Dis maman, c’est quoi une intelligence normale ?
Petite histoire du regard occidental sur la notion d’intelligence
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Depuis la publication de l’article “Le syndrôme de l’imposteur : malédiction des multipotentiels ?”, j’ai été touchée par le nombre de messages qui m’ont été adressés avec pour objet “Merci”, “Révélation totale !” ou encore “Grosse claque !”. Touchée et étonnée aussi, car je réalise que bien peu d’entre nous ont finalement connaissance de leur propre fonctionnement (moi la première), et que bien peu d’efforts sont faits pour nous autoriser à prendre conscience de cet “atypisme”, à le comprendre et à l’assumer pleinement.
Quel que soit notre “atypisme” (douance, multipotentialité et/ou hypersensibilité…pour ne citer qu’eux ici), nous avons énormément de difficultés à admettre que notre fonctionnement diffère de celui que la société nous impose. A reconnaître le poids des tensions intérieures, des souffrances ou des frustrations qui nous animent, alors qu’elles sont pourtant bien légitimes ! D’où le sentiment d’imposture si répandu parmis ceux qui sont souvent qualifiés de “volages”, “incapables de finir ce qu’ils ont commencé”, “touche à tout”, “dispersés”, “immatures”, “en errance”, “perchés”, “bizarres”, etc.
Comme il est difficile de tout le temps se freiner, se contrôler, se réprimer, pour ne pas sembler trop différent, quand l’absurdité du monde nous saute au visage en permanence ! Quand on voit le train foncer dans le mur, mais qu‘on ne peut pas en prendre les commandes !
Je me suis longtemps demandé d’où venait ce sentiment de décalage, d’être toujours “moins bien que”, “pas assez”, “pas comme il faut”. J’ai mis du temps à me rendre compte qu’en matière d’intelligence (j’entends pas là, de fonctionnement cognitif et affectif), tout est une question de norme et de jeux de pouvoirs. Nous n’évoluons pas dans un monde neutre dépourvu de valeurs dominantes. Difficile de s’affirmer quand on pense être une anomalie et non une alternative acceptable à la norme. Encore plus difficile de “prendre le pouvoir” et d’assumer son mode de fonctionnement quand on pense être tout seul ou qu’on est persuadé d’ “avoir un problème”.
Or, la norme de notre temps n’est pas encore celle de l’intelligence émotionnelle, de l’intuition, de la complexité, de l’empathie ni du bon sens.
Quelle est-elle alors ? Et pourquoi ces profils dits “hors norme” sont-ils si mal connus ? Comment faire pour aider toutes ces personnes à se reconnaître plus tôt et à accéder aux bonnes ressources pour se construire ? Comment lutter pour que les modes de fonctionnement cognitifs et affectifs dits “différents” ne soient plus considérés comme des pathologies médicales ou des curiosités, mais des propositions pour faire et vivre autrement ? Comment donner toute leur légitimité à ceux qui pensent en dehors des cases ?
L’intelligence dominante et la norme hypothético-déductive
Avant de s’aventurer dans les modes de fonctionnement dits “hors norme”, il faut s’intéresser à ce qu‘on appelle aujourd’hui en occident “l’intelligence”, et donc la “normalité” intellectuelle. C’est à dire celle qui est valorisée partout, celle qui dessine les stéréotypes, les modèles de notre monde, celle qui se trouve au fondement de toutes les structures étatiques, du privé, qui conditionne notre rapport au temps, à l’espace, au corps, à l’autre et à soi.
La norme de la société occidentale moderne, c’est “l’intelligence unique”, ou plutôt le fait de considérer que l’intelligence humaine ne comporte qu’une seule dimension principale, en opposition à la théorie des intelligences multiples. Cette dimension unique et survalorisée dans la culture occidentale moderne, c’est l’intelligence logico-mathématique et son inséparable comparse : la logique hypothético-déductive. Basée sur les principes du rationalisme, lui-même issu de la pensée cartésienne, cette manière de raisonner dont les fondements datent tout de même des années 1630 (Discours de la méthode, 1637), érigent la raison et la rationnalité mathématique comme les seuls chemins vers la vérité.
