Ma thérapie botanique

Un jardin comme thérapie post-retour en France

Anne-Laure Frite
Retour en France

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Quand je suis revenue en France fin 2013 après plusieurs années au Canada, le moral était dans les chaussettes. Cet évènement m’a tellement marqué que je me suis consacrée à aider ceux qui reviennent de l’étranger depuis et que j’ai passé deux ans à écrire sur les souffrances liées à un retour chez soi après la vie à l’étranger. La richesse et la malédiction de tous les immigrés du monde. Signe que la thérapie fonctionne enfin, j’ai aujourd’hui envie d’élargir les horizons pour écrire sur les solutions au problème, et plus seulement sur le problème en lui-même. Parmi ces solutions, il y a ma petite expérience de la “thérapie botanique”, expression d’un besoin profond de reconstruction, d’ancrage, de stabilité et d’équilibre après un temps de chaos lié à l’expatriation, mais pas que.

J’ai l’impression qu’il faut avoir pris une ou plusieurs grosses claques dans la figure pour prendre conscience de l’importance des petites choses dont on ne parle jamais. J’ai aussi l’impression qu’il faut en parler beaucoup plus, de ces petites choses qui sont belles et qui nous soignent chaque jour, parfois sans qu’on en soit conscient.

Vivre ailleurs, s’épanouir, trébucher, revenir : une expérience qui marque

Au moment de ce retour, j’étais au sommet d’un pic d’épuisement professionnel et émotionnel qui montait en puissance depuis des mois et des mois. Et puis d’un seul coup la démission, le changement de rythme, le retour brutal chez les parents (oui, oui, même à 30 ans!)… ont fait explosé la boîte de Pandore.

Montréal, qui était mon monde, mon univers depuis des années, s’est écroulé du jour au lendemain, sans que j’y sois véritablement préparée. Devant les difficultés qui étaient les miennes à l’époque, et avec la routine d’une immigrée presque “installée” (depuis quelques années), j’avais oublié à quel point ma vie était devenue cette ville, et à quel point j’en dépendais pour “être moi” à ce moment là. On vit toujours un peu un pied là bas, un pied ailleurs, car tout départ porte en lui son retour, mais à vrai dire, je n’y pensais pas. Pas encore. Pour moi la conquête de l’Amérique était le seul et unique programme pour les années à venir, sans aucune envie de regarder en arrière. Ambition, combat de l’ego, idéalisme ? Sans doute un peu trop de tout ça, et pas assez d’humilité, de simplicité, de confiance.

Mais au bout de quelques années à l’étranger, la vie a (re)mis sur mon chemin une personne qui a tout changé. Lui en France, moi au Canada, et des chemins compliqués pour essayer de se rejoindre sans tout briser, ni d’un côté, ni de l’autre. Beaucoup y laissent leur couple. Nous, on y a laissé tout le reste, et un bout de notre santé aussi.

A partir du moment où ma vie au Canada est devenue synonyme de relation à distance, tout a changé. Tout est devenu difficile, je subissais la solitude au lieu d’apprécier l’indépendance. J’étais décalée. Jamais en phase, ni ici, ni là-bas. Trop d’appels Skype manqués, décalage horaire, décalage culturel, des jobs trop différents, il neige dehors alors qu’il pleut là bas, je me réveille, il s’endort, on ne fait pas que se manquer, on se rate aussi.

Agacement, tension nerveuse, frustration affective, stress des allers-retours trop courts pendant lesquels la valise reste ouverte en vrac sur le sol de la chambre. J’ai fini par m’éloigner de tout, et surtout de moi-même. J’ai cessé de sortir, de profiter. Je me suis enfermée, en souffrance, comme un enfant qui se rend soudain compte qu’il a perdu sa maman dans le supermarché et pour qui l’univers entier devient sombre. Je me suis sentie coupable de ne pas réussir à rassembler ces deux côtés de l’Atlantique que j’aimais tant. J’ai eu l’impression que c’était de ma faute, et que le grand écart serait mon fardeau pour le restant de mes jours. Manque d’harmonie, manque d’unité. Mon coeur d’idéaliste rêveuse qui recherche l’harmonie entre les êtres par tous les moyens ne l’ont pas du tout géré.

Je ne sais pas trop pourquoi. Je crois qu’en fait je n’avais pas réalisé à quel point j’avais du me sortir les tripes au travail et autour pour m’intégrer là bas. Pas le temps de faire une pause. Pas ou peu de contacts avec les anciens potes et la famille en France, pendant des années. La tête dans le guidon, à fond tout le temps. Le fait de retrouver une telle proximité émotionnelle avec quelqu’un a fait fondre la carapace, qui m’a brûlée au passage.

