Ce malentendu sur la “Zone de Confort”

Quand tout le monde cherche à se trouver en dehors de soi

Anne-Laure Frite
9 min readDec 23, 2016

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Il y a vraiment beaucoup (beaucoup, beaucoup, BEAUCOUP) d’articles sur la toile pour nous persuader de “quitter notre zone de confort”.

Il y a même des gens qui ont construit un outil de mesure de la “zone de confort”. Ce sont les mêmes gens qui font des TED Talk sur la “zone de confort”. Leur méthode de calcul “approuvée scientifiquement” (!) se base sur une série de questions portant sur les sports extrêmes, une autre sur les prises de risque professionnelles (démissionner, partir bosser à l’étranger, monter son business, candidater pour son “job de rêve”, parler devant un large public, etc.) et une dernière sur le style de vie (créer une famille, parler et “dater” des personnes de l’autre sexe (être gay ne fait visiblement pas partie des paramètres), aller à une soirée seul, surmonter une phobie, apprendre une autre langue, voyager seul, etc.).

Bon. J’ai des progrès à faire concernant mon entraînnement de base jumping (quand même pas donné à tout le monde !). Ma seule prouesse compatible avec le “calculateur de zone de confort” est l’ascension d’une montagne avec mon papa (qui en plus, s’appelle le Rateau. Bof quoi). Et un baptême de parapente, quand même.

Par contre je suis une grande aventurière pour tout le reste. Tous les indicateurs liés à la prise de risque professionnelle et au style de vie, j’ai coché. Je n’ai que 32 ans, les mecs.

Qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer pour continuer à sortir de ma “zone de confort” pendant les quelques décennies qu’il me reste ?

Voilà que je sens poindre l’angoisse.
Le simulateur ne sait d’ailleurs que trop me conseiller, à part un stage de chute libre, tous les ans à Pâques.

Je ne vous raconte pas la montée de stress quand je suis tombée sur ce schéma (scientifique, lui aussi) qui décrit froidement ce qui m’attends si je ne sors pas plus de ma zone de confort :

Je vais rater toute la magie de la vie !
Ah non alors.

Vite, ma brochure UCPA !

Ce que tout ça nous apprends sur la vision “normale” du “confort”

La représentation de la zone de confort de l’occidental moyen comporte donc une absence de sports extrêmes, une absence de risques professionnels et une absence de vie sociale/vie de famille. Si on s’inspire des dizaines d’articles qui traitent du sujet, on retrouve très souvent ces grandes caractéristiques, avec toutefois des liens plus subtils avec la “peur de l’échec”, la peur de la solitude, la peur de rompre avec une appartenance, la peur de “devenir unique” et les conséquences de ces peurs sur le fait de se freiner dans la vie, d’où une frustration et le sentiment de passer à côté de celle-ci.

Qui est la figure idéale de la personne parfaitement “hors de sa zone de confort” ?

Pour avoir une chance de “trouver la magie”, il faut donc :

  • être sportif
  • aimer l’adrénaline et les sports extrêmes
  • avoir de l’ambition (bouger pour son job, démissionner de son job, postuler pour un job qui nous impressionne)
  • être un dragueur / une personne extravertie qui aborde les autres
  • avoir connu au moins une expatriation
  • voyager et apprendre de nombreuses langues étrangères
  • aimer / avoir souvent l’occasion de parler en public
  • avoir créé une famille (je suppose qu’on parle d’avoir des enfants ?)
  • avoir monté un business / être leader de quelque chose (plutôt une grosse boîte qu’une association de quartier ? Ce n’est pas précisé remarquez…)
  • avoir écrit un livre (ça compte les ebooks ?)
  • ne pas avoir peur de sortir et/ou voyager seul
  • avoir un diplôme supérieur qui en jette (MBA, PhD… minimum)

Signalement ?
Mâle, blanc, fortuné, éduqué, de bonne famille (donc), carrière prometteuse dans les affaires, la médecine ou la politique (pour voyager beaucoup), coureur de jupons, leader né (ou orateur fabriqué), érudit, homme d’action, homme d’affaire, bon père de famille. Hétéro, bien entendu.

W. A . S . P .

Vous trouvez que je sur-interprête ?
Bon. Peut-être un peu.

