques. L’approvisionnement des usines en emballages et le transport routier des marchandises sont aussi sous tension.

La crise révèle plus largement le rôle central de la logistique dans le fonctionnement du système alimentaire. Bien que des stocks d’un mois soient disponibles, ceux-ci sont dispersés sur toute la chaîne logistique (silos, usines, entrepôts), et des ruptures de stock se produisent dans les rayons de supermarchés lorsque le transport ne suit pas la demande.

Le Parc International de Chesnes, à Saint-Quentin-Fallavier (Isère), est la première zone logistique de France et sans doute du sud de l’Europe. Ce sont aujourd’hui plus de 75 % des marchandises alimentaires qui transitent par des entrepôts nationaux ou régionaux. Source : Ritzenthaler A. (2016) Les circuits de distribution des produits alimentaires. Avis du CESE. Crédits : © CAPI — ULM38.

Les transporteurs routiers ont fortement réduit leur activité, faute de marchandises non-alimentaires. En moyenne, six camions sur dix ne circulent plus. Cette baisse affecte le transport alimentaire, du fait des retours à vide qui pénalisent l’équilibre économique du secteur.

Enfin, du côté des consommateurs, on retrouve des phénomènes attendus en situation de crise : les foyers réalisent des achats massifs de produits de grande consommation et constituent des réserves. Les ventes de congélateurs ont été multipliées par dix !

L’insécurité alimentaire est aggravée chez les personnes vulnérables. En France, des réseaux d’entraides se développent : aide pour les courses, mise en place de plates-formes pour aider les producteurs à trouver des débouchés, dons aux associations humanitaires. L’approvisionnement direct auprès des producteurs connaît un réel essor, mais la grande distribution capte néanmoins l’essentiel des reports d’achats, avec notamment une explosion des drives et des livraisons.

Pour résumer, la situation en France après un mois de confinement met en évidence certaines vulnérabilités de notre système alimentaire. Nous sommes fortement dépendants de la main d’œuvre étrangère, avons peu de stocks, et comptons sur un transport intensif et permanent. De nombreuses exploitations et entreprises spécialisées sont fragiles économiquement, et la précarité alimentaire est latente. La population et les autorités ne sont pas préparées à un dysfonctionnement du système.

Si le risque de pénurie dû aux effets immédiats de la crise sanitaire semble écarté, la situation pourrait nettement se dégrader dans les mois à venir, aussi bien en France qu’à l’échelle mondiale.

2. Le plus dur reste à venir

Passé le pic épidémique et la période de confinement strict, la crise sanitaire devrait se muer en une crise économique de grande ampleur. La sécurité alimentaire de populations à faibles revenus, voire de pays entiers, pourrait alors être menacée. En France, de nombreuses exploitations agricoles, déjà fragiles économiquement, seront contraintes de cesser leur activité sans mesures de soutien.

Les marchés mondiaux pourraient se gripper

La sécurité alimentaire mondiale pourrait rapidement se dégrader, alerte l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Elle met en cause des productions en baisse dues au manque de main d’oeuvre, et la décision prise par certains pays de limiter leurs exportations, notamment de céréales (Kazakhstan, Russie, Vietnam). À nouveau, la fluidité de la logistique et du commerce apparaît essentielle pour garantir la sécurité alimentaire dans les mois à venir. « À partir d’avril/mai, nous nous attendons à des perturbations dans les chaînes d’approvisionnement alimentaire » indique la FAO sur sa page dédiée au Covid-19. La fluctuation des prix sur les marchés internationaux est également un facteur de vulnérabilité, comme l’ont montré les nombreuses émeutes de la faim ayant accompagné la flambée des cours en 2008 et 2010–2012 (voir Figure 2).

Ce risque n’est pas écarté par la FAO : « étant donné la complexité des filières alimentaires et l’importance du commerce et des transports, les marchés alimentaires pourraient se trouver en situation de très grande vulnérabilité […] les effets seront particulièrement marqués dans les pays qui dépendent fortement des importations des produits de base ».

Figure 2: Indice des prix alimentaires et émeutes de la faim dans le monde. Le nombre de victimes directes des émeutes est indiqué entre parenthèses. Source : Lagi et al. (2011).