La ligne de bus 27 de la rue Saint Joseph. L’odeur du café sur la promenade Masson le matin, celle de la bière et de la viande grillée le soir. Le graillon épicé s’échappant du Piri Piri, à 10 heures du matin. L’odeur du Frites Alors. Les kilomètres de pistes cyclables avalés sur mon fidèle vélo de route. Du Nord au Sud, du marché Jean Talon jusqu’au Vieux Port. Parfois même, jusqu’à Longueuil d’où je revenais en métro, trop crevée pour tout remonter. D’ouest en est, de NDG au Plateau, de Côte des Neiges à Berri-UQAM, parfois jusqu’à Hochelag’ les jours de grande motivation où le vent soufflait dans le bon sens (ce qui fut rare). Les arrêts au dépanneur pour un Arizona bien frai, des bières, du pain et un bloc de cheddar pour les grilled-cheese du dimanche.

Le Canal Lachine. Le PikNik électronique. Les couloirs de l’UQAM. Le croustillement du sol gelé et gravillonné en hiver. La vue du haut de l’oratoire Saint Joseph. Le vent givré qui fait pleurer de froid sous le viaduc du métro Rosemont. Se battre contre ces foutues portes tournantes du métro impossibles à ouvrir les jours de courant d’air. Halloween. Les bagels à emporter.

L’odeur du métro. La ligne verte, bleue, orange. Le pont Jacques Cartier. Le Village. Les feux d’artifice en été. Les nachos gratinés. Les terrasses dans la chaleur moite. La rousse, la dorée, la blonde, la blanche, la cuivrée, la brune, la noire. Les restaurants. Indiens. Japonais. Mexicains. Coréens. Ethiopiens. Russes. Polonais. Les poutines à 4h du matin. Les croquettes de poisson du marché Jean Talon. La carte de débit. Le supermarché Metro. Les missions Ikea. Kijiji. Le café Tim Horton. La forêt laurentienne. Les lacs. Les voitures automatiques. La ville sous la neige.

BREF. Une expérience qui marque. La première expérience de l’indépendance, la vraie, la grande. Avoir l’impression d’être enfin soi, un peu autrement, ailleurs, dans un endroit qu’on a choisi et pour lequel on s’est battu.

Je me suis fais violence toute seule avec cette décision ultra-rapide de rentrer, face à un chaos professionnalo-amoureux qui était en train de m’engloutir toute entière. Ne voyant pas d’issue à une situation que j’avais laissé pourrir trop longtemps, à bout de nerfs et de forces, je n’ai pas su quoi faire d’autre que de sortir de là par un grand claquement de porte. Il faut dire que mon visa de travail arrivait à sa fin. Il y avait une troisième option : on m’offrait de partir travailler au bureau de Boston.

Seulement, il y avait beaucoup d’autres problèmes à régler (familiaux, émotionnels, professionnels, et surtout, de santé) pour envisager alors une nouvelle immigration. Le milieu de la Tech sur la côte Est est certes palpitant, mais aussi très demandant, très masculin, très compétitif, très geek et très technique, forcément. J’étais déjà à bout d’avoir évolué dans cet univers allant contre ma nature profonde pendant quelques années. Il a fallu dire non à Boston. Non au job très bien payé et plutôt motivant. Non à la carte verte. Non au mariage accéléré qui était nécessaire si je voulais emmener mon conjoint avec moi. Et surtout, non à Montréal dont les portes étaient déjà en train de se refermer, faute d’avoir entamé à temps les démarches pour y immigrer de manière plus durable.

Un souhait inconscient ? Peut-être.

Cultiver son jardin intérieur : revenir doucement sur terre

Dès que nous avons trouvé un appartement en France, vite cherché, précipitemment signé, je me suis accrochée à nos 20 mètres carrés de jardin comme on s’accroche à une (petite) bouée. Cette minuscule pelouse banlieusarde tristounette, mal exposée, est devenue mon petit espace de liberté pour retrouver un peu de contrôle sur l’existence. Je continue de penser qu’on guérit plus vite avec de grands espaces sauvages, du vent, la mer, les sommets enneigés et le soutien d’une communauté bienveillante, ancrée dans son territoire. Mais au moins on avait un peu de place et d’espace privatif pour respirer. Devoir rester confinée dans un petit espace oblige aussi à cesser de se disperser, ou de fuir.

