Les Schtroumpfs Noirs, une œuvre zombie visionnaire
Ce que vous avez devant les yeux, qui n’est autre que le premier album de la série des Schtroumpfs, est une œuvre zombie visionnaire. A première vue, elle semble pourtant s’éloigner d’une œuvre de zombie classique. Nulle trace d’un groupe de survivants relativement stéréotypés, nulle présence d’armes à feu et d’effet visuels ou graphiques gore, nul territoire urbain dévasté, nulle ambiance glauque ou horrifique…
Un esprit raisonnable pourrait alors arguer que cela s’explique de par sa nature franco-belge dont la culture est peu propice à des codes narratifs zombie très américano-centrés. Que l’album s’adresse à des enfants, puisque l’hebdomadaire Spirou dans lequel il fut publié à l’origine, en 1959, visait un jeune public. Que les caractéristiques bien spécifiques du monde Schtroumpf, qui tiennent du folklore médiéval, expliquent naturellement cet éloignement.
Cela étant dit, d’autres des codes et tropes du film, du jeu vidéo de zombie sont bel et bien présents, sur un ton gentillet mais avec une désarmante simplicité et une rafraîchissante efficacité. Ce qu’une contextualisation de l’œuvre, et un retour sur les origines du genre, dévoilent être par ailleurs un véritable tour de force, au point d’en faire une bizarrerie culturelle et chronologique, en avance sur un genre tout entier.
Figure tout d’abord le thème de l’infection. L’élément perturbateur, est une mouche noire trop choupi qui pique et contamine, elle même contaminée par un mal originel inconnu. Elle transmet un virus qui transforme la peau en noir -symbole de la corruption et du mal dans la mythologie européenne- et rend le sujet stupide, agressif et contaminant : des zombies softs, en somme. L’effet obtenu par ce mécanisme est à la fois classique -le remède ne sera trouvé que par hasard, bien tardivement, ce qui, de Je suis une légende à The Walking Dead, semble être un schéma narratif zombie incontestable-, simple et bon enfant -mordre la queue pour transmettre à son tour le virus c’en est presque mignon, et pour une fois ce sont des morsures non létales- et finalement plutôt efficace. En effet, le lecteur avisé redoute assez vite de la mauvaise tournure des événements.
Une certaine inquiétude s’installe donc, pour aller croissante au gré des diverses et infructueuses tentatives de résolution menées par le grand Schtroumpf. Il tente en effet en sa qualité d’alchimiste et de magicien des expériences de décontaminations sur un schtroumpf noir capturé, et ce bien avant que les scientifiques de Land of the dead se prêtent à ce genre d’expérimentations couillues. Fatalement, l’étau se resserre sur la population Schtroumpf qui ne voit un échappatoire qu’en cette figure rassurante, un rare cas de leader incontesté face à une épidémie de zombies à l’heure où le thème de la lutte pour le contrôle du pouvoir dans un groupe de survivants est un poncif d’une récurrence désolante. Et cette progression est jouissive à suivre tant la dilapidation des effectifs de Schtroumpfs est rythmée avec justesse et parsemée de cet humour gaguesque et blagueur sympathique auquel nous a par la suite habitué la série. Les échos des “Gnap !” sonores, auxquels répondent les “Aïe !” fatidiques, peuvent s’entendre au loin, résonnant depuis la forêt et se rapprochant jusqu’au village même dont les ruelles ne sont plus si sûres…
Mais c’est finalement pour ses diverses fulgurances que Les Schtroumpfs Noirs mériterait d’être inscrite au panthéon des œuvres zombies. La technique de dispersion du pollen-remède par les soufflets à cheminée est la plus belle astuce depuis la jambe-mitrailleuse de Planète Terreur, la croix-fusil à pompe et le pistolet à eau bénite d’Une nuit en enfer, ou encore la tondeuse à gazon de Braindead ! Le malicieux Schtroumpf noir se peignant en bleu est l’idée la plus redoutablement perverse et excitante qui m’ait été donnée de voir : des zombies futés, c’est quand même plus intéressant que des humains débiles commettant des gaffes ou du sentimentalisme, condamnant ainsi de par leur faiblesse tout le groupe des survivants. Enfin, la scène finale du baroud d’honneur des derniers Schtroumpfs restants face à l’ultime razzia des Schtroumpfs noirs, est à l’image de toute la BD : une mêlée foutraque et rigolote, et en même temps une résolution épique et grandiose. Elle se ponctue par un ultime retournement de situation parfaitement emmené, qui sauve l’espèce Schtroumpf de l’extinction.