Encore faut-il gagner son pain…

Au-delà de l’instabilité des marchés, les conditions de revenu des consommateurs sont gravement menacées. A l’échelle mondiale, plus de huit actifs sur dix sont affectés par la fermeture partielle ou totale de leur lieu de travail. La baisse d’activité économique engendrée par la pandémie est, selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), « sans précédent ». L’agence de l’ONU estime que 1,25 milliards de travailleurs, soit 38 % de la population active mondiale, sont employés dans des secteurs à risque de hausse « drastique et dévastatrice » de licenciements et de réduction des salaires. Ces secteurs incluent le commerce de détail, l’hébergement, la restauration, et l’industrie manufacturière. Une part considérable de la population va faire face à de graves difficultés économiques, et la précarité alimentaire risque d’exploser. Le danger est particulièrement prégnant en l’absence de protection sociale, et dans les secteurs informels de l’économie. En Inde, par exemple, « environ 400 millions de travailleurs informels risquent de s’enfoncer dans la pauvreté », estime l’OIT.

Ces risques n’épargnent pas les pays occidentaux. Rappelons que la précarité alimentaire avait doublé en Grèce entre 2008 et 2016. Au Royaume-Uni, trois professeurs d’université spécialistes des questions alimentaires ont adressé une lettre au Premier Ministre pour demander la mise en place immédiate d’un programme de rationnement tenant compte des conditions de revenu de la population, et basé sur les besoins nutritionnels.

Aux États-Unis, les banques alimentaires sont déjà submergées par la demande. Des images dignes de scénarios hollywoodiens circulent dans la presse, exposant des files d’attente de plusieurs milliers de véhicules à San Antonio (Texas), Chicago (Illinois), en Floride et en Pennsylvanie. Les demandeurs repartent souvent le coffre vide après plusieurs heures d’attente, faute de stocks suffisants.

Le 8 avril 2020, tweet présentant la vidéo timelapse d’une file d’attente interminable de véhicules pour accéder à une banque alimentaire à San Antonio (Texas).

La production suivra-t-elle ?

Les agriculteurs ne seront pas épargnés par le choc économique. En France, comme dans de nombreux pays, ils appartiennent à la catégorie professionnelle au plus fort taux de pauvreté, et souffrent depuis longtemps d’une répartition inégale de la valeur au sein du système alimentaire.

Relativement autonomes jusqu’au milieu du siècle dernier, les fermes se sont pour la plupart transformées en exploitations agricoles étroitement intégrées à une chaîne de production qui les dépasse largement. Elles constituent les débouchés d’entreprises en amont — firmes semencières, produits phytosanitaires, engrais minéraux et agroéquipements — et les fournisseurs d’industries en aval : coopératives, industries agroalimentaires, entreprises de négoce et de logistique, grande distribution…

Sur 100 euros d’achats alimentaires, seuls 6,5 euros sont perçus par les agriculteurs français (Figure 3). Le reste est majoritairement capté par des acteurs bénéficiant d’un fort pouvoir de négociation suite à la concentration économique historique des secteurs de l’agro-fourniture, de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution.

Figure 3 : Répartition de la valeur ajoutée entre acteurs de la filière, sur cent euros d’achat alimentaire, en France. Source : Les Greniers d’Abondance, d’après FranceAgriMer (2020) Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires.

Par ailleurs, les agriculteurs se sont massivement endettés ces dernières décennies [1], ce qui complique une restructuration de leur activité pour faire face à la crise. Tout cela rend de nombreuses exploitations très fragiles économiquement : hors subventions, la moitié d’entre elles auraient un résultat négatif. Sans mesures spécifiques, des faillites sont donc à prévoir chez les producteurs touchés par le manque de main d’œuvre, la perte de débouchés ou la chute des cours. Cela viendrait accélérer le déclin rapide de la population agricole, dont le nombre devrait diminuer d’un quart d’ici 2030 (figure 4).

Figure 4 : Évolution du nombre d’exploitations agricoles en France depuis 150 ans, et projection tendancielle pour la décennie 2020–2030 : un quart des exploitations risque de disparaître. Les agriculteurs ne représentent pourtant que 3% des actifs.
Source : Les Greniers d’Abondance, d’après Duby G. et Wallon A. (1977) L’Histoire de la France Rurale et Agreste (2019) GraphAgri 2019.

La crise à venir ne fait qu’aggraver une situation déjà structurellement périlleuse. À quelles autres menaces devons-nous être prêts à faire face ?

3. L’arbre qui cache la forêt

Épuisement des ressources énergétiques, changement climatique, effondrement de la biodiversité : la pandémie n’a malheureusement pas fait disparaître ces menaces. De nombreuses organisations exhortent le monde politique et économique à un changement de cap radical pour l’après-Covid-19. Que nous réservent ces menaces sur le plan alimentaire ?