On est obligé de se faire face. C’est très désagréable, mais ce n’est peut-être pas inutile.

Au début, j’ai trouvé ça aussi dur que de me retrouver en tôle, très franchement. Pays redevenu inconnu. Ville dortoire sans convivialité aucune. Grisaille de la région parisienne, mentalités de citadins pressés. Solitude absolue ou presque, car seul le couple m’a maintenu hors de l’eau durant tout ce temps.

Mon entreprise de jardinage intérieur a donc commencé par une grande opération de destruction extérieure.

Détruire les haies trop grosses de chaque côté de ce minuscule terrain grillagé sur trois côtés, et bordé par l’appartement sur le quatrième. J’ai taillé, coupé, arraché, désouché ces arbustes mal en point et plutôt moches pendant plusieurs jours. C’était la guerre des tranchées. J’aurais bien défriché un terrain de foot à moi toute seule cette année là ! Ca fait du bien.

Le premier printemps, en 2014, j’ai préparé une petite surface et j’ai commencé à expérimenter. J’ai semé des choses très classiques : radis, tomates, salades, tournesols. J’ai commencé à aimer me ballader dans les jardineries à la recherche de belles fleurs à mettre au potager. J’ai testé (et foiré) pas mal de cultures d’aromatiques, mais quelques-unes ont réussi. J’ai passé beaucoup de temps à être juste assise là et à regarder ces quelques mètres carrés que j’avais “dessinés” pousser. J’ai aussi eu des moments impossibles. J’ai hurlé, j’ai pleuré, j’ai tourné en rond dans cette minuscule cage bien trop petite pour moi. Pourtant, je n’ai jamais réussi à la quitter en deux ans et demi.

J’aurais pu facilement aller à Paris quotidiennement, y trouver un travail, m’y refaire des amis… ou aussi bien choisir de travailler au vert dans une petite ville de la campagne près de chez moi, dans une jardinerie ou une écurie. Refaire du woofing. J’aurais pu m’inscrire au sport. J’aurais pu décider de devenir bénévole dans une association. J’aurais pu m’inscrire à tous les clubs de langues & cultures du coin (et il y a le choix), organiser des dizaines d’apéros pour la communauté “Retour en France”… Mais le peu d’énergie qu’il me restait est passée toute entière dans le travail et le projet “Retour en France”, justement, dans une ambiance un peu stressante face à l’urgence financière dans laquelle nous étions. Mon conjoint aussi a eu besoin d’investir toute son énergie restante dans sa reconstruction professionnelle, tout en étant là pour m’éviter de tomber, partir ou tout casser, encore. Et il a réussi.

Nous avons adopté notre chien au début de ce premier printemps, après qu’il ait été retiré à ses maîtres pour mauvais traitements, puis qu’il ait passé quelques mois dans une famille d’accueil. Cette petite boule d’amour brut complètement désorganisée, qui avait peur des messieurs, nous a aidé à resserer les liens, à sortir quotidiennement dehors, à trouver beaucoup de réconfort affectif. C’est aujourd’hui un beau chien de 3 ans qui a pris une place immense dans notre foyer et qui n’a plus peur de grand chose. Je crois que c’est aussi grâce à lui que je n’ai pas trop pu me détacher de mon bout de jardin et de mon appartement pendant ces années post-retour.

Nous sommes constamment ensemble. Il a suivi chaque geste, chaque poignée de terre déplacée, chaque graine mise en terre. Il a fait des conneries, déterré des plantes, enterré des os où il ne fallait pas, marché dans les salades.

Mais sans lui jardiner serait bien moins thérapeutique, j’en suis sûre !

En 2015, l’année suivante, le jardin a eu de beaux succès, surtout au printemps qui a été ensoleillé et plutôt chaud. J’ai acheté deux carrés potager, quelques pots, pour essayer d’améliorer la productivité de ma minuscule surface. Mon pauvre conjoint a trimballé pas mal de boîtes lourdes, de sacs de terre, de billes d’argile et de sable pour m’aider dans toute cette entreprise. Je crois qu’il s’est dit que ça me faisait du bien.

Nous avons (presque) eu de superbes tomates (qui ont malheureusement pourries en quelques jours sur place à cause du temps trop pluvieux). J’ai eu des plants de petits pois monstrueux. J’ai mis des bulbes de printemps pour avoir de jolies fleurs. Des tournesols qui ont dépassé du grillage et attiré l’attention des passants jusqu’à fin Septembre. Des carottes et des radis que nous avons mangé pour de vrai.

