Mésaventure Nocturne

Alice de France
15 min readMar 10, 2018

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Oui, c’est une photo ratée. Crédit : Alice CAILLET

« Boum … boum… boum ..boumboumboum »

Tambourine mon cœur dans ma poitrine alors que je m’apprête à passer sous le pont où, il y a quelques semaines, je passais au mauvais moment. Mes sens sont en alerte : j’entends fumer quelqu’un sur l’autre berge de la Seine, j’entends un vélo, à quelques dizaines de mètres, j’entends une voiture dans une rue que je ne vois pas. Je suis à l’état d’animal, j’entends tout, je ressens tout, je guète le danger. Je n’ai pas peur mais je ne veux pas me faire avoir deux fois. Non vraiment, je n’ai pas peur, je me sens bien, je suis juste prudente. La dernière fois en revanche, j’avais un mauvais pressentiment et j’aurai dû y prêter attention.

Le vendredi 26 Janvier au soir, je rentre d’un apéro avec mes collègues. J’ai passé une bonne soirée avec eux, mais une fois seule, la machine à idées noires se réveille. Tu sais, celle qui s’aimante a ton cerveau et défie ta joie de vivre de toutes ses forces. Elle en a profité. Elle sait que, certain soir, le vin fait flancher ma sérénité et elle s’engouffre, m’enfermant dans sa spirale comme un hamster dans sa roue.

Depuis quelques mois, J’avais pris l’habitude, d’aller me balader de longues heures sur les quais. Je viens de la France qui n’est traversée par des cours d’eau qu’en sous-sol. Les étendues d’eau sont toujours extraordinaires pour moi. Je dis d’ailleurs souvent que j’aime les villes d’eau. Ça fait rire les autochtones, et c’est tant mieux. Alors, j’aime me retrouver seule, dans mes pensées, un casque gros deux fois comme ma tête sur les oreilles à longer la Seine à toute allure en la regardant. Elle a vu toutes mes expressions, la Seine : la colère, la joie, l’impatience, l’anxiété, la surprise, le rire, la peine, l’espoir, la détermination … Alors, comme d’habitude, je m’habille pour aller la voir : un jean large troué, des baskets, un sweat, une grosse écharpe, un long manteau, mes clefs, mon téléphone et mon casque. Il est bientôt minuit, peu importe, je veux changer d’état d’esprit alors je fais quelque chose plutôt que rien : je sors.

Je marche, très vite, je foule le béton familier de la berge et, je me perds dans mes pensées : je m’enfonce dans la roue, je teste sa résistance, ses arguments, la Seine comme seule témoin de ma lutte mentale.

Il est rare que je ne croise personne sur les 5 kilomètres de ma balade et peu importe le sexe et l’ethnie de ceux que je croise, je n’ai pas peur. Je précise ça, puisque l’on est en France et qu’un amalgame malheureux est vite arrivé, que les médias nous dressent pour se méfier les uns des autres et qu’il faut se battre tous les jours contre les préjugés que l’on a entendu et qui ressortent de derrière les fagots pour nourrir cette peur de l’autre. Je dompte bien la xénophobie qu’on essaie de me faire avaler comme valeur. Quand j’ai besoin de réconfort, je lui préfère le chocolat. Une vraie rebelle quoi. A cela, s’ajoute cette mauvaise manie que j’avais de me sentir immortelle dehors.

Pourtant, alors que je croise un groupe de quatre grands gaillards, mon instinct se réveille, il me crie « méfiance ». Mais moi je ne veux pas me méfier, je trouve ça bête, je veux aimer et tolérer tout le monde donc je dis à mon instinct que son message ne m’appartient pas et que je ne veux pas l’entendre. Je lui dis qu’il ne sait pas, qu’il doit s’asseoir et écouter la sagesse cérébrale qui va l’éduquer.

Ahaha. Comme si le cerveau en savait plus que nos instincts les plus primaires ! Grosse blague.

Mais l’instinct, ce coquin, me fait tourner la tête vers le mur éclairé et je peux voir mon ombre et je constater qu’elle n’est pas suivie. Je suis donc seule. Mon cerveau s’empare du constat, le brandit devant mon instinct et lui fait les gros yeux.

Puis j’arrive sous le pont. Une main tapote amicalement mon épaule. Je tourne la tête et fait face à ce garçon d’1m90, un de ceux de la bande que je viens de croiser. J’abaisse automatiquement mon casque pour interagir avec lui.