On pourrait sobrement conclure en félicitant Peyo et Yvan Delporte -scénariste, mais à l’époque également rédacteur en chef de Spirou- d’avoir délivré une telle prestation, et finalement une telle leçon à un genre tout entier qu’ils ont pris en total contre-pied. Ce serait pourtant éclipser le fait relativement incroyable que cet album date de 1959 (première publication dans un supplément au journal Spirou), soit neuf ans avant le premier film de George Romero, La nuit des morts vivants (1968), qui popularise la figure du zombie au cinéma et invente les codes de l’œuvre de zombie moderne ! Moderne, car si le zombie pouvait exister dans la culture antérieure, le traitement apocalyptique qu’ils subissent avec Romero constitue une révolution. Ce qui justifie un petit retour en arrière.
La croyance dans les revenants existe depuis l’Antiquité dans l’imaginaire collectif occidental : le thème du retour à la vie figure déjà dans la Bible, et les morts vivants, telle que le vampire ou la goule, issue du folklore arabe, traversent l’histoire littéraire et artistique. La formation du zombie puise dans cet héritage, mais c’est majoritairement dans le culte vaudou africain, et plus particulièrement par la suite dans la culture haïtienne esclavagiste où est apparu le nom de zombie, que vont puiser les auteurs des livres et des films de zombie qui suivront. Cela s’explique notamment du fait de l’occupation d’Haïti par les États-Unis de 1915 à 1934, qui ambitionnent d’y protéger les intérêts économiques américains alors menacés, et qui occasionne la publication de nombreux ouvrages américains réinterprétant ce culte, le présentant souvent comme une pratique occulte.
Dans la littérature, les précurseurs des œuvres de zombie sont Frankenstein de Mary Shelley (1918, Romero aurait voulu en faire une parodie) et Lovecraft et sa nouvelle Herbert West, réanimateur (1922), qui évoquent différentes formes de revenants appelés à la vie par des créateurs zélés. Je suis une légende de Richard Matheson (1954) est le premier livre à intégrer le caractère “pandémique” et invasif des vampires morts-vivants décrits : il invente de fait l’apocalypse zombie, sans les zombies. Au cinéma, est considéré comme le premier film mainstream du genre White Zombie de Victor Halperin (1932), qui pose une structure qui sera reprise pendant plus de trente ans par les réalisateurs américains et européens : le zombie est un mort qui obéit à la personne qui lui a redonné la vie -en l’occurrence, cette personne n’est autre que l’incontournable Bela Lugosi-. Cette vision du zombie, tirée du rite vaudou, est d’ailleurs visible dans La jeunesse de Picsou, où un de ce type colle aux basques du fameux grippe-sou.
Il faut enfin revenir sur le contexte créatif de La nuit des morts vivants. Lassé de tourner des publicités après la fin de ses études à la Carnegie Mellon University à Pittsburgh, George Romero souhaite se lancer dans l’industrie du cinéma et forme avec plusieurs amis à lui une société de production, puis lance un projet de long métrage. Le genre de l’horreur est retenu du fait de sa viabilité commerciale, les exploitant de cinéma privilégiant alors la violence, le gore et le sexe en raison du goût croissant du public pour le bizarre et l’inédit dans cette fin des années 60. Co-écrit avec John Russo, le scénario de la maison assiégée est inspiré de Je suis une légende de Richard Matheson, troquant les vampires pour des zombies revenus à la vie mais conservant néanmoins une certaine vigueur. Il reprend leur caractère cannibale, infectieux et apocalyptique, et y ajoute une thématique, une lecture sociale, les zombies devenant une métaphore des errements politiques d’alors. Suite au succès du film -12 à 15 millions de dollars de recette au box-office américain sur dix ans, contre 114 000 dollars de budget- et à la pertinence de sa vision, le zombie romérien devient le zombie moderne, et La nuit des morts vivants le récit zombie étalon.
