“L’intérêt général… de qui ?” : Mon expérience acrobatique dans le monde parallèle du secteur public

Attention, ne faites pas ça chez vous

Anne-Laure Frite
16 min readMay 28, 2022
Acrobatie en 5 chapitres plus ou moins stables

Chers lecteurs - trices, me voilà bien contente de vous revoir.

J’ai disparu depuis quelques années, comme ça, pouf. C’est simple, j’ai eu un enfant. J’ai déménagé, j’ai paniqué, j’ai grossi, re-maigris (un peu) j’ai beaucoup dormi (comaté serait plus approprié) pendant deux ans, j’ai eu mal au dos pendant deux ans aussi à cause d’une piqûre de péridurale ratée, j’ai changé des couches, fait des biberons, acheté des packs de body manches longue, des packs de body manches courte, j’ai bien rigolé (parfois) face à mon joli bébé sans dent. Pas merci par contre pour le corps en lambeaux et le mépris social, “vous n’avez qu’à faire du sport” m’ont répété deux médecins hommes dans la quarantaine, maigres et bien bronzés à qui j’avais bien envie de dire d’aller se faire foutre.

Donc “devenir mère” fut plutôt sympa mais aussi un changement de vie radical qui m’a fait décrocher de mes projets entrepreneuriaux qui réclamaient — de toutes façons — un surinvestissement peu rentable. Adieu, donc, neurones et possibilité d’émancipation par les heures passées devant l’ordi à écrire. En guise de riposte je me suis mise à écouter frénétiquement France Culture en effectuant d’interminables tâches domestiques, puis j’ai obtenu une place en crèche à mi-temps alors que je m’y étais pris très en retard. Et là franchement, dans les deux cas, merci le service public (et aussi les Youtubeuses qui font des vidéos gratuites de yoga et de fitness — mais ce n’est pas le propos).

C’est à croire qu’avant de devenir (ou de se sentir) plus vulnérable dans la vie, on ne comprends pas à quoi sert le service public. Pardonnez mon ignorance crasse, mais je n’ai pas exactement grandi dans la culture du public (voire plutôt dans un milieu franchement individualiste limite de droite), et j’ai mis du temps à percuter que l’université gratuite avec un niveau scientifique comme nous en avons en France, ça n’existe pas partout. Qu’avoir des modes de garde relativement accessibles pour les jeunes enfants est une denrée rare, sans compter une poignée de stations de radio publiques qui font un boulot extraordinaire pour tenir informés et occupés les gens isolés (et les autres aussi). La crise du COVID et la mise en avant dans les médias des problèmes de l’hôpital public ont achevé de me réveiller. J’étais encore plus acquise qu’avant à la cause de “l’intérêt général”, du seul, du vrai, du grand.

Je me suis donc mise pour la première fois de ma vie à candidater pour des emplois de contractuelle dans le service public, dans des métiers liés au numérique pour rester en lien avec mes expériences précédentes. Même pas pour la sécurité de l’emploi (parce que t’enchaîne 6 ou 7 CDD avant de pouvoir espérer un pauvre CDI mal payé), mais par souci moral devant les affaires climatiques en cours, tout ce que j’ai cité plus haut et le fait que le monde de la tech (où je travaillais avant) incite effectivement à consommer plus, et/ou des choses futiles, dans la majorité des cas (en plus d’être très énergivore).

On pourrait dire que j’étais “en quête de sens” selon l’expression à la mode. Malheureusement je n’avais aucune connaissance du monde des administrations publiques ni de la culture très particulière qu’il faut avoir pour y survivre. J’avoue que je sous-estimais aussi l‘état de morosité financière de l’ensemble du secteur.