La demande de pétrole en berne, et bientôt l’offre

Selon de nombreux experts (Agence Internationale de l’Énergie, Institut Français du Pétrole, Centre de recherche géologique de Finlande), l’offre de pétrole devrait connaître une contraction globale dans les cinq ans à venir. Ce risque est accentué par l’effondrement du cours du baril actuel, en partie lié à la baisse inédite de la demande suite au confinement de la moitié de l’humanité. Dans ce contexte, les coûteux investissements indispensables à l’exploration et à la mise en production de nouveaux gisements ne peuvent être réalisés.

En particulier, les producteurs américains de pétroles de schistes, dont l’exploitation nécessite davantage de capitaux, se dirigent droit vers la faillite sans aides d’urgence du gouvernement. Or c’est sur l’augmentation de cette production que l’on comptait pour compenser le déclin structurel des gisements dits « conventionnels » (figure 5). Il est donc probable que le pétrole vienne à manquer pour les plans de relance de sortie de crise.

Figure 5 : Évolution de la production de pétrole brut entre 1985 et 2018 et scénario de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) pour répondre à une augmentation de la demande de 1 % par an jusqu’en 2025. Les projections incluent les projets en cours de développement. Article détaillé.
Source : Les Greniers d’Abondance, d’après les données accessibles en ligne de l’Energy Information Administration, de la Canadian Association of Petroleum Producers et de l’Agence Internationale de l’Énergie (2018) World Energy Outllook. Voir le commentaire en ligne.

Nous connaîtrons le début d’une décrue énergétique subie à l’échelle mondiale. Cela alors que fabrication d’engrais, travaux des champs, industries agroalimentaires et transport de marchandises, reposent tous sur une énergie peu chère et abondante.

Trente mille semi-remorques [2] traversent chaque jour notre pays pour approvisionner en flux tendus usines, entrepôts et enseignes de la grande distribution, où sont réalisés 87 % des achats alimentaires [3], le plus souvent en voiture. À l’échelle d’un bassin de vie, nous exportons la quasi-totalité de la production agricole, et importons la quasi-totalité de la nourriture [4]. Notre système alimentaire n’est pas prêt à affronter un sevrage énergétique.

Les prévisions climatiques restent inchangées

L’arrêt brutal d’une grande partie de l’activité économique marque une atténuation ponctuelle de la pression exercée par les sociétés industrialisées sur l’environnement. De nombreux observateurs relèvent une baisse de la pollution atmosphérique, des émissions de gaz à effet de serre, ou de la consommation de matériaux et d’énergie. Cela démontre que nous avons la capacité physique d’agir, mais ne doit pas nous donner l’illusion que nous avons commencé à résoudre nos problèmes !

Cet infléchissement ponctuel n’a presque aucune incidence sur les crises écologiques globales, qui résultent de plusieurs décennies de développement incompatible avec les limites planétaires.

A court terme, cet épisode n’occasionnera pas d’inversion du changement climatique, et ce même si des mesures drastiques étaient mises en œuvre en sortie de crise — ce qui est bien sûr souhaitable. L’ampleur du réchauffement dépend de l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, et non des rejets du moment. Étant données les émissions records de ces dernières décennies et l’inertie du système — de l’ordre d’une trentaine d’années entre le pic d’émission et la stabilisation de CO2 atmosphérique à son niveau maximum — les grandes lignes du proche avenir climatique sont déjà écrites. Nous devrons faire face dans les années qui viennent à une aggravation majeure de ce dérèglement.

Projections régionalisées de l’indice d’humidité relative des sols, en moyenne printanière, par rapport à 1970. Le scénario considéré correspond à une trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre intermédiaire, provoquant un réchauffement d’environ 3°C d’ici 2100 (équivalent au scénario RCP 6.0 du GIEC). Source : Drias-climat.

Le secteur agricole est particulièrement à risque : le niveau moyen d’humidité des sols correspondra vraisemblablement dans 30 ans aux records de sécheresse d’aujourd’hui dans de nombreuses régions, d’après les modélisations de laboratoires français. Les sécheresses exceptionnelles que nous connaîtrons alors seront des événements destructeurs inédits en Europe. Des marges de manœuvre existent pour adapter les systèmes agricoles à ces évolutions, mais une baisse tendancielle des rendements, ainsi que des crises sévères, sont à anticiper pour les années qui viennent.

