Un Peuple Totalitaire ?

Antoine Brachet
69 min readSep 29, 2015

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Breaking news : suivez désormais les aventures de Julien Letailleur au pays de la démocratie sur

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Préambule (source Wikipedia)

Chapitre 1

Une main s’extirpe péniblement d’un amoncellement de draps couleurs bleu nuit, rampe vers le bord du lit, franchit le précipice qui la sépare de la table de chevet, s’enquiert avec délicatesse, par petites contorsions, du contenu répandu en vrac sur cette dernière, identifie enfin à la texture (craquante), au poids (léger), un fin paquet (astucieuse combinaison de pliures successives d’une Une de Libération « Démocratie 2.0 ? »), contenant ce qui lui reste de l’échantillon de cocaïne qu’un ami lui a glissé dans la poche la veille au soir lors de la soirée organisée dans les jardins de l’Elysée suite au discours du Président ; la main saisit le paquet, le déplie délicatement (pouce et index), prend de la hauteur (une altitude vertigineuse du point de vue du paquet, peut être cinq fois sa taille), déverse le contenu sur la table de nuit. Le paquet désormais inutile se voit envoyer promener au pied du lit, s’échoue sur le genou gauche du costume Dior tirebouchonné.

La Main, consciente que son labeur n’est pas achevé, semble se replier sur elle-même. Elle réfléchit, concentrée, elle a besoin de trouver une carte bleue pour tirer sa ligne. Mais la panique la gagne, après réflexion il est clair que l’outil dont elle a besoin se trouve hors de son périmètre d’action, autant dire hors de son champ de compétence. Il lui faut un plan de contournement. Mais cette Main est pourvue de ressources insoupçonnables pour un regard non averti, qui ne verrait en elle qu’une vulgaire quintuple excroissance d’un bras lui même tributaire d’une épaule, puis d’un corps et surtout d’un poste de commande cérébral. En l’occurrence le cerveau est en arrêt technique, elle ne peut compter que sur elle-même. Elle se consulte donc, son petit doigt souvent trop peu considéré souffle enfin une solution, radicale. Il s’agit de récupérer le paquet, le replier, et de s’en servir aux fins préalablement citées.

Une torture mathématique, comme souvent lorsque le nombre de paramètres s’accumulent: se souvenir du moment exact auquel le paquet a quitté son emprise, de la position précise de la Main à ce moment précis, sans oublier son orientation, anticiper la vitesse de projection et la courbe de lancement, prendre enfin en compte la distance séparant la main du lit, essayer donc de définir le plus précisément possible le point d’impact. Toutes ces opérations lui prennent quelques secondes, mais ces secondes sont précieuses, la main est pourvue d’une mission vitale : réanimer le cerveau. La main n’est pas individualiste, elle ne veut pas profiter de ce trouble momentané de la matière grise pour prendre le pouvoir, elle joue en équipe, elle sait les vertus de la symbiose. Elle se lance enfin, glissant rampant, s’aidant de ses diverses parties pour atteindre le bas du lit, se dirige doigt à doigt vers le point estimé d’impact, gravit la jambe du costume, triomphe enfin : Elle le tient !!!!

La Main s’active, prépare la Ligne, tandis que l’amas de draps reste inerte. Mais elle sait qu’une fois la dernière opération terminée, le cadavre gisant sous les draps reprendra vie. Elle sait aussi que ce moment marquera le passage de relais entre elle et la Ligne, qui, éclatante de blancheur, parfaitement dessinée, imposera désormais sa loi. C’est chose faite. Et, comme prévu, l’amas de draps qui présentait grossièrement le profil du Mont Ventoux se transforme. Ainsi que l’on peut imaginer l’émergence d’une topographie nouvelle lors d’une secousse tellurique de grande magnitude, ce profil s’incarne désormais en Mont Fuji, puis en Mont Blanc, puis s’ajoute rapidement toute une théorie de monts et vallées entourant la montagne majeure, les draps glissent petit à petit, laissant en leur sommet principal apparaître d’abord un menton, puis, surtout un nez.

La main a une dernière tâche à accomplir, vite elle cherche le pont entre la Ligne et le Nez, le trouve, exécute la jonction. La narine frétille, satisfaite.