J’avais rencontré le problème des enjeux publics accaparés par le privé en bossant sur mon projet “retour en France”, où des armadas de coachs privés, de cabinets de consulting et de boîtes de relocation pallient (très mal) le manque criant de services publics dédiés à la mobilité internationale (il n’y a pas que moi qui le dit, deux sénatrices aussi, dans deux rapports successifs au Premier Ministre, 2015 et 2018) — tout en occupant l’intégralité de l’espace médiatique. Bref, disons que j’ai aussi pris conscience de l’importance de l’existence de services publics dédiés en tombant sur une problématique pour laquelle il n’y en avait pas (spoiler : il n’y en a toujours pas en 2022, c’est même de pire en pire puisque maintenant Macron a entrepris de détruire le corps diplomatique français — encore un truc qui aurait pu être utile à l’heure où les guerres, les crises énergétiques et alimentaires pointent leur nez à l’horizon…).

J’étais donc déterminée à m’engager dans un truc utile et à tourner le dos aux fantasmes du digital nomade qui se fait maintenant engueuler parce qu’il pollue. Mon petit moment patriotique à moi, doing the right thing, mais plus toute seule avec mes petits sites internet comme avant, je voulais le faire “officiellement”, dans les institutions. Peut-être aussi par besoin de reconnaissance, j’avoue tout. L’idée d’être payée à la fin du mois me séduisait aussi pas mal.

Mais attention, ça pique.

Chapitre 1 : l‘expérience cannibale

Le premier poste que j’ai obtenu était en collectivité territoriale, en lien avec les civic tech. Prévu pour 6 mois (renouvelable), j’ai héroïquement tenu 9. Il fallait s’occuper d’une plateforme participative, animer un peu, paramétrer de-ci de-là, se taper quelques réunions, rien de méchant pour un salaire presque correct. Au début tout semblait normal, voire sympathique, on avait le droit d’avoir du rab à la cantine et de parler fête de l’Huma à la pause café (ce n’était pas exactement une collectivité de droite, vous l’aurez deviné). Mais bien vite un gros projet est tombé sur mon équipe qui — toute communiste qu’elle soit (les camarades d’abord) a muté en une sorte de créature cannibale : les unes écrasant tout le monde pour s’assurer une promotion à la fin du projet (stratégie qui a fonctionné, j’ai vérifié), les autres, se sentant protégé par les unes, déchaînant leur psychopathie à l’encontre des collègues restant (dont je faisais partie, apprenant à mes dépends que dans la fonction publique, les contractuels sont des sous-humains par rapport à ceux qui ont passé les concours). Chuchotements dans les couloirs, gloussements sous cape, leçons d’autorité devant tout le monde en réunion, petites brimades diverses, menaces entre deux portes, mensonges avérés et assumés tout sourire, gentilles humiliations et grosse mauvaise ambiance sans parler du niveau intellectuel ambiant au ras de la pelouse. Je me suis sauvée de là en courant lorsque j’ai compris que ces gens là avaient des allégeances à l’élu — et surtout à leur propre carrière - bien plus qu’ils n’en avaient vis à vis de leur mission de service public et donc aux “usagers” en général. Leur travail consiste avant tout se faire bien voir des managers psychopathes tout en étant parfaitement maltraitants en toute décontraction. Une fois la sidération passée, il ne restait plus grand chose à faire à par courir — dignement — vers la sortie. Je vous ai dit qu’en plus il fallait pointer ? POINTER. Pour un taf dans le numérique. Sur Internet. Voilà. Je mets ça là →

Les gens ne quittent pas des emplois. Ils quittent des ambiances de travail toxiques.

Chapitre 2 : mon devenir poterie

Juste après m’être évadée de cet asile d’aliénées, une institution carrément plus haut placée dans la chaîne alimentaire m’a contacté suite à un petit article de blog que j’avais écrit sur mon temps libre. Il y avait possibilité de rejoindre l’équipe d’une plateforme de service public quelques temps (CDD de 6 mois) pour continuer la démarche entamée dans l’article, faire un peu de curation et d’éditorial. Dans mes cordes. L’institution jouissant d’une bonne réputation dans le monde du numérique, j’étais plutôt enthousiaste à l’idée de me retrouver cette fois dans le domaine de l’open data mais directement dans les services du Premier Ministre (oui meudâme). Alors, nous avons signé, parce que ce n’est pas tous les jours qu’une opportunité dans le genre se présente. Peut-être aussi pour me convaincre que mon premier job était un simple coup de “pas de chance”… Je ne voulais pas rester sur un échec.