La destruction silencieuse se poursuit

Il aura fallu moins d’un mois de confinement pour voir paraître des daims dans les rues de l’agglomération parisienne et des baleines dans les calanques marseillaises. Ces rencontres inhabituelles ne peuvent cependant pas nous faire oublier la tendance lourde d’extinction massive du monde vivant à l’œuvre, consécutive aux pressions croissantes exercées par les sociétés industrialisées.

De nombreuses voix se sont fait l’écho des liens existants entre l’effondrement de la biodiversité et l’augmentation des risques sanitaires comme l’actuelle pandémie. La destruction des habitats et la prédation du monde sauvage favorisent en effet la transmission de pathogènes. Les élevages intensifs et génétiquement homogènes pourraient quant à eux jouer un rôle d’incubateur.

Évolution de l’Indice Planète Vivante entre 1970 et 2014. L’Indice Planète Vivante est un indicateur de l’état de la biodiversité animale mondiale. Il mesure l’abondance de milliers d’espèces de vertébrés dans le monde entier. Il s’est effondré de 60 % en 44 ans. Source : WWF (2018) Rapport Planète Vivante — Synthèse.

Au delà du risque sanitaire, le secteur agricole est largement menacé par l’effondrement des populations européennes d’insectes (- 67 % en 10 ans [5]) ou d’oiseaux (- 33 % en 17 ans [6]) puisque ces espèces participent à la pollinisation des cultures ou à la régulation des pathogènes et ravageurs. Leurs fonctions écologiques se dégradent silencieusement, et rendent les écosystèmes cultivés de plus en plus vulnérables face aux prochaines crises, comme la propagation d’une maladie ou une catastrophe climatique [7]. La grande homogénéité génétique des cultures et des animaux d’élevage est à cet égard un facteur de risque supplémentaire.

Conclusion

La crise du Covid-19 agit comme révélateur de la complexité du système alimentaire et met en lumière nombre de ses vulnérabilités. Elle pourrait provoquer des crises politiques et économiques entraînant l’insécurité alimentaire d’une part considérable de la population mondiale. Elle ne doit pourtant pas nous empêcher de préparer l’après.

Covid ou pas, les conditions historiques ayant permis au système alimentaire industrialisé de prospérer sont tout sauf garanties pour les années à venir. Il est indispensable de développer la résilience de notre système alimentaire.

Cet article a été rédigé par Félix Lallemand et Arthur Grimonpont (Les Greniers d’Abondance), et a bénéficié des contributions et de la relecture de Benjamin Cuillier, Lan Anh Vu Hong, Arnaud Vens, Cécilia Thibault et Héloïse Grimonpont (Les Greniers d’Abondance), Simon Bridonneau (Triticum), et Anton Deums (Auréso).

N’hésitez pas à nous signaler tout commentaire ou correction.

Dans un second article, nous présenterons une série de mesures pouvant être mises en place à différentes échelles pour renforcer la résilience alimentaire des territoires, c’est-à-dire leur capacité à assurer la sécurité alimentaire de la population face à la survenue de crises de diverses natures.

[1] L’endettement des moyennes et grandes exploitations est passé de 100.000 euros en moyenne en 1995 à 190.000 euros en 2017 ; Agreste (2019) GraphAgri 2019. Résultats des exploitations.

[2] Estimation conservatrice réalisée en prenant pour hypothèse les données suivantes : 70 Gt.km par an de transport de nourriture ou de produits agricoles par voie routière, 15 tonnes de charge utile moyenne par semi-remorque, taux de remplissage de 80 %, trajet de 500 km. Estimation des distances : Barbier C. et al. (2019) L’empreinte énergétique et carbone de l’alimentation en France.

[3] FranceAgriMer (2018) Évolution des dépenses alimentaires des ménages dans les circuits de distribution de 2008 à 2017 (y-c magasins de proximité).

[4] Utopies (2017) L’autonomie alimentaire des villes. L’INSEE définit un bassin de vie comme le « plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès aux équipements et services les plus courants ». Sa délimitation se base sur le flux migratoire quotidien de la population ; il peut donc être rapproché de l’aire urbaine, périmètre géographique de référence dans les enquêtes socio-économiques territoriales.

[5] Seibold S. et al. (2019) Arthropod decline in grasslands and forests is associated with landscape-level drivers. Nature 574:671–674

[6] Commissariat Général au Développement Durable (2018) Biodiversité. Les chiffres clés édition 2018.

[7] FAO (2019) State of the World’s Biodiversity for Food and Agriculture. FAO, Rome

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Les Greniers d’Abondance

Notre association réunit chercheurs, experts et acteurs de terrain autour de trois objectifs : comprendre, sensibiliser et agir sur la résilience alimentaire.