Julien peut se lever. Et allumer son portable. Comme près de ¾ des français, dont d’après une étude récente il s’agit du premier réflexe matinal. Egalement le dernier réflexe avant de se coucher, d’ailleurs.

Il sourit. Ce pourcentage sert le projet qui vient d’être lancé. Les Français n’auront désormais plus à chercher passivement de l’information, ils vont également voter, adhérer, participer, pousser la machine inerte de l’Etat dès lors qu’il leur suffira de liker pour agir. Au sens propre du terme.

Et ce d’autant plus qu’ils auront fait de France.fr leur page d’accueil, le pourcentage est évidemment ridicule pour l’instant, mais Julien est plutôt confiant dans la capacité d’atteindre en quelques mois l’objectif qu’ils se sont fixés : 80% des Français. L’évocation de ce pourcentage le remplit d’aise. Qui serait capable de voler à Google 80% de la part de marché des pages d’accueil dans un pays. Si leur projet marche, ils seront les seuls (à part la Chine bien sûr). Mais eux ce sera en respectant les lois du marché. Et ce sera l’Etat, considéré par toute l’Economie Numérique depuis plusieurs années comme un monstre incompétent, inadapté et inefficace, opposé justement à l’économie de marché, qui aura réussi à bouleverser une situation que chacun croyait gravée dans le marbre.

Mais là n’est pas l’essentiel, évidemment. C’est juste, ce sera juste la conséquence d’un usage acquis. Quoi de plus satisfaisant pour tout être humain que de savoir que, quelque soit le sujet, et bien il peut mettre son grain de sel. Au Café du Commerce, les « ah si j’étais à la place de ce con de Ministre, voilà ce que je ferais » vont devenir « Bon moi j’ai liké le projet de loi d’encadrement des loyers, vous y voyez quelque chose à redire ? Robert, ressert moi un ballon de blanc ».

D’autant plus que l’interface accessible par tous sur laquelle Julien a fait travailler des dizaines de développeurs depuis deux ans donne à chacun la possibilité de s’inscrire, comme sur Google plus, dans les cercles correspondant à ses centres d’intérêts. Donc pouvoir commenter, agir, pousser, recruter autour des sujets qui lui importent. Devenir membre, voir chef de tribu. L’agora grecque puissance 100. Un truc de dingue. Julien se retape un trait de coke, lorgne la narine ouverte sur son téléphone : « iMessage de Président » « réunion à l’Elysée à 11h », il est 10h15, Julien finit sa ligne, une voiture doit l’attendre à 10h45 en bas de chez lui.

Chapitre 2

Le chauffeur de la DS4 gris anthracite lui ouvre la porte, il n’est pas le seul passager :

« Bonjour Julien

- Monsieur le Président ?

- Je voulais échanger quelques mots avec vous avant la réunion de ce matin. Vous avez bien dormi ?

- Magnifiquement, répond Julien qui affolé se demande si ne subsistent pas quelques traces blanches au coin de sa narine, d’autant qu’il ne cesse de renifler et de se gratter depuis qu’il est sorti de la douche.

- Votre vie privée ne l’est plus depuis hier Julien, je ne tolèrerai aucune déviance de votre part

- Oui, monsieur le Président, je ne voyais pas les choses autrement.

- Vous n’allez plus habiter chez vous, je mets à votre disposition un appartement dès ce soir, on vous communiquera les détails. Vous avez une compagne je crois ?

- Oui, Chloé, nous habitons ensemble.

- Elle est fiable ?

- Je pense oui.

- Je vous demande une certitude.

- Je ne pourrais pas l’affirmer.

- Alors faites en sorte de vous en assurer, et rompez avec elle si cela n’est pas possible, tenez moi informé.

- Bien monsieur le Président.

- Julien, vous avez mené jusqu’ici de main de maître l’élaboration de ce projet. Nous abordons désormais la partie la plus délicate, celle de la mise en œuvre. Nul besoin de vous rappeler les enjeux politiques associés au succès de ce projet. Aucune erreur ne sera tolérée, aucune.

- Je comprends monsieur le Président.

- Nous allons lors de la réunion dresser un tableau synthétique des opérations en cours auprès de quelques personnes que je souhaite impliquer plus directement dans la gouvernance de ce projet.

- Puis-je vous demander quel rôle vous souhaitez leur donner ?