Ici pas de petites bassesses comme précédemment, j’avais tout de même affaire à des gens mieux habillés, plus beaux, plus jeunes, mieux diplômés, compatibles avec le vocabulaire de la tech et de la startup nation (avec plus ou moins de succès et de franglish). Moins communistes, donc. Moins de pulls tricotés, plus de bleu marine. Même la cantine était plus classe. Le seul petit inconvénient fut que je me transforma en poterie dès mon intégration dans l’équipe. On ne me parla pas, on ne m’écouta pas, on ne me calcula tout simplement pas. On fit comme si je décorais bien le hall d’entrée. Recrutée pour faire l’éditorial, créer, co-construire, “être force de proposition”, on me relégua bien malgré moi à un calendrier sans fin de priorités politiques et communicationnelles sans intérêt. Pourquoi venir chercher quelqu’un qui avait des idées pour lui dire de fermer sa gueule une fois en poste ? Franchement ? Six mois dans ces conditions, ça paraît long, même quand un virus s’incruste et précipite le passage en télétravail généralisé.

J’ai donc survécu 6 mois à des niveaux de télé-stress considérables (merci Slack), à être dans une équipe qui se comportait comme si je n’existais pas, toujours appelée ailleurs à faire autre chose et finalement bien peu concentrée sur le cœur du sujet, là encore : les usagers. J’ai même failli me friter sévère avec le chef de ma cheffe le jour où j’ai voulu parler d’autre chose que de l’administration elle-même dans un article de blog. Il n’était pas question que l’on accorde la moindre virgule à autre chose que soi-même, au travail extraordinaire de l’administration en train d’écrire elle-même sa propre légende et qui s’en auto-congratule sur ses propres canaux de communication. Je ne savais pas, deux semaines avant la fin du CDD, s’il serait reconduit ou pas et on s’offusquait presque de mon stress qu’aucun manager ne semblait partager. Nickel le respect, l’intégration, la projection dans le futur tous ensemble. Aller, salut.

J’ai quand même eu droit à un petit pot de départ sympa avec des supers cadeaux, en me demandant quand même WTF. Ils faisaient donc semblant de ne pas me voir le reste du temps ? Ou le but c’était juste que je me casse et ça leur a donné envie de fêter ça ?

Bon, là tu te dis mais la meuf est maso.
Pourquoi insister ? Retourne dans la tech, démarre un business de dropshipping, passe une certif’ de data analyst en ligne, fait quelque chose !
Je me le demande bien.
Et ça ne s’arrange pas.

Chapitre 3 : victime d’une secte

Après ça je suis retournée vers les études pour tenter de remédier à l’assèchement total de ma curiosité intellectuelle après toutes ces aventures — toujours en suivant cette idée stupide de vouloir renouer avec les penseurs du moment, attraper le problème climatique/politique quelque part, prendre part, essayer de m’investir de manière plus élaborée qu’en faisant du compost dans mon jardin - essayer de trouver des gens avec qui co-réfléchir à toutes ces questions “d’intérêt général” et de conception de nouvelles manières de faire qui finalement ne semblent pas intéresser grand monde dans les administrations.

J’ai donc tenté (ne faites pas ça chez vous) de faire un Master expérimental à Sciencespo, dirigé par des gens de théâtre, des philosophes-fashionistas, divers artistes et chercheurs philosophes, le tout présidé (et occasionnellement animé) par M. Latour himself, créateur du programme et monstre intellectuel français surtout connu pour son travail en sociologie des sciences et pour son regain d’intérêt spectaculaire (et très récent) pour l’écologie. Autant vous dire que si la philosophie était passionnante, je n’apprenais rien de nouveau sur la géographie (ma discipline d’origine), mise à part que les philosophes et autres grands penseurs semblent avoir découvert récemment l’importance de comprendre les mécanismes de fonctionnement de la Terre alors que les géographes font ça très bien, dans l’indifférence générale, depuis plusieurs décennies. Je me sensibilisais tout de même un peu à l’art, ses formes, ses effets, ce qui demanda plus d’effort qu’anticipé mais n’était pas sans intérêt.