Autrement dit, il ne peut y avoir accès à la vérité que par la formulation d’hypothèses basées sur des observations, puis par la vérification systématique de ces hypothèses selon des protocoles fiables et reproductibles. Si on admet que l’intuition peut jouer une part dans ce raisonnement, l’emphase est mis sur “les objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable” (règle deuxième des “règles pour la direction de l’esprit” de Descartes). La fantaisie s’arrête là. La connaissance ne peut être valide si elle ne provient pas d’une démarche scientifique, et on exclue d’emblée les objets sur lesquels une telle démarche ne peut être appliquée…
Cette manière de penser a émergé aux temps de l’obscurantisme religieux, pour mettre fin aux croyances ésotériques et construire une pensée qui serait basée sur “ce qui peut se vérifier tout le temps et partout”, par tous ceux qui suivraient le même raisonnement. Bien sûr, c’est une rupture profonde et fondamentale dans l’Histoire, puisque c’est en grande partie cette pensée scientifique qui a nourri l’entrée de l’Occident dans la modernité. On a cessé de brûler les scientifiques (et les chats), on a relativisé la place de l’Homme dans le système solaire, on s’est mis à raisonner plus et à croire moins (en Dieu). La science et sa méthode sont devenus le nouveau référent culturel de notre monde.
L’entrée dans l’ère moderne s’est donc faite à grands renforts d’ingénierie, de rationnalisation, d’automatisation, de course à la connaissance scientifique et au cataloguage “rationnel” du monde. On s’est mis à considérer la “nature” et la Terre comme un immense sac de matières premières, gisant là, inutile, ne demandant qu’à être exploité par la main (intelligente) de l’Homme pour en faire quelque chose. La technique est devenue toute puissante, et avec elle, les techniciens. Nous qui vivons dans une nation d’ingénieurs savons bien ce que cela signifie. Glorification des bâtisseurs, des concepteurs, de ceux dont la tête est “bien faite”, des êtres rationnels et pragmatiques capables de résoudre des problèmes concrets par les mathématiques. Les problèmes intéressants de notre monde sont donc devenus des problèmes techniques. C’est à ces problèmes là que toutes les ressources (moyens financiers, main d’oeuvre, crédits de recherche, attention médiatique, etc.) ont été dévolues.
Tout ce qui relève de l’émotionnel, du spirituel et du corporel a été jeté au fond d’un placard, attribué aux femmes (accusées d’hystérie) et aux parias de la société (les artistes, les fous, les handicapés, les enfants, les animaux…). Ces dimensions de l’être humain, lorsque non inhibées, ont été réduites à des formes de déviances. Ceux dont le fonctionnement cognitif et affectif faisait la part belle à ces dimensions ont donc été marginalisés, à commencer par toutes les cultures autochtones animistes du monde.
L’invention du QI : la métrique unique de l’intelligence (unique)
Comment cet héritage cartésien a-t-il marqué notre regard sur l’intelligence quelques siècles plus tard ?
Dans une culture logico-mathématique, on est obsédés par la mesure, et donc les métriques. Et ce bien avant l’avènement du Big Data. Pourtant, les outils officiels de mesure de “l’intelligence” sont — encore aujourd’hui — d’une extraordinaire pauvreté. Ils sont toujours basés sur des préceptes datant de plus d’un siècle, qui ont été enrichis au fil du temps mais jamais réellement remis en question dans leurs fondements théoriques.
En 1904, suite à la loi sur l’enseignement obligatoire en France, Alfred Binet se retrouve chargé par le ministère de l’éducation nationale de concevoir des tests visant à identifier les élèves suceptibles de rencontrer plus de difficultés à l’école, pour qui un soutien supplémentaire serait nécessaire. L’intention est louable. Binet a l’esprit ouvert et souhaite avant tout favoriser l’insertion équitable de tous les enfants, quelles que soient leurs capacités intellectuelles. Il s’associe à un médecin pour mettre au point l’échelle psychométrique Binet-Simon dont la vocation première est donc de repérer le retard mental chez l’enfant. Il modélise ainsi la notion d’âge mental.
En 1912, William Stern reprend en partie ces travaux et invente le Quotien Intellectuel, donné par l’âge mental divisé par l’âge réel, le tout multiplié par 100. Il s’agit donc d’évaluer dans quelle mesure le développement mental de l’enfant est en adéquation, en retard ou en avance par rapport à un profil type (donc une moyenne). Le QI est donc relatif et toujours calculé par rapport à une population référente abstraite. Cela veut dire que le QI mesuré par ces tests dépend entièrement de l’étalonnage utilisé pour comparer le score d’une personne. Le test ne permet donc de mesurer que l’intelligence logico-mathématique d’un individu par rapport à une population donnée.
Le QI n’est pas une métrique inintéressante, mais elle s’avère extrêmement incomplète. Le problème, c’est que pratiquement aucune autre métrique n’existe pour la compléter, même si depuis Stern les tests se sont enrichis par d’autres questionnements et des entretiens psychologiques complémentaires. Les raccourcis ont vite été faits pour associer le QI à l’intelligence, sans nuancer le propos.