« Oui ? ».
« Bah en fait… »

Ses trois autres amis sortent de l’ombre et ensemble. Ils s’approchent de moi pour me faire reculer dos à la rambarde. Ils m’encerclent. Je sais ce qu’il va se passer.

Calmement, deux d’entres eux sortent des couteaux à cran d’arrêt, le manche contre leur ventre, dans l’embrasure du manteau, et la lame pointée vers moi. Le grand gaillard me demande de leur donner tout ce que j’ai sur moi.

Je me suis parfois imaginée ce que je ferais si je me faisais raquetter. Je ne me suis jamais imaginée la chose avec une des armes dans le scenario. Pourtant, je suis persuadée que si ça avait été le cas, je me serais pensée terrorisée. Et, dans la vie la vraie, c’était tout le contraire : je n’avais pas peur.

Je n’ai pas peur. Je suis calme. Il ne m’arrivera rien de grave, on ne me touchera pas, j’en suis certaine. J’accueille l’expérience, je leur souris et je réponds en levant les yeux au ciel :

« aller, non les gars, laissez-moi partir ».
« non, tu vas nous donner tout ce que t’as »

Il fallait s’y attendre. Ça aurait quand même été unique s’ils m’avaient dit « ah oui bien sûr, t’as raison. Les mecs, ça vous dit pas un molki plutôt ? On passera une meilleure soirée vraiment, lâchons l’affaire et laissons-là partir gentiment. Désolée mademoiselle pour le dérangement ».

« Vous voulez quoi au juste ? »
« Tout. Ton téléphone d’jà »
« Et du cash, nous on veut du cash. Et dépêche-toi-là »

Je suis le pire pigeon qu’ils auraient pu croiser ce soir : je n’ai rien sur moi. Ils sont jeunes, pas effrayant, ils n’ont pas l’habitude, ils ne me feront pas de mal. Je leur tends mon casque, mon téléphone. J’ai beau leur dire que je n’ai rien, ils ne me croient pas et insistent. Alors je vide mes poches, je leur tends ma carte d’identité, mon parapluie et mon passe Navigo. Je garde mes clefs et quelques centimes. Pas folle la guêpe : je ne veux pas qu’ils me menacent jusqu’à chez moi.

Ça ne leur suffit pas. Ils se rapprochent, s’agitent. Ils s’impatientent.

« On s’en fout de tes affaires, donnent nous tout ton cash là dépêche-toi tu nous fais perdre du temps. Vraiment les gars elle se fout de notre gueule ».
« Je vous ai tout donné vraiment, je n’ai rien de plus. Vous n’avez qu’à fouiller mes poches si vous ne me croyez pas ».
« Mais nous on s’en fout, on veut du cash là t’as pas compris. Débrouille-toi. T’allais où là ? On va retirer avec ta carte et voilà ! ».

Une des lames s’est rapprochée de moi, elle est à quelques centimètres de mon ventre. Je n’ai pas peur. Je dis la vérité et ils ont bien plus envie de billets que d’une dépouille.

« Je n’ai pas ma carte bleue sur moi, je suis sortie me balader avec rien de plus que mon téléphone et mon casque. Je suis désolée, vous avez pris tout ce que j’avais. Laissez-moi partir, ça sert à rien vous voyez-bien ».
« Non non tu vas nous trouver du cash. T’allais où là ? T’as qu’à appeler des amis ».

L’autre lame est plus près de mon épaule. Je suis toujours calme, mais je troque mon honnêteté contre un espoir de tranquillité :

« Mais pas du tout, je suis pas de Paris, je connais personne ici, j’ai pas de taff, j’allais retrouver des potes vers le cinéma. »
« Ouais mais t’allais où là ? Trouve quelqu’un que tu connais. Elle nous fait perdre notre temps les gars »
« Vas y appelle tes potes là, qu’ils te ramènent du cash et qu’ils se grouillent on est pressés. »
« Mais ils sont trop loin ils vont mettre grave longtemps. Vraiment »
« C’est pas notre problème — celui de droite se rapproche de moi — appelles quelqu’un maintenant. On s’impatiente ».

Un vélo arrive.

« Crie pas et bouge pas ».

Ils s’empressent de faire un pas en arrière, les mains dans les poches, ils s’agitent, lèvent et tournent la tête comme des girouettes ou des enfants pris en train de dealer des dragibus dans la cours de récrée. Moi, je n’avais même pas pensé à bouger d’un iota. Mon instinct de survie avait dû se planquer derrière la commerciale qui négociait sa liberté. Il devait parier sur ma verbe davantage que sur ma vitesse de course. Malin l’instinct, j’aurai fait pareil à sa place.

