Faut-il faire des annotations dans la marge des livres ?

Si oui, pourquoi ? 

Anj Pambüh
4 min readApr 18, 2014

C’est bien connu : les livres sérieux requièrent d’être lus un stylo à la main. Et ça tombe bien ! Les gens sérieux qui lisent des livres sérieux ne lisent jamais sans un stylo à la main. Leurs raisons ? Transformer des sensations en annotations. Fixer au plus vite les intuitions que leur inspirent les livres qu’ils lisent. Marquer, tant qu’elles sont encore vivaces, les références aux autres textes qui s’en trouvent suscitées. Installer à même les textes des prises auxquelles s’accrochera leur mémoire morte pour réactiver des significations autrement irrécupérables. Baliser par des feux aussi nombreux que variés leurs futurs parcours à travers les livres. Instituer au moyen de leurs commentaires un dispositif tel que textes et réflexions peri-textuelles s’appellent comme par nécessité de structure. Consigner pour eux-mêmes et pour la postérité des indices de leur propre génie. Signaler aux autres qu’ils ont bel et bien lu les livres, qu’ils ne se sont pas contentés, à la fin maligne de gruger leur monde, d’y souligner des passages prélevés au petit bonheur la chance, ni seulement de les triturer et de les tordre dans tous les sens pour leur imprimer une dégaine d’oeuvres vraiment exploitées.

Ce besoin d’accompagner ses lectures d’annotations rapidement griffonnées à la marge des textes a une origine : l’école. Savoir confectionner une fiche de lecture est une compétence que l’on acquiert assez tôt au cours de sa scolarité. Mais, les fiches de lecture, établies souvent sur carton volant, finissent presque toujours pas s’égarer. Et puis, ce n’est pas la même chose, une fiche générique qui dresse dans les grandes largeurs le profil général d’un livre et des annotations qui épousent les sinuosités d’une pensée ou d’un imaginaire et les anfractuosités d’un texte. Du coup, avec l’âge, comme on est un lecteur plus expérimenté, et aussi parce que c’est bien plus pratique ainsi, les secondes viennent inexorablement se substituer aux premières.

Et tout cela serait parfait s’il n’arrivait pas souvent qu’une note, dont a pu être fier au moment de la marquer dans la marge, ne nous “parlait” plus au moment où on la redécouvre des années plus tard, parfois seulement des mois plus tard. Qui, face à une annotation muette, ne s’est jamais demandé : “Mais qu’est-ce que j’ai bien pu vouloir dire par là” ? Ou encore : “Pourquoi ai-je consigné ça” ? Parfaitement évident au moment de la lecture initiale, le rapport entre le commentaire à la marge et le passage en regard duquel il se tient et qu’il est supposé prolonger d’une interrogation, d’une réflexion ou d’une référence intertextuelle, s’est estompé.

D’autres choses arrivent aussi, non moins fâcheuses. Exemple : se découvrir, reprenant un texte, en désaccord avec un commentaire que l’on avait marqué à la marge au cours d’une lecture précédente. C’est que depuis ledit commentaire, on a fait d’autres lectures. Celles-ci ont élargi ou approfondi notre connaissance du sujet ou d’un aspect du livre. Elles ont rendu notre commentaire moins intelligent qu’on ne l’avait cru, quand elles ne l’ont pas révélé franchement bête.

Et puis, bien sûr, il y a que l’on aborde toujours un livre selon une certaine logique de lecture. On recherche alors un type particulier d’informations, qui nous rendent aveugles à (presque) tout autre aspect des livres qu’on lit. Les notes que l’on consigne dans un livre répondent à cette logique-là. Elles disent quelque chose de l’horizon présomptif à l’aune duquel s’entreprend une lecture. La fois d’après, la logique n’est plus la même. Et plus les mêmes, notre disposition d’esprit et notre “horizon d’attente”. Que se passe-t-il alors dans ce cas ? Une chose simple : on biffe la note, confus et honteux.

Mais, il faut bien voir qu’il ne s’agit-il, là, que de notes qui restent intelligibles. Comme on manque souvent de place à la marge et comme on lit parfois dans des positions peu propices aux annotations manuscrites, il n’est pas rare qu’une note devienne, le temps faisant son oeuvre, complètement indéchiffrable. C’est-à-dire d’aucune valeur heuristique. Comme toutes les autres, à peu de choses près.

Question, donc : s’il est acquis qu’une lecture doit se faire un stylo à la main, n’est-il pas prudent de réserver l’usage dudit stylo à la mise en relief de passages que, pour une raison ou une autre, on juge dignes d’intérêt, et ne pas assortir lesdits passages d’annotations dont on est à peu près assuré qu’elles nous conduiront, entre autres choses, à nous dédire des mois ou des années plus tard ?

Mais, il est vrai aussi que l’on peut vouloir conserver les traces de l’évolution de sa propre pensée …

--

--

Anj Pambüh

5 minutes max d’impressions autour du lu, de l’écrit, du parlé et de leurs technologies