“Le test de QI ne mesure pas ni ne prétend mesurer (et je cite) :
- l’ouverture d’esprit ;
- la créativité (ou inventivité), bien que les sujets à fort QI se montrent souvent imaginatifs ;
- la capacité à dépasser un problème pour le placer dans une perspective plus générale”
- on pourrait ajouter : l’intelligence du corps (agilité, motricité, réflexes, intelligence du jeu), l’intelligence émotionnelle, relationnelle, l’intuition, l’empathie, etc.
Plus on s’entraînne au test de QI, plus on améliore son score. Les résultats sous stress sont moins bons que si l’on est détendu. Le fait d’être obligé par un tiers à passer le test joue aussi sur les résultats… Tout ça est donc très fluctuant, et ne permet de faire ressortir clairement que des extrêmes (QI très éloignés de la moyenne). Les facteurs social, éducatif et culturel jouent bien évidemment. La langue dans lequelle s’effectue le test a aussi un rôle à jouer, de même que le niveau d’instruction et le milieu familial… Bref, rien de très “fiable” ni “reproductible”, donc de très scientifique là dedans.
Les tests les plus récents (WISC-V, revu en 2014, pour les enfants et WAIS-IV revu en 2008, pour les adultes) permettent d’obtenir un portrait plus complexe, et donc plus intéressant et fiable que les anciens tests de QI. Ils ont tous deux été créés par David Wechsler dans les années 1950, puis successivement enrichis et revus jusqu’à nos jours par plusieurs spécialistes.
Wechsler définit l’intelligence comme une capacité, globale, d’agir selon une intention, de penser rationnellement et d’agir effectivement sur son environnement. Cette vision contient l’idée que l’intelligence n’est pas une capacité unique, mais bien un agrégat de plusieurs traits humains. Pour lui, l’intelligence normale est une valeur moyenne pour les membres d’un groupe défini. (source)
Quoi qu’il en soit, même enrichis, les tests de QI sont toujours mesurés par rapport à un poids démographique dans un échantillon donné : ainsi, on se retrouve dans la moyenne haute si l’échantillon est “moins intelligent”, et dans la moyenne basse (ou pas) si on s’amuse à passer les tests au brunch du dimanche de la MENSA. La normalité est donc toujours définie par une notion de masse (majorité numérique) et non par une arborescence purement qualitative, sorte de cartographie unique du fonctionnement de chacun.
L’intelligence émotionnelle
Dans les années 1990 sort le bestseller de David Goleman sur l’intelligence émotionnelle, basé sur des travaux scientifiques antérieurs de quelques années. Très en vogue aux Etats-Unis depuis, notamment dans le monde du management, le concept d’ IE (Intelligence Emotionnelle) a même donné lieu à un parallèle avec le QI, puisque qu’on parle dans le language populaire de “Quotien Emotionnel”, bien qu’aucune métrique ne lui soit associée. Ce QE serait, selon Goleman, bien plus efficace pour prédire la réussite scolaire ou professionnelle, que le QI. Les parallèles entre IE et “réussite” (selon les standards occidentaux) plaisent beaucoup aux journalistes. De nombreux contenus sont produits chaque jour sur cette question, pour l’instant surtout appliquée dans le champ du leadership en entreprise, mais qui a le mérite de ramener la dimension émotionnelle en opposition à la sacro-sainte rationnalité prônée par les cartésiens.
L’intelligence émotionnelle désigne « l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres » (Mayer & Salovey, 1997).
Si la réflexion est intéressante, elle ne remet pas en question les fondements du cartésianisme qui sépare corps et esprit, raison et émotion.
La révolution de la théorie des intelligences multiples
Il faudra attendre 1983 pour qu’une première théorie des intelligences multiples soit formulée. Howard Gardner, psychologue du développement, enseigne la cognition, la psychologie et l’éducation à Harvard. Il travaillait à l’origine sur les lésions cérébrales, étudiant notamment une population d’“idiots savants” (selon ses termes), c’est à dire des personnes privées de certaines facultés intellectuelles démontrant d’étonnantes capacités dans d’autres domaines. C’est le cas de personnes autistes par exemple dont on connait aujourd’hui les extraordinaires capacités de mémorisation et de restitution. Gardner avance l’hypothèse qu’il existe plusieurs formes d’intelligences, fonctionnant chacune de manière distincte, bien qu’en interrelation avec toutes les autres.
Dans la théorie des intelligences multiples, on compte :
- l’intelligence verbo-linguistique : “aptitude à penser avec des mots et à employer le langage pour exprimer ou saisir des idées complexes. C’est l’intelligence la plus mise en avant et utilisée à l’école (après l’intelligence logico-mathématique)”
- l’intelligence logico-mathématique : “ capacité de calculer, de mesurer, de faire preuve de logique et de résoudre des problèmes mathématiques et scientifiques. Emphase sur l’analyse des liens de causalité. Tendance à la catégorisation des objets. Goût pour les chiffres, l’analyse et le raisonnement.”
