Le “Chief Employee Experience Officer” plutôt que le “Chief Happiness Officer”
Il ne vous aura certainement pas échappé qu’on parle beaucoup ces temps-ci de bonheur au travail, et du job de Chief Happiness Officer (CHO).
Les plus sensibles au réel, les plus soupçonneux de tant d’angélisme, et ceux que le pipeau agace se demandent sûrement comme moi si le bonheur fait partie de ce qui lie un employé à un employeur (un contrat de travail, en l’occurrence)… Un employé doit-il attendre de son employeur la mise en oeuvre du bonheur au travail? Le minimum requis de cette relation, serait plutôt que :
- chaque partie remplisse ses obligations légales et contractuelles (le temps de travail et l’exécution de la mission d’un côté, le salaire, les moyens d’exécuter et des chaises pour s’asseoir de l’autre),
- l’employeur, à qui l’employé subordonne son temps, ne rende pas ce dernier malheureux, voire malade.
Dans le meilleur des cas vient ensuite le Sens. Il permettra aux parties de construire une relation, faite d’engagement, de connaissance et de reconnaissance. Avec un peu d’investissement de chacun et de vigilance les uns envers les autres, ce sont de bonnes conditions pour un peu de satisfaction professionnelle et d’accomplissement personnel. Mais quand l’employeur n’assure déjà pas le minimum, quand la relation est malsaine, tout en doubles-discours et règles du jeu tacites, quand on ne s’occupe pas de régler ce qui plombe l’exécution, quand on n’entend pas ses salariés, quand on fait semblant de le faire, quand on les rend malade en leur imposant des conditions objectivement inacceptables que l’on fait passer pour normales… parler de bonheur revêt un caractère particulièrement absurde. Une fuite en avant, un joli vernis, une très grande flemme de faire bien…
La Qualité de Vie au Travail, un regard plus pragmatique
La QVT (Qualité de Vie au Travail) construit une approche déjà plus complète et plus porteuse des enjeux de l’entreprise. On trouve dans le guide de l’ARACT consacré à la QVT cette définition:
“La qualité de vie au travail désigne et regroupe sous un même intitulé les actions qui permettent de concilier à la fois l’amélioration des conditions de travail pour les salariés et la performance globale des entreprises, d’autant plus quand leurs organisations se transforment. De ce fait, la question du travail fait partie intégrante des objectifs stratégiques de l’entreprise et doit être prise en compte dans son fonctionnement quotidien afin, notamment, d’anticiper les conséquences des mutations économiques.”
On s’éloigne de l’angélisme du bonheur, pour objectiver une organisation qui respecte l’humain, avec une optique de performance collective dans un référentiel économique en transformation.
Que peuvent les RH ?
Au-delà de déclarations vagues et de promesses mirobolantes de développement de carrière dictées par les communicants de la marque employeur, le soufflet de l’entreprise inspirante retombe vite une fois embauché. Le rêve d’une contribution réelle s’efface vite, le rêve d’être bien traité aussi. Mais c’est de bonne guerre, l’employé se laisse séduire trop facilement et devient bien vite la victime consentante des mensonges de la belle entreprise. Après tout il en est employé, il réduit la dissonance cognitive de ses déceptions et de ses indignations en se corrompant un peu, en donnant de lui-même pour accepter ce qu’il y subit, le plus souvent un déni de lui-même, auquel il finira par adhérer.
Le rôle du CHO vient se poser là-dessus, comme un vernis satiné sur une fonction RH sur laquelle on projette des attentes qu’elle ne réalise en fait pas du tout. Le CHO, c’est le réflexe facile des RH, un métier dévoré de ses process, qui a négligé son rôle de gardien de l’humanité de l’organisation. Mais après tout ce n’est pas étonnant: cette vision bienfaitrice, c’est ce qu’en attendent les salariés, beaucoup plus rarement l’organisation! Elle dictera aux RH de suivre le rythme de ses décisions avec la plus grande efficacité économique, un point c’est tout (car rappelons-le tout de même, le but de l’organisation, c’est le profit, pas la communion d’âmes). Dans cette tourmente, la RH tente de redorer son blason humain, alors qu’elle est aujourd’hui proche de la robotisation finale.