Après tout, on sait bien que les hommes ne sont pas sur-représentés dans la pratique des sports extrêmes.
On sait bien qu’ils ne constituent pas 98% des expatriés en contrat détaché, suivis par leurs épouses.
On sait aussi qu’ils ne gagnent pas en moyenne 30% de plus que les femmes sur l’ensemble d’une carrière et que la prise de risque n’est pas plus encouragée chez les cadres masculins que chez les cadres féminins, vite écrabouillés sous leur plafond de verre (à petits pots).

HUM.

Ce portrait est intéressant aussi pour toutes les choses qu’il ne valorise pas :

  • Le fait de porter attention aux autres, l’intérêt pour le care et l’entrepreneuriat “soft” (ESS, associatif, etc.) qui revendique moins le statut de “leader”,
  • La prise de risque liée à la créativité artistique (pourtant quel courage il faut pour quitter son cubicule et monter sur une scène pour chanter des chansons),
  • Le fait de surmonter de grandes souffrances physiques ou morales,
  • La capacité à sacrifier des choses pour se recentrer sur l’essentiel,
  • La marge de progression (tenir compte du point de départ pour évaluer le point d’arrivée, et non pas définir le même point d’arrivée pour tout le monde),
  • La qualité des relations humaines construites au cours de la vie,
  • Les capacités d’innovation et de problem solving (on peut bien écrire un livre naze sans jamais sortir de sa zone de confort, après tout),
  • La fréquence à laquelle on essaye ou on apprend de nouvelles choses,
  • Le nombre de nouvelles personnes que l’on rencontre,
  • La faculté de continuer à essayer même si les tentatives précédentes n’ont pas marché,
  • Le fait d’apporter de l’optimisme, de la bienveillance, de l’empathie dans le monde…

C’est intéressant de voir que c’est encore une fois la collection finie d’expériences qui compte, plus que leur qualité et l’état d’esprit, l’intention dans laquelle elles ont été faites. On peut faire de petites choses avec une intention magnifique, et de grandes choses avec une intention mesquine. Ce n’est pas toujours le résultat qui compte.

La zone de confort se définirait donc de deux manières :

  • De l’intérieur, elle se délimite autour de nos activités familières, routinières, que nous faisons par habitude, flemme du changement (ou parce que la nécessité de changer n’est pas encore assez forte), parce qu’on sait où on met les pieds et que c’est rassurant (comme une bonne vieille série américaine dont on connait déjà la fin).
  • Notre horizon “inconfortable” serait, lui, dessiné par tout ce qui nécessite un effort pour être atteint : des choses qui font peur, des choses qui nous obligent à dépenser beaucoup d’énergie, à forcer un peu, à dépasser certains a priori ou certaines croyances sur nos propres limites, à parcourir une distance culturelle ou émotionnelle importante.

Une vie “aventureuse”, autorisant l’exploration permanente, est donc bien évidemment plus riche et plus épanouissante pour qui peut la choisir, qu’une vie faite de conformisme, de routine et de choix imposés par le système. Mais ça, nous, les multipotentiels, on le sait déjà, puisque notre normalité est celle du changement et de l’exploration permanente. C’est là qu’est notre zone de confort. Pourquoi vouloir en sortir quand on maîtrise l’art du changement et de la transition avec tant de facilités ?

Au delà de ces lectures volontairement simplistes, il faut comprendre que l’essentiel est de savoir mettre un peu de soi et de liberté dans chaque journée : ne pas traverser la vie en mode “pilote automatique”, tout simplement. Parfois, respirer. Remettre en question. Déplacer un truc. Faire quelque chose d’imprévu. Faire quelque chose sans raison. Improviser.

Tout le monde n’a pas le loisir de s’affranchir de tout, tout le temps. Mais tout le monde peut agir sur ses intentions, et choisir d’être avec conscience dans son quotidien pour retrouver ce sentiment d’émancipation nécessaire à la bonne estime de soi. Choisir de faire, de voir, d’entendre, même une toute petite chose chaque jour, et se remplir de ce choix là.