- Non, vous le saurez en temps utile.

La DS4 se gare sur le parvis de l’Elysée, étrangement vide, face à une entrée protégée par deux gardiens, seules personnes visibles. Le Président a sans nul doute fait en sorte que personne ne sache qu’il a eu cette conversation préalable. Ce qui se confirme lorsque l’un des gardiens s’approche de Julien et lui demande de le suivre, tandis que le Président gravi seul le perron et s’engouffre dans le Château. Il est accompagné, escorté de fait, vers une petite salle attenante à la salle du conseil des Ministres. La solennité du lieu choisi pour héberger cette réunion donne à Julien quelques indices sur la tonalité que le Président souhaite lui conférer. Il est 10h58, Julien jette un coup d’œil distrait sur les Unes des journaux qu’il a placés dans la poche extérieure de sa mallette. Toutes les Unes, sur des registres différents et aisément reconnaissables, évoquent le même sujet. Y compris les hebdos, qui pour l’occasion, et avertis que quelque chose se tramait, sont sortis ce mardi et non pas le jeudi comme à leur habitude: Le Monde : « Transition démocratique », L’Humanité: « Le Grand Soir ?», Le Point : « Enfin ! », l’Obs : « La revanche de Ségolène », Wired : “ 0 day — Democracy Reboot”, CNN : “democracy Live : now”

Julien sursaute, l’horloge située en face de lui égrène onze coups, comme elle l’aurait fait au siècle précédent, et comme elle continuera à le faire pendant de nombreuses années, indifférente à la vie des hommes, garante d’un temps objectif qui ne tient pas compte de l’accélération démentielle, exponentielle du mode de vie que les descendants de ceux qui l’ont construite s’imposent. Nulle place laissée à l’ennui, jamais, puisque les écrans sont là pour combler le moindre interstice de vie qui par mégarde aurait été laissé vacant.

Démocratie 2.0 va contribuer à amplifier ce phénomène, se dit Julien, que ses doutes récurrents taraudent une nouvelle fois ; l’exercice de la raison nécessite de se donner le temps de la réflexion. Ce temps va disparaître, assassiné par le volume des interactions en temps réel qui se produiront sur tous les sujets qui toujours émergent et rythment la vie de la nation. Interactions que le système mis au point par l’équipe de développement seront analysées en temps réel, flux gigantesque de données qui seront collectées, brassées, digérées et synthétisées par des machines qui n’auront plus besoin des hommes pour émettre leur verdict définitif sur les décisions à prendre.

Un huissier habillé en huissier se rapproche de lui. Julien lève les yeux, contemple le décor qui l’environne. La personne qui chuchote à son oreille relève de l’habile métonymie. La France est décidément un pays merveilleux, le seul du monde à être capable de faire une révolution pour rétablir une monarchie : « Monsieur, le Président vous attend dans la salle du Conseil »

Il ne lui reste plus qu’à suivre la monarchie en marche, qui ne se doute pas que le visiteur qui l’accompagne porte en lui les germes de sa destruction programmée.

La porte s’ouvre, le décor est planté, même l’horloge a, bien qu’imparfaitement, joué son rôle — 11 coups au lieu de 3 — Julien peut faire son entrée.

« Bonjour Julien, veuillez prendre place, je ne vous présente pas Jérémie ?

-Ce n’est pas la peine monsieur le Président. Bien sûr qu’il connaît Jérémie, son condisciple à l’ENA, devenu suite à un passage remarquable et remarqué en banques d’affaires le secrétaire général adjoint du Président. Le type de carrière éclair qui symbolise le graal de leur formation d’origine. Surtout quand, et c’est le cas de Jérémie, le récipiendaire dispose de la confiance totale de l’Elu. Le président a donc décidé de lui coller aux fesses son âme damnée, estimant vraisemblablement que Julien a besoin d’être surveillé.

- Je suis très heureux d’avoir l’occasion de travailler avec Jérémie sur le suivi de ce projet. Comment souhaitez-vous procéder ?

- Je vous laisse mettre Jérémie au courant de l’intégralité du projet plus tard. Vous me reporterez tous les deux à moi, exclusivement, sans intermédiaire d’aucune sorte. Je veux être tenu immédiatement au courant de la moindre évolution de cette initiative, aussi bien les moyens mis en œuvre que les résultats obtenus. D’un point de vue budgétaire, comme nous en étions convenu, vous avez carte blanche. Des questions ?