Et là-dessus, une “modeste” bande dessinée franco-belge débarque près d’une décennie plus tôt et pose l’air de rien une bonne partie des bases de la matrice romérienne sans que cet aspect de la série des Schtroumpfs ne soit vraiment reconnu ni même connu jusqu’à aujourd’hui. Romero a-t-il lu cet album, qui semble avoir peu de chance d’être arrivée jusqu’à lui? En effet, Les Schtroumpfs ne possédaient alors pas outre-Atlantique la notoriété qu’ils n’ont d’ailleurs obtenus que dans les années 1980, par une adaptation de l’album en dessins animés produite par Hannah-Barbera et diffusée pour la première fois le 31 octobre 1981 sur la NBC. Cette adaptation est arrivée avant même l’édition papier de l’éditeur Papercutz qui ne date que de 2010, bien que Dupuis ait publié le reste de la série en anglais au Canada, puis Random House aux USA dans les années 70 et 80. Dans les deux cas, la transformation de la peau en noir étant jugée raciste, l’album a subi une censure consistant à passer la peau des schtroumpfs noirs en violet.
S’il est donc improbable que Peyo et Yvan Delporte aient inspiré Romero, il est très probable que tous ces auteurs eurent la même source d’inspiration, à savoir Je suis une légende de Richard Matheson. C’est en tout cas ce qu’affirme le chercheur en culture visuelle et maître de conférences à l’EHESS André Gunthert dans un article de son blog portant sur la question du racisme supposé du premier album des Schtroumpfs, tiré d’un séminaire datant du 14 décembre 2017 :
“La plupart des éléments du récit des Schtroumpfs noirs correspondent à l’intrigue du roman publié en 1954 par Richard Matheson, I am Legend, source qui inaugure la mythologie de l’apocalypse zombie. Chez Matheson, les personnages de morts-vivants sont des vampires, qui se réveillent la nuit pour attaquer les humains, expliquant la couleur des Schtroumpfs noirs, mais aussi la contamination par morsure, ainsi que l’agressivité ou la perte du langage. Plus encore, la structure apocalyptique du roman, où le dernier survivant de l’espèce humaine, Robert Neville, est assailli par des hordes de vampires, jusqu’à succomber sous le nombre, est reprise dans le scénario de l’album, où même le grand Schtroumpf subit la mutation. On y retrouve également les expériences scientifiques pour remédier à l’épidémie, le motif du camouflage d’un des Schtroumpfs noirs, inspiré du personnage de Ruth, ou encore celui du spectaculaire assaut final. Source étonnante pour une histoire destinée aux plus petits, le roman de science-fiction américain cadre bien avec les goûts littéraires d’Yvan Delporte”
Interpellé dans les commentaires de son article sur la véracité de ce rapprochement ainsi que de celle des goûts d’Yvan Delporte, et sur les sources permettant d‘étayer ces affirmations, l’intéressé précise alors sa pensée :
La structure des deux récits comporte trop de similitudes pour être le fait du hasard (notamment le personnage du mort-vivant déguisé, qui me paraît une signature de la filiation). C’est Matheson qui invente le principe d’une extinction de l’espèce humaine par le biais d’une attaque de morts-vivants. Il n’existe à ma connaissance pas d’autre source comparable dans la courte période qui sépare la parution des deux œuvres (1954–1959). Le roman de celui qui est également l’auteur de L’Homme qui rétrécit (1956, adapté au cinéma en 1957) connaîtra un énorme succès.
