Penser autrement : les effets méconnus d’une expérience à l’étranger sur l‘intelligence
L‘autre visage des “profils atypiques”
Quand je suis rentrée en France en 2013, je ne comprenais pas ce que les recruteurs voulaient dire quand ils qualifiaient mon profil d’ “atypique”. Je ne savais pas trop s’il fallait être fière ou pas. Personnellement je trouve que le fait d’avoir un parcours unique est plutôt valorisant, mais dans la bouche des DRH français on aurait dit une horrible insulte, en tous cas un handicap qu’il allait falloir compenser par autre chose. Par quoi ? Mystère. Ce n’est pas évident de défaire ce qu’on a déjà fait. A part promettre au recruteur qu’on aura plus jamais aucune initiative personnelle “atypique” à l’avenir, on ne peut pas faire grand chose.
“Mais bien-sûr chéri que je peux changer pour toi, tu verras !”.
Donc arrive ce moment gênant où la DRH me regarde de l’autre côté de son verre d’eau glaciale, l’air d’attendre une réponse à une question qui n’en n’est pas une. Après la traditionnelle “Pourquoi êtes-vous rentrée du Canada?” (parce que j’en ai eu marre du sirop d’érable sur mes pancakes ?), “Oui mais quelles sont vos véritables compétences métier ?” (traiter à peu près n’importe quel problème stimulant qui se présente pour lequel il n’est pas nécessaire d’opérer quelqu’un à coeur ouvert), et la “Oui mais est-ce que vous n’allez pas vous ennuyer ici, vous qui avez fait tant de choses?” (bonjour, on fait des trucs chiants et on paye mal, ça vous fait rêver ou pas ?)… arrive toujours la fameuse question cachée :
“Hum… Vous avez un parcours atypique quand même”.
Pas de point d’interrogation. Juste une phrase qui tombe comme une pierre, reflétant les angoisses existentielles d’un système tout entier.
Ouf ! Je suis sympa, je ne lui fait pas l’affront de répondre. Devant mon manque évident de bonne volonté à “m’excuser d’être atypique”, la DRH peut souffler et jeter mon CV à la poubelle en toute quiétude avant que j’atteigne l’ascenceur.
Quelques années plus tard, ayant pris très en profondeur connaissance de la culture RH et administrative de la France au point d’en faire un livre, mes recherches pour développer le projet “Retour en France” me mènent sur le chemin de l’introspection, de la psychologie du deuil et des profils atypiques dits “hypersensibles”, “hauts potentiels” et/ou “multipotentiels”. Il faut vous dire que je m’arrache les cheveux sur le même problème chaque jour depuis deux ans :
Comment est-il possible que 250 000 personnes reviennent en France chaque année après une expérience plus ou moins prolongée à l’étranger (de 6 mois à 25 ans), que 90% d’entre elles se trouvent confrontées à l’imcompréhension des recruteurs, et donc à des difficultés professionnelles et “culturelles” parfois insurmontables, qui vont jusqu’à les pousser à repartir et/ou générer des souffrances psychologiques durables (démissions à répétitions, burn-out, bore-out, dépressions et j’en passe).
Qu’il y ait une tradition RH héritée d’une autre époque en France, soit.
Qu’il y ait en France une incapacité (et donc une peur profonde) à reconnaître la valeur de ce qui se fait en dehors de ses frontières, c’est un fait.
Que la plupart des emplois ne nécessitent ni intuition, ni quatre langues vivantes, ni intelligence relationnelle ou interculturelle, ça se comprends.
Que les anciens immigrés / expatriés / voyageurs ne sachent pas valoriser leur expérience avec les bons mots, c’est fort possible.
Mais quand on regarde les chiffres, et quand on échange avec ces gens de tous âges, de toutes professions et de toutes situations familiales quotidiennement comme je le fais depuis 2014, les points communs des vécus psychologiques sont trop frappants pour être une coincidence. Presque (je dis bien presque) tout le monde se confronte à une incompréhension culturelle douloureuse une fois revenus en France. Une grande partie s’est fait jeté son “atypisme” au visage par l’administration, le monde du travail, parfois aussi la famille et l’entourage en France. Certains l’ont bien surmonté, d’autres ne s’en remettent pas si facilement. Ce n’est pas pour rien que la section “psychologie” de notre site reçoit plus de 30 000 visites par mois, ce qui m’a amené à lui consacrer le premier chapitre du “Guide du retour en France 2016”.
Nomades VS sédentaires, c’est donc là qu’est le nerf de la guerre ? C’est ce que j’ai pensé au début. C’est vrai que la norme (c’est à dire la majorité) est encore celle de la sédentarité de référence : c’est à dire qu’on peut partir quelques temps pour “se faire une jeunesse”, mais il convient à un certain âge de revenir se poser et construire quelque chose de stable (emploi, accès à la propriété, famille, etc.). Il y a un conflit quand la famille constate que l’on n’est pas revenu pour retomber dans le train train quotidien, mais au contraire pour se réinventer une vie plus en accord avec le reste du vaste monde. “Mais tu ne te poseras donc jamais ?” — soupire alors l’oncle Georges entre deux tranches de rôti.