Evidemment qu’il a des questions, une en tout cas. Pourquoi le Président lui colle Jérémie dans les pattes ? Jamais il n’a été question d’impliquer quelqu’un d’autre que lui à la tête de ce projet. Uniquement pour le surveiller ? Lui limer les dents, s’assurer qu’il ne puisse en aucun cas en retirer un bénéfice politique mettant le Président de côté ? Cela ne fait pas de sens, c’est le Président qui a annoncé le projet, c’est lui qui en porte l’intégralité de la responsabilité politique. Etre certain d’être tenu au courant si çà foire ? Pouvoir reporter la responsabilité de l’échec sur un bouc émissaire, lui en l’occurrence ?

- Non, tout est clair monsieur le Président. Quand souhaitez-vous que nous fassions le prochain point de situation ?

- Mercredi prochain, même heure, même lieu.

- Entendu.

- Bonne journée messieurs. Je compte sur vous.

Il est désormais seul avec Jérémie dans la pièce, ne sais comment commencer pour ne lui donner aucun levier que ce connard pourrait un jour ou l’autre activer à son encontre. Putain le Président sait bien qu’ils ne peuvent pas se saquer. Putain.

Chapitre 3 (flashback)

Son dos le démange.

Cela fait plusieurs semaines qu’il se réveille au beau milieu de la nuit, se lève sans bruits, s’installe sur la cuvette des toilettes, saisit la brosse à long manche qu’il a spécifiquement acheté à cet effet, et se gratte langoureusement. Julien ne sait pas très bien la cause de cette démangeaison, et cela ne l’intéresse pas vraiment : à vrai dire, ces irritations sont une bonne chose, qui lui permettent de s’absenter du lit quelques minutes, et de laisser son esprit vaguer autour de ce sujet qui depuis plus d’un an constitue désormais le cœur de sa vie, tellement présent que tout le reste, y compris la jeune personne alanguie sur le lit qui continue à ronfler, lui semble relever du néant. Il fixe l’autre jeune femme, la bleue, peinte par Nicolas de Staël et qui lui fait face, accrochée à la porte, et s’enfuit.

Quelques années auparavant, tout juste diplômé de l’école nationale d’administration, il a rejoint sur un coup de tête son mentor, laissant désorienté ses condisciples qui le voyaient refuser de rejoindre le corps de l’inspection des Finances, pour lequel il s’était tant battu. Germain le regarde, estomaqué : Assis au 3ème rang de l’amphithéâtre, le numéro six au classement lui est redevable à vie, lui pour qui cette place libérée représente un accès direct au firmament.

Des contacts avaient été pris, dès sa 2ème année de scolarité à St Etienne, lors de son stage en préfecture. Puis renouvelés jusqu’à la fin de sa scolarité, son mentor lui laissant entendre à chacun de leurs entretiens qu’un passage avec lui accélérerait notablement sa carrière, et que de toute façon il était fait pour être technocrate comme lui-même pour faire du contrôle de gestion. Que seule la politique permettait de réellement transformer les choses, et que telle était sa vocation, tellement lisible que ses aspirations revendiquées à l’IGF en devenaient ridicules. Il sortait de chacun de ces rendez-vous convaincu de se faire manipuler, et fermement décidé à ne pas donner suite à ces manigances de bas-étage.

Ses convictions sont claires : le politique passe, le technocrate reste, et c’est lui qui tient réellement les cartes du jeu. Surtout à Bercy, la plus puissante des administrations représentatives de ce pouvoir jacobin qu’est la France, symbole parfait du délitement avancé de la démocratie représentative telle qu’imaginée en 1789. Ce qui n’est pas pour lui déplaire, ses facilités intellectuelles lui permettant de prétendre atteindre ce type de poste, en évitant le couperet du verdict des masses.