Illustration extraite du livre “The Gutsy Girl”, cité sur Brain Pickings

Mon expérience biaisée du “confort”

Le monde est “confortable” sans trop d’efforts pour une minorité de gens : ceux dont les valeurs culturelles et les codes constituent la norme dominante. C’est tout le discours classique sur les inéquités sociales all over again. Ceux qui réussissent ont tendance à penser qu’ils doivent cette réussite à leurs seuls efforts (d’où le fleurissement de blog sur la “réussite personnelle” et pourquoi tu devrais “travailler plus dur”, “te lever à 4H du matin” et “améliorer ta productivité”, espèce de feignasse!). Bien souvent, ils ont réussi (surtout) parce qu’ils sont nés au bon endroit, au bon moment, avec les bons appuis et la bonne éducation pour performer dans un système bien précis.

Au delà de l’aspect purement matériel (financier) lié au “confort”, il y a la question de la norme et de ce qui est considéré comme un “handicap” dans cette normalité là.

“La personne handicapée ou autrement exclue possède un avantage sur la personne valide à qui tout sourit dans la vie : la tentation du confort entre quatre murs qui ne peuvent devenir que ceux de notre tombeau est bien moins forte”

— Josef Schovanec, “Eloge du voyage à l’usage des autistes et de ceux qui ne le sont pas assez”

Toutes les personnes qui ne rentrent pas dans le moule ont une chance et une malédiction : le système n’est pas fait pour elles. La zone de confort n’est donc pas une option, mais un objectif qui peut devenir la quête de toute une vie. En attendant, le chemin pour espérer un jour se sentir “à sa place” est long, solitaire et très fatiguant.

Si j’avais pu trouver un job (ou plusieurs) que je puisse exercer sans faire de crise d’angoisse, sans perdre mon temps, sans tuer ma créativité et sans subir un environnement désagréable (sons, lumières, ambiance malveillante, etc.), sans me faire exploiter, sans m’ennuyer, sans devoir me taire, sans être obligée de parler… Bref, si je pouvais être payée pour travailler à ma manière et à mon niveau, ma vie serait probablement beaucoup plus simple.

J’aimerais bien, parfois, être du genre à en avoir quelque chose à faire du week-end. J’aimerais bien être contente d’être en vacances. J’aimerais bien savoir prendre des vacances. J’aimerais bien pouvoir me satisfaire des infos à la TV qui répètent la même chose tous les jours. J’aimerais bien m’épanouir sans connaître mes voisins et sans jamais aller parler à personne d’inconnu. Ah oui, ce serait plus simple d’être heureuse comme ça.

Mais bon, voilà, ça ne va pas, forcément.

Il faut que je crée tout ce dont j’ai besoin et qui n’existe pas.

Mon job.
Un mode de création.
Un mode de relation à l’autre.
Un moyen d’expression et de régulation émotionnel qui marche.

Ca me plairait un jour de connaître ce sentiment d’appartenance rassurant qui, peut-être enfin, me permettrait de souffler un peu. De poser mes valises quelque part. De ne plus avoir besoin de toujours réfléchir à comment je dois parler à qui. A quelle vitesse. Avec quels mots. A propos de quoi. De ce qu’on peut dire. De ce qu’on ne peut pas trop dire. D’où on a le droit de bouger, comment, à quel moment, à quelle vitesse. De ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire.

Il y a des “expériences utilisateurs” qui se passent très bien dans mon quotidien : toutes celles pour lesquelles la norme qui m’entoure est faite. Dès lors que j’ai des besoins spécifiques, c’est la fin des haricots. En tant qu’hypersensible peut-être aussi haut potentiel (je n’ai pas encore fait le test comme certains lecteurs me l’ont conseillé), j’ai aussi une très faible tolérance face à ce qui est mal pensé, mal conçu, inconfortable, trop lent, trop compliqué. Comme tout le monde, me direz-vous ! Tout est question de dosage et de seuil de tolérance. Disons qu’une absence d’enveloppes à bulles à la Poste peut déclencher chez moi, qui avait prévu de poster 10 Guides du retour en France dans la journée, une réaction émotionnelle démesurée (rassurez-vous je ne suis pas du genre à crier sur les guichetiers).

Tout ça pour dire que la zone de confort est un luxe que j’aimerais bien connaître un jour, mais pas trop longtemps, car même si c’est fatiguant, cette posture légèrement inconfortable m’amène à faire beaucoup plus de choses. Et je n’ose penser à tous ceux dont le degré d’inconfort dans la vie est nettement supérieur au mien.

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Anne-Laure Frite

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.