Du terrain nous n’en fîmes pas du tout, confinés presque toute l’année avec Zoom comme seule fenêtre sur l’extérieur qui n’en était pas un puisque “le dehors n’existe plus” dans la pensée du terrestre de Bruno Latour. Ce fut stressant, terriblement mal organisé (des artistes, vous disais-je), ingérable pour qui n’est pas sans enfant, parisien, sans aucune contrainte professionnelle et déjà bien inséré dans le milieu de l’art contemporain — et qui ne souffre pas déjà de dépression éco-anxieuse.

Un truc inclusif, quoi.
Un truc “de gauche” ultra-élitiste, plutôt.

Je fus lâchée à la fin d’une année épuisante (et très chère) avec un diplôme reçu par la Poste, aucun soutien ni aucune proposition de continuer quelque part, tandis que les “grands penseurs”, eux (et elles), ont continué leur chemin dans la tour d’Ivoire. Le plus décevant pour moi a été de constater l’éloignement, encore et toujours, avec la science et notamment les sciences de la Terre et la géographie dont nous n’avons finalement jamais parlé concrètement de l’année. On voit bien que dans toutes ces organisations composées d’un petit groupe d’élite, le but n’est jamais de travailler concrètement sur les choses ni de convier d’autres personnes à le faire avec soi, mais de dire qu’on le fait puis de s’autoriser à faire… ce qu’on a envie, plutôt.

Bon celle-là elle est pour moi. Je n’avais qu’à refaire un master universitaire et jamais — au grand jamais — mettre un pied à Sciencespo. Ce fut mon erreur, et on ne peut pas dire que ce soit une expérience dans le public puisque Sciencespo n’est pas exactement gratuite ni gérée par des fonctionnaires. C’était toutefois une volonté d’engagement sur des questions politiques, et donc publiques, qui me menait là.

Ce qui m’amène à mon ultime cascade.

Attention les oreilles.

Chapitre 4 : le triple salto arrière (sans filet)

Un tout petit peu sensibilisée aux méthodes de la recherche en design et à l’enquête de terrain grâce à ce (très cher) master, et face à de lamentables échecs pour obtenir une place au sein d’un programme doctoral financé, j’optais pour continuer au sein d’un programme de recherche en design. Cursus gratuit et non financé à mi-temps dans une école d’art et de design (publique, cette fois-ci), très proche des enjeux du numérique, programme tout nouveau et sur le papier intéressant. Je n’y risquais pas grand chose.

Je vous la fais courte : les sujets de recherche (écologie, numérique, processus de design participatifs, open source, fabrication d’objets à partir de technologies digitales, et tout et tout) étaient passionnants, mais les artistes ne font pas de la recherche au sens où moi je m’attendais à en faire. Ils cherchent à partir et avec leurs egos, courent après les expos et n’ont pas les moyens de payer l’aide dont ils ont besoin pour tenir le rythme. Alors ils exploitent les autres, là encore, dans une totale décontraction, voire avec une certaine dose d’autoritarisme. Une ancienne professeure de Sciencespo disait avec justesse :

Sans connaissances, on n’emmène toujours que soi partout.

Voilà qui résume bien ce à quoi j’ai pu assister. Des gens qui n’emmènent rien d’autres qu’eux-mêmes à travers tout ce qu’ils font, dont le travail ne peut être qu’un processus très personnel (excluant donc, encore) et qui du coup, ne font pas de la recherche mais plutôt de l’errance intuitive et/ou de l’introspection sur la place publique avec pour seule issue possible la critique de la forme qui aura été produite (“c’est beau”, “c’est moche”, “c’est bleu”).