Aussi loin qu’il se souvienne, il a toujours voulu changer les choses, même si il a longtemps douté de sa capacité à y parvenir. En ce sens, les propos de son mentor ont touchés en lui une corde sensible, mais sans jamais le convaincre. Il ne comprend toujours pas les motivations qui ont sous-tendues ce choix final. Il est tout sauf un intuitif, du moins lui semble-t-il, et l’ensemble de ses choix conscients ont toujours reposés sur une analyse raisonnée de la situation, et du meilleur moyen d’en tirer profit. Mais ce jour de la remise des résultats de classement définitifs, c’est comme si un autre s’exprimait à sa place. La haine viscérale ressentie immédiatement vis-à-vis d’Aurélie qui lui souffle la première place a-t-elle jouée un rôle ? Depuis trois ans il se préparait à répondre à la question qui lui serait posée : « l’inspection ». C’était la suite logique de toute sa préparation, l’aboutissement de cette première phase de sa vie.

Mais d’autres mots lui ont échappés, illogiques, fixant une grande partie de son destin, et l’amenant à la situation présente. La préfectorale, ce saint abyme décrié par tous ses pairs, choix par défaut de ceux qui n’ont pu résister à la pression constante des dernières années et se sont effondrés dans les profondeurs du classement. Lui qui place son indépendance au-delà de tout, vient d’obéir tel un pantin à la volonté de son mentor, qui lui a intimé de rejoindre ce corps pour 2 ans avant toute chose

Si c’était à refaire ?

Plus le choix, l’échéance est aujourd’hui, Julien connaît par cœur le discours que le Président prononcera ce soir mais ne peut s’empêcher de relire la dernière version du document stocké dans la mémoire de son téléphone, écrit en police 6, c’est ridicule, il a 32 ans et déjà besoin de lunettes…

Mes chers compatriotes,

La France s’est toujours fait un devoir de proposer de nouveaux modèles, de nouvelles manières de penser et de voir le monde.

La démocratie représentative telle que définie dans notre Constitution de 1958 en est le dernier avatar. La Constitution est un guide pour nous accompagner dans nos choix, une référence pour tracer notre chemin au milieu de l’évolution du monde.

Depuis la signature du Traité entré en vigueur le 23 juillet 1952, ayant enfanté la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, nos choix sont également de plus en plus déterminés en référence au droit communautaire. La France a toujours pris une part active dans la construction de cette Europe, symbole de paix & d’unité, mais également de protection pour l’ensemble de ses concitoyens.

Aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent, regrettant notre transfert de souveraineté croissant vers l’Union Européenne.

Nous ne regrettons aucun des choix que nous avons pu effectuer ayant abouti à la forme actuelle de construction européenne. Mais nous entendons les voix de ceux qui nous disent que l’essence de notre conception d’une démocratie souveraine s’en trouve dévoyée.

Nous vivons cependant une période de crise, et je sais l’inquiétude qui étreint au quotidien la plupart d’entre vous. Je sais les fins de mois difficile, je sais la crainte du déclassement et du chômage, je sais les doutes sur l’avenir qui animent la plupart d’entre vous.

Je sais aussi vos craintes sur la capacité de l’Etat de répondre à vos attentes, quel que soit le pouvoir en place.

Ce pouvoir tire sa légitimité représentative d’élections au suffrage universel.

C’est le temps qui vous donne au moins partiellement raison. L’origine de la crise de nos régimes démocratiques peut dans une certaine mesure être associée au décalage croissant entre d’une part la nécessaire prise de recul du pouvoir politique pour prendre des décisions justes et efficaces, en cohérence avec vos aspirations légitimes. Et d’autre part une accélération inédite des évolutions et soubresauts qui agitent notre monde.

Nous considérons que l’heure n’est pas à la remise en question des choix du passé. En revanche, la France peut et doit encore proposer des signaux forts aux pays amis.

C’est pourquoi nous avons pris la décision de soumettre à referendum la mise en œuvre du projet conçu sous ma direction

Ce projet est l’aboutissement d’une réflexion menée sur les attributions d’un état moderne.

Nous considérons que nos Etats modernes n’ont pas pris la mesure de la révolution numérique qui a eu lieu depuis le tournant du 21ème siècle.

Cette révolution entraîne pour chacun d’entre vous une nouvelle manière de concevoir le monde qui vous entoure, de nouveaux accès à l’information. Et surtout, de nouvelles interactions. Le monde économique le sait bien qui, s’il n’est pas encore tout à fait capable de penser les modèles économiques de demain, valorise les sociétés utilisant vos usages sans commune mesure avec les modèles de valorisation traditionnels.