- l’intelligence spatiale : “capacité de créer mentalement une représentation spatiale du monde” et de se repérer pour naviguer dans l’espace, en trois dimensions
- L’intelligence intra-personnelle : “ la capacité à décrypter ses propres émotions, à rester ouvert à ses besoins et à ses désirs. C’est l’intelligence de l’introspection, de la psychologie analytique”
- L’intelligence interpersonnelle (ou sociale) : “amène à constater les différences et nuances de tempérament, de caractère, de motifs d’action entre les personnes. Permet l’empathie, la coopération, la tolérance. Permet de détecter les intentions de quelqu’un sans qu’elles soient avouées”
- L’intelligence corporelle-kinesthésique : “capacité d’utiliser son corps pour exprimer une idée ou un sentiment ou réaliser une activité physique donnée” — C’est l’intelligence du geste (comme celui de l’artisan ou du sportif par exemple).
- L’intelligence musicale-rythmique : “aptitude à penser en rythme et en mélodies, de reconnaître des modèles musicaux, de les interpréter et d’en créer”
- L’intelligence naturaliste-écologiste : “ permet d’être sensible à ce qui est vivant ou de comprendre l’environnement dans lequel l’homme évolue. C’est la capacité d’apprécier, de reconnaître et de classer la faune, la flore et le monde minéral”
- L’intelligence existentielle : “aptitude à se questionner sur le sens et l’origine des choses, de l’infiniment grand à l’infiniment petit”
Dans cette théorie, il ne peut y avoir de norme ou de déviance. On considère que chaque personne combine toutes ces formes d’intelligences à des degrés divers. Certaines formes d’intelligence peuvent aussi se développer si elles sont particulièrement stimulées, la cartographie de l’intelligence évoluant tout au long de la vie.
Cette proposition théorique pourtant étayée par de solides références peine encore à convaincre en France où l’héritage cartésien est le plus lourd.
Et demain ? L’avènement des neurosciences
Les neurosciences sont en train d’enfin apporter la “preuve scientifique” s’il en fallait qu’en effet le cerveau humain dispose de plusieurs grandes habiletés, complexes et interdépendantes. On commence aussi à être en mesure de prouver que de forcer tous les enfants à apprendre uniquement sur le mode “logico-mathématique” et “verbal” (comme c’est le cas à l’école en France depuis un siècle) conduit à de gros taux d’échecs, car cette norme ne représente pas la réalité physiologique et neurologique de l’être humain.
La norme telle que nous la connaissons est donc sur le point d’être enfin remise en question, pour qu’on cesse de réduire l’intelligence aux seules mathématiques. Le chemin est encore long, à en juger par la pression que subissent encore la majorité des étudiants pour se rendre jusqu’au BAC S, même si leurs projets professionnels ou leurs rêves n’ont rien à voir avec le monde des sciences dures.
L’intelligence n’est pas une quantité, mais bien une qualité qui ne peut être réduite à une série de métriques. Elle ne renvoit pas à un “oui ou non”, mais plutôt à un “comment”. Ce n’est qu’en comprennant ce “comment”, en développant des outils pour le cartographier et l’analyser, qu’on pourra aider chaque enfant et chaque adulte à se comprendre et à s’épanouir.
Un être humain épanoui est un être humain productif. Et au vu des défis qui nous attendent dans les années à venir, on ne peut pas se permettre de gaspiller le moindre potentiel humain.
Les neurosciences sont en train d’ouvrir la voie pour une prise en compte inclusive et intelligente de l’ensemble des capacités du cerveau humain dans nos manières d’apprendre et de vivre. Ceux et celles qui sont en train de traduire ce language scientifique en méthodes concrètes pour changer les choses connaissent un énorme succès, comme le projet de Céline Alvarez : “Les lois naturelles de l’enfant”, dont le livre sorti il y a quelques jours le prouve.
Et le combat pour faire valoir la réalité physiologique et neurologique de l’intelligence humaine dans toutes les sphères de la vie ne fait que commencer. Il sera celui de notre temps.
Alors tu vois ma puce, demain, toutes les intelligences seront enfin “normales”, et nous aussi.
Géographe de formation, Anne-Laure Fréant est la fondatrice de retourenfrance.fr et l’auteur du Guide du retour en France 2016. Elle anime une communauté de 6000 personnes revenues de l’étranger sur les média sociaux, conseille quotidiennement ceux qui “reviennent d’ailleurs”, écrit régulièrement des articles sur les intelligences multiples, le travail de demain, la quête de soi et anime aussi un podcast qui parle des “Z’atYpiques” !
Lui écrire : annelaure@retourenfrance.fr