La dame sur son vélo pose brièvement le regard sur moi. Elle doit sentir que quelque chose ne va pas. L’air est lourd du stress de mes agresseurs et peu nombreux sont les groupes d’amis qui encerclent, à quatre mecs, leur pote du sexe opposé dans un silence gêné. Mais voilà, il est tard, elle doit vouloir rentrer et se dire qu’elle n’est pas sûr et que bon, ils sont quatre et que je n’ai fait aucun signe de détresse et puis qu’elle vient de passer le pont et qu’elle ne fera pas demi-tour. Elle se convaincra vite que « ça doit aller ».

Je ne la blâme pas.

On ne sait pas quoi faire dans ces moments-là, on doute, on a peur et on s’arrange avec sa conscience en oubliant ce moment gênant. Ça m’est déjà arrivé un jour. Au moins un.

Les couteux reprennent leur place près de moi.

« Je peux appeler quelqu’un. J’ai une coloc ».

Je mens mal : sans attache à Paris il y a quelques minutes, je suis désormais affabulée d’une colocataire. Mon récit ne tient pas debout, mais leurs esprits sont embrouillés et les connexions synaptiques semblent donc quelque peu endommagée. Tant mieux pour moi. J’ai rarement remercié la bêtise humaine mais là, je l’ai trouvée à sa place.

« Oh les gars chut. Toi fais gaffe à ce que tu lui dis hein. Sinon … »
« Oui Alicette ? »
« Oui, coucou c’est moi, dis-moi, peux-tu m’apporter 50€ là, sous le pont sur le canal ? J’en ai besoin »

Ils s’agitent, mettent leur main sur leur tête et l’un s’énerve à voix basse :

« 50 balles mais qu’est-ce qu’on va foutre avec 50 balles. Elle se fout de notre gueule. Dis-lui 500, pas 50 ! »
« 50€ ? »
« Oui, tu sais, mes 50€ dans le tiroir, c’est tout ce que j’ai, tu sais ».
« Oui, bien sûr, pas de problème, Joris arrive. A toute, prends soin de toi. »
« Ca marche merci à tout à l’heure »

Je savais qu’elle avait compris et que Joris allait se mettre en route et venir bientôt. Bon point.

Ils étaient énervés. Impatients. Stressés de ne rien obtenir de moi. Armés. Jeunes et bêtes. Mauvais points.

« Non mais ça va pas là, qu’est-ce que tu veux qu’on foute avec 50 balles ! Fallait dire 500 ! »
« Mais je vous ai dit que j’avais pas de thunes, c’est tout ce que j’ai en cash. Je peux pas faire mieux ».
« Oh lala, les mecs ont est cramés là, on fait quoi ? »
« C’est quoi le mot de passe de ton iCloud ? Vite ! ».
« Je… je sais pas trop je vais essayer de me souvenir, je vais surement me tromper, on va en essayer plusieurs OK ».
« Aller dépêche toi »
« … »
« Non ça marche pas. »
« Elle se fout de notre gueule »
« Vous êtes sûr qu’elle a rien sur elle ? C’est obligé, je suis sûr qu’elle ment »
« Mais si tu me crois pas, fouille-moi, j’ai rien à cacher vas-y » — j’ouvre mon manteau, tapote mes poches pour montrer qu’elles sont vides. »
« Non non nous on touche pas les femmes nous ».

Ah.

Pardon.

Monsieur a des valeurs.

Attaquer quelqu’un à quatre avec des couteaux, c’est OK. Tâter les poches d’un manteau ou d’un jean sur un individu féminin, impossible. Tout est logique. E=mc2.

Je me moque mais je suis contente que leurs dites valeurs aient protégé ma vertu.

Mes tentatives de codes échouent. Je l’ai changé récemment et je m’en souviens mal. Ils s’en moquent. Je propose de le taper moi-même, manipuler le clavier devrait m’aider à me souvenir. Ils me tendent alors le téléphone.

« Allez grouille-toi »

J’échoue.

Je sens le plat d’une des lames sur mon sein, près du cœur. Je n’ai toujours pas peur. Mon instinct a démissionné, il s’est jeté à la Seine qui coule paisiblement derrière-moi.

J’échoue encore.