Alors pourquoi dans ce contexte choisir la facilité du CHO et du Bonheur-au-travail, alors que les sujets sur lesquels réagir sont tellement nombreux? La culture de l’entreprise, les moyens donnés aux employés dans leur travail, le détricotage de taylorisme dans lequel sont engoncées nos organisations tellement sûres d’elles dans leurs silos et leur séparation des pouvoirs (ceux qui réfléchissent, ceux qui exécutent), une vraie connaissance des compétences et de l’apprentissage dans un milieu changeant (adieu la GPEC et ses 2 jours/an de formation inutile!). ETC!
D’abord : mettre fin à la culture de la peur, le bonheur on verra après
Dans certaines organisations, on part de loin, très loin, tant le postulat culturel est celui du contrôle, des silos, de la hiérarchie. La violence y est sourde, elle est devenue une norme, intériorisée par les employés, à tel point qu’ils se sentent la cause des difficultés, trop faibles, fautifs. On pourra peut-être y parler de bonheur un jour, mais pas avant d’avoir mis fin à la souffrance volontaire! Quand on regardera en face les petits et les grandes mesquineries des organisations modernes, qui ont atteint un niveau de négation de l’humain qui dépasse l’entendement. Combien de managers connus pour conduire leurs équipes au burnout ou aux prud’hommes laisse-t-on en effet en place, voire promeut dans l’organisation? Jusqu’à quand laisser des managers usurper des mots dont ils ne connaissent pas le sens réel ni la pratique, mais qu’ils emploient pour mieux les vider de leur substance? “Nous devons avoir confiance les uns dans les autres!”, déclament-ils entre deux injonctions paradoxales…
Ce n’est pas le postulat d’une introduction du bonheur qui peut s’opposer à ça! C’est la force froide des gentils. La force froide d’un changement culturel choisi, volontaire, qui ne tolère plus le mépris de l’humain, et qui est mandaté pour écarter les bourreaux. C’est donc avoir reconnu qu’il y a des bourreaux, et qu’on les laisse sévir depuis trop longtemps. Le plus ironique, c’est que certains d’entre eux sont issus des Ressources Humaines, et sont même parfois les plus zélés à lapider les victimes. Mais quand on choisit la Voie du Bonheur, on ne peut pas l’accorder qu’à ceux qui se conforment à son injonction…
Un Chief Employee Experience Officer, un plus juste positionnement
La notion d’Expérience Employé neutralise l’injonction au bonheur dont débordent ces derniers mois Linkedin et Twitter, emportés de l’enthousiasme des consultants-marchands d’un travail bienheureux et lobotomisé. Parce que le travail n’est pas toujours heureux. C’est ce qui fait que c’est un travail d’ailleurs. Un travail réel et bien fait implique l’exercice du sens critique. Il représente un effort, une confrontation de son désir d’accomplissement et une confrontation aux autres, une rencontre. Et donc un ajustement permanent de son comportement et de ses actes pour ne pas s’y perdre, pour rester à flot et y rester soi. On n’obtient pas toujours de satisfaction de tout ça, et encore moins à chaque instant. Par contre, on apprécie que l’employeur nous laisse avancer, avec nos idées, notre façon de faire, notre artisanat.