Yvan Delporte (décédé en 2007), auteur multicartes et génial passeur d’idées, est décrit par ses biographes comme un lecteur assidu de comics, dont il retouche à ses débuts les versions françaises, et un grand amateur de romans de science-fiction américains, qu’il lit dans le texte. Ces influences se manifestent par exemple dans les scénarios de sa première bd, coécrite avec Gérald Forton: Alain Cardan, citoyen de l’espace (1956–1959). L’occultation de la source peut s’expliquer de façon très simple: si les auteurs des Schtroumpfs noirs n’ont pas payé de droits d’adaptation à l’éditeur de Matheson, ils sont ensuite coincés et ne peuvent pas revendiquer la référence…
S’il n’existe finalement pas de source ni de preuve tangible pour effectuer ce rapprochement, tout laisse à penser que Romero a bien eu la même influence qu’Yvan Delporte, pour ne la concrétiser que neuf années plus tard. Chapeau bas, Yvan Delporte, pour cette géniale intuition et cette formidable ouverture culturelle, pour ce culot d’introduire ainsi une série -pour enfant- qui n’était alors pas encore promise au succès ! Les Schtroumpfs Noirs ne se contente pas d’être un des joyaux de la couronne Schtroumpf, c’est aussi une œuvre visionnaire qui fait figure d’annonciateur méconnu de La nuit des morts vivants, et qui codifie et rafraîchit à priori un genre qui depuis, de Resident Evil à The Walking Dead, peine encore à sortir des profonds schémas romériens. Quelle ironie de se dire qu’une des premières vraies bande dessinée que m’aient mis dans les mains mes parents s’inclut dans une chronologie et une famille d’œuvres si sombres et si adultes !
Antoine Buéno, dans son essai de 2011 Le petit livre bleu, tente d’analyser la nature du régime politique gouvernant les schtroumpfs, et donne une autre lecture à l’album. Il y voit la manifestation d’un monde raciste, lui-même constitutif d’un régime -une utopie totalitaire- emprunt, entre autres, de nazisme. Il met en évidence plusieurs “coïncidences”, telle que le choix de la couleur noir, le lien fait entre cette couleur et la dégénérescence des schtroumpfs, ou encore le hasard de calendrier faisant que l’album sorte en pleine décolonisation. Mais surtout, il fait de la morsure des schtroumpfs noirs une métaphore du cannibalisme. Bref, il s’agirait ici de dégénérescence raciale, et non plus de zombies. Si cette analyse va dans le sens de la censure qu’a subi l’album aux États-Unis, André Gunthert lui tord le cou dans l’article cité, en mobilisant notamment des éléments de culture visuelle très pertinents, tel que le décalage avec la représentation africaine stéréotypée dans la bande dessinée franco-belge des années 60.
Enfin, le tour d’horizon de l’album ne serait pas complet sans évoquer son détournement opéré en 2014 par l’artiste belge Ilan Manouach, avec Noirs, fac-similé de l’album publié chez La Cinquième Couche. En se débarrassant de du noir, du magenta et du jaune -les quatre couleurs de la quadrichromie avec le cyan-, et en faisant du cyan et du blanc les seules et uniques couleurs, il fait en quelque sorte écho à la censure américaine et brouille la lecture à donner à l’histoire. Si personne n’est contaminé, alors tous sont devenus fous ? Simple exercice de style Oubapien ou véritable volonté de réinterprétation, voire de posture critique vis à vis de l’œuvre ? Après tout, Ilan Manouach s’est déjà illustré en détournant Maus, d’Art Spiegelman, avec Katz, dans lequel tous les personnages anthropomorphes de souris -les juifs-, ou encore de cochons -les polonais-, sont remplacés en chats, qui représentaient les nazis dans l’œuvre originale. On pouvait alors potentiellement y détecter une volonté de revenir sur l’essentialisation raciale que constitue un tel choix artistique de la part d’Art Spiegelman. Sur son site internet, Ilan Manouach questionne, dans le sillage d’Antoine Bueno, le choix des couleurs des Schtroumpfs Noirs ainsi que la fabrication industrielle des bandes dessinées et les techniques d’impression, et ne semble pas s’intéresser particulièrement à l’aspect “zombie” du récit.
Au delà de leurs aspects polémiques, ces deux lectures ont néanmoins le mérite de révéler la formidable richesse thématique et sémiologique de ce premier album des Schtroumpfs, de même que la fascination qu’il continue à exercer plus de cinquante ans après sa première parution.
Originally published at www.senscritique.com.