J’ai ensuite pensé que ce problème de communication et de compréhension, souvent exprimé comme un sentiment de décalage et de non reconnaissance par les personnes qui reviennent, était le fruit d’un jeu de pouvoir. Ceux qui sont en place ont peur de ceux qui débarquent d’ailleurs, armés de compétences jusqu’aux dents, prêts à court-circuiter le jeu de l’ascension hiérarchique dans l’entreprise. En France la promotion vient encore beaucoup du réseau et de l’ancienneté, pas trop du mérite. Mais ça change. Un nouveau venu peut rafler la mise sans prévenir. Il y a peut-être un peu de vérité là dedans, mais honnêtement je ne pense pas que ce soit une simple affaire de peur ou de jalousie qui explique à elle seule ce phénomène de société qu’est la violence du choc culturel inversé en France.
Si ceux qui quittent la France, puis reviennent s’y installer plus tard ne sont ni des marginaux, ni des paumés, ni de vilains arrivistes dont les dents rayent le plancher comme les médias le disent, qui sont-ils alors ? Et pourquoi sont-ils décrits comme étant systématiquement “atypiques”, mis à part le fait qu’ils suivent rarement une carrière linéaire ?
Je commence à me demander si ceux qui partent ne seraient pas, en grande partie, des personnes qui pensent autrement.
Pensent-ils autrement parce qu’ils ont été nourris et bousculés par le vaste monde ? Ou ont-ils sauté le pas du voyage hors de chez-eux parce qu’ils se sentaient déjà à l’étroit du fait de leur manière de penser ?
Je pense qu’il y a un peu des deux.
En fait, c’est même pire, car si le fonctionnement cognitif était déjà différent avant le départ, il le sera encore plus après le retour.
A la base, même si s’expatrier au sens large est devenu plus accessible qu’il y a vingt ans, ceux qui s’y aventurent restent des personnes poussées par quelque chose. La plupart ne partent pas riches, et reviennent plus fauchés encore. Curiosité, envie d’apprendre, soif d’aventure, besoin d’air, envie de travailler sur soi, de prendre des risques, de s’émanciper d’un environnement familial ou social dont on a fait le tour, envie d’entreprendre, de créer, de prendre sa vie en main… Les raisons sont multiples et souvent bonnes. Même si aucun “expatrié” que j’ai rencontré n’en n’a conscience, il semble que ces motivations là ne soient pas forcément le lot d’une majorité de gens.
Il ne s’agit pas dire que c’est mieux ou moins bien.
Il s’agit de constater une différence qualitative dans la manière de penser et de structurer ses priorités entre une certaine partie de la population, minoritaire, et une majorité dite “normale”.
C’est donc en creusant cette hypothèse que je me retrouve à explorer les principaux fonctionnements cognitifs et émotionnels dits “atypiques”. Il y a bien-sûr la “douance”, sans doute le concept le mieux balisé par la science qui se base encore sur le QI pour étayer sa définition mais qui a le mérite d’avoir été énormément documenté (HPE, HPI, zèbres, surdoués, précoces, etc.). Mais il y a aussi l’hypersensibilité et le multipotentialisme, moins carrés, moins unanimes, mais dont les définitions sont plus intéressantes pour une démarche exploratoire comme la mienne.
Les trois sont très intimement liés, et appellent aussi une réflexion sur l’empathie, les intelligences multiples, l’intuition, les personnalités “leaders”, le rôle de pionnier et/ou d’éclaireur, le multilinguisme, l’intelligence interculturelle, la capacité à intégrer la vision de l’autre, de saisir et de respecter l’altérité, l’intelligence collaborative, voire la posture de l’artiste et ses liens avec le degré de conformisme d’une société.
C’est donc l’ensemble de ces notions qu’il me faut approfondir et réussir à relier entre elles afin d’identifier précisément les mécanismes à l’oeuvre. Je ne suis heureusement pas la première à me poser la question.
Les neuroscientifiques et les psychologues de la cognition ont déjà adressé la question des liens entre multilinguismes et développement cognitif, les liens entre bilinguisme et capacités à mieux traiter l’information dans un environnement complexe. Comme pour la douance ou la “précocité”, les études ont d’abord porté sur les enfants et leur développement intellectuel en contexte multilingue.
Des choses intéressantes ont été mise à jour, plus récemment, concernant les liens entre l’environnement multilingue/multiculturel rencontré au cours d’une expatriation et son impact sur nos manières de penser. On sait que le fait de s’adapter à un autre environnement culturel au cours de sa vie améliore la créativité, enrichit la capacité à résoudre un problème de multiples manières (ideas flexibility), améliore la capacité à voir des structures ou des liens sous-jacents qui ne sont pas visibles a priori, et réduit les problèmes de “functional fixedness”, c’est à dire l’incapacité à imaginer de nouveaux usages pour un objet dont on a déjà appris la fonction (par exemple, pouvoir imaginer qu’un marteau puisse aussi être un presse-papier ou un cale-porte, et pas juste un outil pour planter des clous). Cette dernière capacité “fonctionnelle” a des impacts énormes sur les capacités de “problem solving” en entreprise et ailleurs : les personnes qui ont connu au moins une fois un processus d’adaptation culturelle ont plus de facilités que les autres à s’adapter au contexte et à faire évoluer les outils qu’ils ont en main pour résoudre un problème.
Là où un monoculturel fait les choses de la manière dont il les a apprise (tradition), le multiculturel fait les choses avec pour objectif de proposer plusieurs solutions à un problème donné (innovation).
Le fait de se remémorer son expérience à l’étranger aurait ainsi tendance à réactiver les facultés mentales sollicitées lors du processus d’adaptation culturelle et à favoriser l’innovation, la créativité, la capacité de voir et de concevoir ce qui n’est pas encore là, soit qu’il soit invisible, soit qu’il n’existe pas encore.