« Allez dépêche-toi tu nous fais perdre notre temps »
« Oui ben j’aimerai bien t’y voir, peut-être que si je n’avais pas un couteau sur le sein, ce serait plus facile »
« On peut te le dégonfler si tu veux »

Le ton était humoristique, pas sérieux et le comique tentait de réfréner un sourire. Bonne blague. Vraiment. A cet instant, j’ai préféré prendre ça pour de l’humour maladroit plutôt que de m’énerver sur la portée misogyne du propos. Baignant dans la tension du moment, l’humour était mon échappatoire. Je réprime, à mon tour, mon envie de continuer sur le registre des vannes. Pas sûr qu’ils rentrent dans mon jeu. Et puis, autant ne pas jouer quand on est celui qui n’a ni les règles du jeu, ni les armes. Au sens propre. Je lève tout de même la tête et croise le regard du comique en question. Je lui envoie un demi-sourire qu’il me retourne. Ca ne plait pas trop à l’agresseur à ma gauche qui m’envoie un soufflet presque amical derrière la tête.

Les codes erronés se succèdent. Mes agresseurs perdent patience et leur tension monte d’un cran.

Le couteau quitte ma poitrine et je sens la fraîcheur saisissante de la lame sur mon cou.

« Elle se fout de notre gueule, elle sait qu’on va rien lui faire. Alors écoute, là, tu nous a vraiment fait perdre trop de temps pour ce soir, donc t’as intérêt à trouver ton code parce que sinon on appelle des potes pour nous aider. »

Ma sérénité se fait la malle. Mon instinct de survie est de retour. Il parcourt mon échine. Je me raidie. Je commence à avoir peur. Pas de leurs paroles, elles ne valent rien. J’ai peur de leur manque de sang-froid, de leur inexpérience et de leur capacité à me blesser, surtout si quelqu’un venait à passer sous le pont. Ils ne réfléchissent plus. Nous sommes 5 à interagir uniquement avec notre cerveau reptilien. Je commence à trembler. Je ne sais pas comment trouver le code. J’ai des trémolos dans la voix. Je commence à avoir peur.

« Je … j’m’en souviens vraiment pas. Attends laisse-moi réfléchir une minute. »

« On a pas le temps, il faut lui faire quelque chose là. On peut pas la laisser partir, elle va aller voir les flics. On est obligé. »

Je promets que je n’irai pas voir la police.

Je réfléchis. Je tremble davantage. J’ai davantage peur.

« Ah ! Je l’ai peut-être mis dans mes notes ».

Je trouve effectivement un code pouvant correspondre. Je tremble beaucoup. Mes muscles se tendent. Il est plus difficile de taper. Ma vision se brouille — des larmes de crocodile peut être.

Code erroné.

La tension monte encore. Je reste les yeux vissés sur mon téléphone, je ne veux pas croiser leur regard et être témoin de leur perte de sang-froid.
J’essaie à nouveau.

Ça fonctionne !

Je leur tends le téléphone qui disparaît dans une poche. Instinctivement, chacun se détend légèrement. Ils s’écartent d’un pas.
Je demande à récupérer mes affaires qu’ils me restituent gentiment, sans broncher. Y compris ma coque de téléphone et mon casque.

Ils m’enjoignent de ne pas aller voir la police et de partir d’un côté, pendant qu’ils partent de l’autre. Ils m’indiquent le côté opposé où j’habite.

A l’instant où nous nous séparons, un homme passe sous le pont à pied. Il jauge la situation. J’évite son regard d’abord, puis je lève la tête, et lui souris. Je ressens la tension de mes agresseurs qui pensent bien trop fort pour que je ne l’entende pas « ne crie pas, ne parle pas, dégage ». C’est ma galère, et il est trop tard pour que quiconque fasse quelque chose désormais. Dans mes yeux, il lit qu’il a raté quelque chose à 1 minute près, j’en suis sure. Il détourne vite le regard. Il ne faudrait pas qu’il soit timide trop longtemps. Mais d’un accord tacite, nous décidons qu’il n’aura pas à s’occuper de cela. Je n’ai fais aucun signe, il n’avait aucun moyen de vérifier ce que lui murmurait son intuition.

Je ne le blâme pas non plus.

Je suis responsable. C’est mon manque de courage à prendre la parole ou à bouger qui m’a enlisé dans ce traquenard à deux reprises.

J’avance de quelques mètres. Je tremble encore. Je ne veux pas partir trop loin, Joris va arriver. Puis je me mets à avoir peur pour lui. Qui sait, il pourrait les croiser et vu leur état, les choses pourraient mal se passer. Je suis soulagée que le moment soit passé et que mon corps soit libéré de la pression de toutes les lames. Je n’ai rien. C’est tellement bon. Puis, le masque de « meuf qui gère la situation » tombe et je pleure, en proie à toutes mes émotions contenues : la peur, le soulagement, la défense, la fierté d’avoir rusé, la honte …

Je tourne en rond, j’attends Joris. Parfois je me plie en deux pour laisser passer une brève vague de sanglots. Le temps me semble long. Je me dis que Joris n’est peut être pas en route et que je devrais rentrer.