J’exagère pour l’exercice. Les étudiants rencontrés dans cette école m’ont impressionnés de talents et de savoirs-faire, et de nombreux enseignants de l’école se battaient pour faire exister d’autres manières de travailler bien plus constructives, inclusives et tournées vers l’utilité sociale en dehors du monde de l’art (sans succès toutefois). Mais la direction, en plus de se foutre ouvertement des ambitions de recherche de ses élèves, ne pense qu’à se classer dans la grande compet’ des expos et des bons points du Ministère de la Culture. Et tant pis pour la connaissance, encore une fois.

Voilà qui commençait à devenir bien agaçant. Je n’attendis pas la fin de l’année pour déguerpir.

Chapitre 5 : 1750 euros net

Pendant ce temps là, je cherchai tout de même un emploi de contractuelle dans le numérique, mais cette fois-ci dans le milieu universitaire. Je voulais être sûre d’être en contact direct avec la matière de la recherche, et qu’enfin, pour une fois, on parle de connaissances scientifiques et pas de politique, de réunion, de l’agenda de l’élu ou du nombre de promontoires à trimballer pour la prochaine expo de Bidule.

J’ai obtenu en tout 3 emplois au court de l’année pour des métiers dans le secteur de la science ouverte (la nouvelle politique européenne qui vise à ouvrir les données et les publications de la recherche en libre accès). Des entretiens supers. Des équipes compétentes et passionnées, très attachées à leur mission de service public en lien avec la diffusion des savoirs scientifiques. Des défis techniques et juridiques passionnants à relever. Les bibliothécaires universitaires m’ont vraiment fait très bonne impression, et apparemment ce fut mutuel à chaque fois (pas sûr qu’il y ai beaucoup de candidatures pour ce genre de poste non plus).

Malheureusement, et il faut passer les entretiens pour le savoir car ce n’est JAMAIS indiqué sur les fiches de poste (merci de faire un EFFORT messieurs dames les RH du service public), mais tous ces postes nécessitant tout de même une liste de 10 à 15 compétences dont la moitié assez pointues, ne sont rémunérés que 1750 euros net par mois. Échelon 1, ingénieur d’étude, bonjour.

Alors voilà, 1750 euros net par mois avec l’espoir d’être augmenté de 100 balles par an, des CDD d’un an jusqu’à l’infini et l’obligation d’habiter pas trop loin des grandes universités ou de se taper des heures de RER. Mon intérêt pour la beauté de la science a des limites : les gars, — ça me fait mal d’en arriver là — mais j’ai une famille à nourrir. Être une personne de conviction ou manger, il faut apparemment choisir.

Conclusion provisoire

Tu l’auras compris, j’ai un peu forcé le trait.

Il y avait dans tous ces lieux des personnes bossant pour 4 et dont le quotidien n’est pas toujours facile mais qui tiennent bon et restent là pour faire leur boulot. Par passion, par nécessité, par sens du service public aussi, plus souvent qu’on ne pourrait le croire.

Tout cela est à remettre dans un contexte particulièrement tendu. De fortes pressions sont exercées sur des services publics que l’on menace désormais de fermeture toutes les 5 minutes à moins qu’ils ne démontrent constamment leur “utilité” et leur “efficacité”. Le new public management (NPM) fait un tord considérable à ces services et à ces équipes qui savent ce qu’elles font et qu’on devrait laisser bosser en autonomie pour se rendre compte que c’est beaucoup plus efficace ainsi. Il a été prouvé que le NPM a des effets sur l’épuisement professionnel et le climat de violences psychologiques au sein des services publics, partout dans le monde. Ainsi mes petites observations ne sont qu’une récolte de menus indices révélateurs d’un mal bien plus grand, connu et nommé, celui de la néolibéralisation du service public et de sa lente destruction par le pouvoir depuis plusieurs décennies, au profit du CAC40 et des lobbys, des milliardaires qui polluent plus que tout un pays réuni pendant qu’en bas on suffoque par manque de moyens.