J’ai commencé à reprendre plaisir à lire sur la permaculture, la botanique, l’importance des semences paysannes, biologiques et des enjeux de leur libre circulation. Géographe de formation, j’ai relu quelques manuels de biogéographie étudiés il y a quelques années. J’ai renoué avec plaisir avec les écosystèmes, les biotopes, la symbiose végétale et toutes ces choses qui m’avaient déjà passionné pendant mes études. Au point que je me tâte pour, plus tard, retourner étudier le paysage et la botanique.

J’ai découvert l’association Kokopelli, chez qui j’achète maintenant presque toutes mes semences. J’ai aussi commencé à produire les miennes, fort modestement, pour les variétés qui ne viennent pas des jardineries (non F1). J’ai déjà pour projet de devenir semencière dans les années qui viennent, quand j’aurais un jardin plus grand et un endroit pour faire sécher les plantes sans envahir le salon (il y a des limites quand même :-). Je souhaite aussi parrainer une espèce potagère menacée, comme le propose l’association Kokopelli.

Cette année, je suis enceinte.

Nous l’avons su en Novembre 2015. Une petite fille qui va naître à l’été 2016 et qui s’appelle Juliette. On a du mal à croire qu’elle sera là dans quelques jours.

Mon jardin de cette année 2016 est verdoyant, prolifique, les plantes y ont pris des proportions que je n’avais pas vues auparavant malgré la pluie et le froid qui ont duré jusqu’à début Juillet. C’est un beau fouilli vert plus proche du jardin anglais que du potager bien rangé à la française. Il y a moins de fleurs que l’année dernière, car le soleil a manqué au printemps.

J’ai eu le temps de mieux préparer mes semis, j’ai fais plus attention à la saisonnalité et à la provenance des semences. La terre s’est aussi grandement améliorée entre la première tentative et cette année. On m’a gentiment offert du compost, des pots, des plantes… les liens familiaux ont aussi contribué à rendre le travail plus facile et plus fructueux.

J’ai réussi le semis de trois plants de tomate d’une variété de BrandyWine (tomate rose charnue tardive), qui pour l’instant fleurissent mais n’ont pas beaucoup de fruits. Les Tournesols de cette année sont des Tarahumara, variété géante très ancienne provenant du Mexique et du Canada. J’ai aussi remis des capucines, des coquelicots de Californie, deux sortes de menthe en pot. Une rhubarbe a décidé d’envahir un carré potager à elle toute seule. J’ai aussi deux dahlias géants en pot (j’aime ce principe de déterrer les bulbes à l’automne, puis de les remettre en terre pour de nouvelles fleurs au printemps suivant). Il subsiste un peu de ciboulette, de mimosas, de fraisiers spontanément repartis de l’année précédente et quelques autres plantes comme la Bourrache, ma nouvelle plante préférée découverte cette année, ou un avocatier qui poussait dans le compost sans rien demander à personne.

L’année prochaine, nous aurons déménagé dans une grande maison avec un grand jardin, grâce au soutien et à la générosité de nos familles.

Et nous serons parents.

Je ne pourrais jamais remercier assez ce petit bout de terre ingrat et moche de la banlieue parisienne qui va probablement retrouver son rôle de pelouse à barbecue dès notre départ. Il n’y a pas beaucoup de jardiniers dans le secteur. Leur monde intérieur est ailleurs.
J’emménerai avec moi un peu de bonne terre, quelques plantes transportables et tout mon attirail de pots, mais l’essentiel est surtout que j’emmène avec moi l’envie de continuer à jardiner pour prendre soin de mon univers intérieur. J’aime l’idée que les saisons se succèdent, et que même si toute la vie semble avoir disparue en hiver, l’année suivante prouve toujours le contraire.

Quand je suis rentrée, je pensais que ce serait l’hiver pour toujours. Et puis aujourd’hui, ça commence enfin à sentir le printemps. Il était temps !

Chercheuse indépendante, géographe de formation, Anne-Laure Fréant est la fondatrice de retourenfrance.fr et l’auteur du Guide du retour en France 2016. Elle anime une communauté de plus de 5500 personnes revenues de l’étranger sur les média sociaux, conseille quotidiennement ceux qui “reviennent d’ailleurs”, écrit régulièrement des articles sur les intelligences multiples, le voyage, la quête de soi et les nouveaux modes de travailler.
Lui écrire : annelaure@retourenfrance.fr

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Anne-Laure Frite
Retour en France

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.