Il est temps pour le pouvoir politique d’en prendre également la mesure. De s’interroger sur la manière dont s’exerce aujourd’hui le pouvoir.

Le projet que nous vous proposons est l’aboutissement de cette réflexion. Il consiste, si nous le mettons en œuvre, à nous rapprocher des modèles démocratiques universels tels que déployés à Athènes quelques siècles avant notre ère. A deux nuances près.

La première : tout citoyen français disposera d’une voix

La seconde : la technologie moderne nous permet de nous affranchir de l’agora, les votes auront lieu en temps réel

Il est temps pour moi de vous dévoiler plus en détail ce projet, dont la qualité première est sans doute la facilité de mise en œuvre.

Chaque citoyen va recevoir par mail dès aujourd’hui ses accès à la plateforme Franceouverte.fr.

L’interface est simple : elle est calquée sur le modèle du réseau social éprouvé par la plupart d’entre vous depuis quelques années, qui à fait ses preuves, et dont nous avons acquis les droits.

Chacun d’entre vous, en y accédant, y trouvera un post unique : la question qui vous est posée et pour laquelle nous attendons votre réponse

« Souhaitez-vous la mise en œuvre d’un système de vote en temps réel sur tous les sujets proposés soit par votre gouvernement, soit par un quorum de citoyen (à définir), et pour lesquels nous nous engageons à suivre le vote de la majorité ? »

En tant que citoyen, je voterai oui à ce projet

« Cette chasse d’eau marche mal, il faudra appeler le plombier » se dit machinalement Julien, tout en réajustant son caleçon. Il ouvre la porte, quitte la jeune femme de de Staël…mais à peine a-t-il fait quelques pas dans le couloir qu’il court se réinstaller sur la cuvette. Son ventre gargouille, il veut rendre au monde ce que le monde lui a donné, sous une forme informe. L’inverse de Julien, qui voudrait reprendre au monde ce qu’il lui a donné, le fruit de ses désastreuses élucubrations, ce projet qu’il a défendu corps et âmes, franchissant tous les pièges techniques et politiques, et qui va prendre vie ce soir.

« J le Maudit, sort de ce corps, Mr Jekyll de mes deux, Frankenstein de merde, mais pour qui te prends tu à la fin ? Arrête tout, n’allume pas l’électricité, ne donne pas vie réelle à ce monstre incontrôlable. Dis à Chloé que tu l’aimes, que tu l’épouses, que tu lui fais un enfant sur le champ, que vous allez vous barrer de Paris, acheter une maison, une voiture et un barbecue, que vous allez vous aimer ever after, quand vous serez bien vieux le soir à la chandelle, que la vie sera simple, donc belle, que vous vous foutrez du monde qui vous entoure, qui vous le rendra bien, que finalement ce poste de directeur de l’Opéra de Nantes est une bonne idée, ne dit-on pas à longueur d’hebdomadaire que Nantes est réputé pour sa qualité de vie ? Et puis l’Opéra c’est bien non, ils seront notables, ils s’inscriront (ou pas, faut pas déconner quand même) au Rotary, qu’ils auront des amis, qu’ils seront de retour à 18h à la maison, sauf les soirs de gala, qu’ils auront du temps pour leurs enfants, les voir grandir, jouer, inviter leurs amis, apprendre, désapprendre, se droguer, tout arrêter…

-Putain Julien arrête, mais arrête tout de suite. Tu t’y vois ? Non mais tu t’y vois vraiment ? Retourne te coucher maintenant. Tout de suite. En plus tu ne l’aimes pas vraiment Chloé. Si ? »

Le cul sur le trône, Julien se souvient de ses conversations avec son mentor de Maire, à l’automne 2013, ou le projet n’était qu’une idée absurde, lancée n’importe comment, à des heures indues. Mais qui à chaque fois prenait un peu plus d’importance. Ils étaient dans des cafés, dans des restaurants, toujours dans des lieux neutres, souvent dans le 16ème arrondissement de Paris, quartier qu’il exècre pourtant pour tout ce qu’il représente de repli sur soi, entre soi. Ils étaient à deux, parfois accompagnés de certains courtisans avides de reconnaissance, et qui le détestaient pour la place qu’il avait su prendre auprès de ce politique accompli.