Je me sens dépossédé, nue et perdue sans téléphone. Je ne sais pas rentrer chez moi sans passer par le chemin emprunté par mes agresseurs. Alors j’estime l’itinéraire à suivre et je m’engage. Je ne supporte pas de rester sans bouger. Je croise deux hommes. Je leur dis que j’ai besoin d’un service, que ça va leur paraitre bizarre mais que je souhaiterais utiliser leur application Facebook pour écrire à ma coloc.

« En fait, je ne peux pas lui écrire, je viens de me faire attaquer au couteau et j’ai plus de téléphone. Je veux la prévenir pour lui dire que je rentre ».

Ils me regardent interloqués. L’un me tend gentiment son téléphone. L’autre s’approche de moi, met sa main sur mon épaule et veut savoir si la pauvre petite créature que je suis va bien. Sa question me fait monter les larmes aux yeux et j’ai beau lui répondre que oui, que c’est passé, il sent mon émotion. Il me propose donc de les suivre, son ami et lui au chaud, pour que je me repose un peu avant de partir. Il commence à m’accompagner vers une porte, ses mains glissant jusqu’à mes fesses. Son ami calme son entrain. Et j’ajoute que je viens de me faire agresser par quatre mecs et que ça ne me met pas en condition pour en suivre deux autres. Je gigote un peu et la main se dissimule dans la poche de son propriétaire. Je n’ai pas pu réagir pour la main. J’aurai du. Mais je voulais en finir vite, et rentrer. J’aurai toute la vie pour hurler sur les frotteurs. J’écris à Joris que je vais bien et que je rentre, je demande ma route aux deux hommes avant de les laisser.

En quelques minutes, je me retrouve près du métro. J’y retrouve ma colc en compagnie de policiers. Elle est angoissée et me voir la soulage. Elle me prend dans ses bras. Une nouvelle vague de sanglots me traverse. Je suis soulagée de la retrouver. Joris n’est pas encore rentré, on ne s’est pas croisés. Il est parti depuis un bon moment et sans son téléphone. Elle a peur. Je n’ai pas la force de m’inquiéter ni de la rassurer même si au fond de moi, je suis persuadée qu’il va bien.

Les policiers veulent que je porte plainte. Je refuse. J’ai promis que je ne le ferai pas. Puis ils me disent que je devrais, sinon l’assurance ne me remboursera pas mon téléphone. Cet argument raisonne en l’auvergnate que je suis et me convint de les suivre.

Je leur raconte l’agression, même la blague à propos de me dégonfler le sein. Je me dis qu’il est tard, que je ne veux pas qu’ils insistent pour me refourguer l’assistance psychologique et qu’il va falloir rire de cette histoire alors autant commencer maintenant. Mission réussie, ça fait rire le policier. Moi, je ris intérieurement — désormais publiquement — de son orthographe.

Je me souviens être retournée sous ce pont dès le lendemain, en plein jour. J’aime toujours autant ces balades près de la Seine et je ne veux plus avoir peur quand il fait nuit. Je repense avec compassion à ce moment. Je me félicite de ma réaction même si pendant des jours, je me suis dit maintes et maintes fois qu’à tel moment j’aurai du dire ci ou faire ça. Je me pardonne et je leur pardonne. Mais cela m’a ramené à ma mortalité. Je la ressens maintenant, cette fragilité du corps humain et la brièveté de la vie. Même si ça n’est qu’un teaser. Pour autant, je ne veux pas arrêter de vivre ni devoir sans cesse me méfier.

Ce soir-là, les nuages étaient rosés, même si la nuit était tombée, la lune était pleine et brillante, il y avait des cygnes qui barbotaient, des canards qui pêchaient, un homme qui jouaient de la flute traversière face au canal, les lumières colorées que j’aime tant illuminaient mon chemin, des joggeurs se dépensaient, il y avait même un soutient gorge qui flottait sur l’eau.

J’ai vaincu ma peur et mes résidus de haine et j’ai tout remplacé par la joie, et la fierté d’avoir gagné une expérience de laquelle je suis sortie indemne et qui m’a apprise que, non, je ne pleure pas quand on m’attaque au couteau, je négocie et je fais des blagues, je retourne me balader sur les quais et j’en tombe à chaque fois amoureuse. Et ça me va très bien comme ça.

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