L‘université et les écoles d’art sont aux premières loges, avec peut-être les hôpitaux et le secteur du social, de la destruction des précieux communs que sont les services publics. Ce n’est ni la responsabilité des chercheurs, ni celle des intellectuels qui tentent d’agir sur le seul terrain qui leur est accessible : celui des idées. Ce rouleau-compresseur politique du NPM (et de la droite néolibérale en général) génère petit à petit une société qui se voit privée de l’éducation à la pensée critique, qui oriente dès que possible sa jeunesse vers l’entreprise et la rentabilité, une société dont l’utilité et la valeur ne se définira plus que par la production de richesses immédiates et qui laissera crever tous ceux qui ne parviennent pas à suivre. Il est donc salutaire de savoir que persistent encore des masters expérimentaux et des programmes de recherche en art, même perclus de leurs propres défauts, de même que survivent encore des services de proximité et de solidarités de terrain qui contrent comme ils peuvent la dématérialisation des services voulue par l’État.

Mon errance exploratoire fut un luxe que beaucoup ne peuvent pas se permettre (et que je ne peux plus me permettre pour le coup), mais aussi la principale cause de mes crises d’angoisse grandissantes due à la précarité vertigineuse qu’une envie d’agir pour “l’intérêt général” sur fond de changement climatique peut susciter. J’ai appris beaucoup de choses en infiltrant ces mondes, même provisoirement. J’en ressors sans job et délestée de mes économies mais avec le sentiment d’être beaucoup plus impliquée sur de nombreux sujets de société, à commencer par la politique, les enjeux climatiques et leurs enchevêtrements avec les questions de souffrance au travail, de violences psychologiques, d’inégalités sociales, d’énergie, et puis sur l’importance de la production alternatives de savoirs, en dehors des institutions. Aussi sur l’importance cruciale de la posture, d’où les gens parlent et de quelles cultures professionnelles ils viennent, dans quels enjeux ils sont pris. Je ne mélangerais plus source de revenu avec le besoin de m’investir sur des enjeux sociétaux : intégrer des mondes professionnels du public demande trop de capital social que je n’ai pas. Je ne viens pas de ce monde, je n’ai pas fait le bon parcours, pas passé les bons concours et je n’en maîtrise pas assez les rouages pour avoir une raison d’insister malgré les conditions de travail déplorables et la précarité des postes.

Ma conclusion demeure que le changement ne pourra pas venir des institutions mais du dehors de celles-ci. Contraintes par le haut, les institutions ne disposent pas du degré d’autonomie nécessaire à une émancipation du pouvoir et ne peuvent qu’agir dans un faisceau restreint, provisoire, jamais acquis. Elles ne peuvent pas manœuvrer sans aide extérieure.

L’ironie dans tout ça ?

Je n’ai pas trouvé de solution qui puisse me permettre de m’investir dans ce que je sais faire, en respectant a minima les bases de ma culture professionnelle (respect de base, salaire décent) ET “l’intérêt général” dans un cadre institutionnel. Le seul milieu professionnel qui a été respectueux de mes idées, de mon énergie et de mes besoins financiers jusqu’à présent a été la startup où j’ai commencé à travailler à 25 ans. Alors, au comble de la contradiction intérieure, c’est là que je prévois de retourner. Pas par culte de ce monde là, non, vraiment pas. Mais parce que ce sont les seuls emplois que j’ai pu trouver où l’on valorise mon expérience, où les choses bougent, où les bonnes idées trouvent toujours une place et où l’on a de quoi se payer des loisirs à la fin du mois tout en télétravaillant autant que possible. J’aurais peut-être de nouveau les moyens de soutenir des associations, voire de m’investir dans une ou deux qui nourriront mon besoin de pensées via quelques conférences par-ci par-là. Je ferai des dons aux mouvements pour le climat. Me prendra forcément l’envie de créer un nouveau blog sur ces questions là, ou de faire un podcast, pourquoi pas un spectacle comique un jour (qu’est-ce qu’on rigole). Peut-être que ce fil se tissera tout de même, sans mettre en péril ma capacité à prendre soin de moi et de ma famille. Je pense même que c’est uniquement à cette condition qu’il se tissera.

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Anne-Laure Frite

Passionnée par les Internets, je tente régulièrement de devenir chercheuse universitaire ou écrivain célèbre sans jamais y parvenir.