Chief Employee Experience Officer, fiche de poste
Un Chief Employee Experience Officer (CEExpO) aura la connaissance et le souci de l’humain et de l’exercice de chacun de son métier, mais pas de naïveté sur les rapports de force et de pouvoir. Il aura donc la possibilité de travailler sur les besoins réels à l’exécution, et de s’informer et d’agir sur qui nuit à l’organisation en manquant de respect aux autres. Inquisiteur vous me rétorquerez peut-être… mais entre garder ceux qui ont envie de faire progresser le collectif, et ceux qui ont envie de faire progresser juste eux-mêmes, je fais mon choix. Faire partir ceux qui ne respectent pas la culture sur laquelle il veillera, en voilà une mission pour un CEExpO courageux :)
Un Chief Employee Experience Officer aura aussi le pouvoir de modifier l’environnement de travail des collaborateurs, et permettre à chacun de contribuer non pas de la manière qu’il devrait, mais de la manière qui lui convient. Ainsi cela nécessite non seulement une bonne connaissance des métiers et des missions, mais aussi des outils, notamment informatiques. Les profils RH employés dans des rôles de CHO avancés rament particulièrement sur ce point, du fait d’une aversion assez forte de la fonction RH au digital et à l’informatique. Si vous avez la chance d’être dans une entreprise où les RH ont vraiment pris la mesure des outils de travail modernes et de l’impact sur les métiers, les profils, et les compétences, vous êtes chanceux! J’ai trop souvent vu des environnements numériques plus obstacles qu’atouts. C’est peut-être utile dans une approche d’asservissement méthodiquement abrutissant des employés, mais dans une ère où l’entreprise doit devenir hyper-réactive, on lui souhaite de réaliser la gravité de ce travers…
Un Chief Employee Experience Officer aura le pouvoir d’exercer un sens critique sur l’organisation de n’importe quelle fonction ou métier, ainsi que sur les rôles managériaux, et de proposer des solutions. Et c’est pour ça que vous, les personnes qui prendrez la décision d’avoir un CEExpO, allez beaucoup moins l’aimer qu’un Chief Happiness Officer. Parce que pour changer, il ne suffit pas de partager un pain au chocolat tous les matins. Il faut se regarder honnêtement dans un miroir, et prendre conscience du fonctionnement de l’organisation, et de son fonctionnement personnel.
On est peut-être soi-même ce manager à l’ancienne, dénoncé aujourd’hui de toute part, sans même s’en rendre compte, en ayant pourtant toujours l’impression de bien faire son travail. Si vous êtes manager et que personne ne vous a dit ce qu’on attend de vous dans ce rôle qui se transforme, comment savoir? Une bonne part des managers, en particulier dans des entreprises historiques, ont reçu ce rôle comme récompense de leur expertise technique, sans plus de formation. D’autres l’ont reçu en récompense de leur maîtrise des règles du jeu politique tacite de l’entreprise. L’aptitude de gérer le travail des autres apparaît dans ce contexte comme innée, non pas par essence, mais parce qu’il est honteux de faire l’aveu de sa difficulté ou de son échec, alors que c’est simplement celui de l’apprentissage nécessaire. Et pour ça, avoir un point de référence dans l’entreprise qui lèvera au fur et à mesure les problématiques de réajustement des rôles sans langue de bois, en en maîtrisant toutes les composantes, ça fera du bien à tout le monde.
Un Chief Employee Experience Officer, parce que les employés sont l’entreprise
Le rôle le plus important d’un Chief Employee Experience Officer sera d’emmener TOUS les acteurs de l’entreprise vers LEUR entreprise, avec tous ses potentiels en présence et en devenir, en chassant tous les vieux fantômes profondément enracinés du taylorisme qui la hantent, et en raccrochant les wagons du sens que prend le monde extérieur. Il est un agent de changement potentiellement puissant qui fera de l’entreprise un lieu fluide. Et c’est pour ça qu’il va falloir un sacré courage à l’organisation pour le recruter et le laisser faire son oeuvre, et une énorme persévérance au CEExpO mandaté pour ne pas être pris au jeu de la politique de l’entreprise et vraiment faire le grand ménage. En fait, il doit peut-être… ne pas être un employé lui-même…! Pour rester libre, et ne pas recevoir tacitement l’invisible héritage qui pèse lourd aujourd’hui dans la signature du contrat de travail, tout ce qu’”on a toujours fait comme ça”.
NB : Article également publié sur Linkedin ici.