C’est lors d’un de ces têtes à têtes, sans même s’en rendre compte, qu’ils étaient passés insensiblement de la description d’un projet utopique à une volonté partagée : celle de tout mettre en œuvre pour le voir aboutir.

Parce que c’est l’avenir, ils le savent. Et l’avenir appartient à ceux qui en décèlent la trame avant les autres. Les formes modernes de gouvernance sont à bout de souffle, il faut inventer autre chose. Parce que le temps politique est adéquat. Leur projet est l’occasion offerte pour le Président, sur un plateau, de renverser la vapeur, son unique chance de briguer un second mandat. En lui offrant l’occasion d’utiliser sa force de persuasion pour imposer une volonté, sans contraintes de crise, et enfin faire taire cette bande d’abrutis qui selon lui l’entoure…

Chacun est concentré sur la mousse de leur bière comme sur le marc d’un café turc dont ils tâcheraient de déceler les arcanes. Un mot suffirait pour rompre le charme, ni l’un ni l’autre ne semble vouloir le prononcer.

Julien sourit intérieurement. Tous ses copains de promo le tiennent pour un monstre froid et méthodique, presque incapable selon eux du moindre sentiment. Mais son cœur bat à tout rompre ; il sait que si il regarde le Maire, si leurs yeux se rencontrent à cet instant, le croisement de regard vaudra accord définitif. La machine sera lancée, et le retour en arrière compliqué. Ils risquent tout, tous les deux, sur ce projet. Un accord du Président, et leur avenir est assuré. Un échec, et c’est la fin. Lui végétera pour l’éternité dans une sous-direction quelconque, le Maire. Et bien. C’est un peu différent.

Sa longue carrière de député, ses nombreux passages au gouvernement lui offriront sans doute de meilleures portes de sorties. En définitive, le risque est probablement plus de son côté :

« Monsieur le Maire ?

-je vous ai vu réfléchir mon petit Julien, passer en revue tous les tenants et aboutissants de cette question, envisager les conséquences de ce projet pour vous comme pour moi. Et vous considérez, au final, que le risque principal se trouve plutôt de votre côté, je me trompe ?

- Evidemment non. Mais vous faites erreur sur un point. Je ne pense pas que ni vous ni moi ne mesurions réellement les conséquences de l’application de ce projet. C’est trop neuf, même si en ligne complète avec l’évolution de la société en ce début de XXIème siècle. Autrement dit, il me semble nécessaire de prendre le temps de la réflexion

-Vous vous trompez. Nous n’avons pas le temps. Les circonstances politiques nous imposent de prendre une décision dans les jours à venir. L’exécutif est à bout de souffle, une dissolution de l’Assemblée Nationale est envisageable à court terme. Nous ne pouvons faire passer ce projet que sur la base d’une majorité solide. Jamais l’opposition n’acceptera un tel projet.

- Alors peut-être vaut-il mieux renoncer dès aujourd’hui…

-Je vous ai connu plus courageux, cher ami. Ou en tout cas plus désireux d’avoir un impact -Je veux dire un impact réel- sur les évènements ; de nos jours, cette chance est donnée à peu de personnes, très peu de personnes. Nous avons la majorité, et le moment politique est bon, et ne le sera peut-être plus jamais. La crise que nous connaissons facilite grandement, et vous le savez, la prise de décision de ce type. Le peuple attend des réponses nouvelles. Le peuple n’a jamais autant attendu de réponses nouvelles. Non seulement nous la lui apportons, mais de plus nous lui indiquons l’intégrer dans la démarche. Non Julien, ma seule crainte, ma seule inquiétude, est la peur du peuple. Bien que moutonnier, il est rarement prêt à accepter ce type de modification sans demander à être consulté. En définitive, il me semble plus judicieux de nous interroger sur le processus adéquat pour faire accepter ce projet, plutôt que de nous atteler à la cartographie de ses conséquences »

Leurs regards se croisent. Et Julien lit dans celui du Maire une conviction absolue, née de l’expérience acquise sur de nombreux champs de bataille politiques. Et surtout d’une ambition dévorante. Il a soixante-dix ans. En dépit d’une carrière plutôt réussie, il n’a jamais vraiment eu l’occasion de laisser sa marque dans l’histoire de ce pays qu’il a pourtant servi sans compter. Son empire est déclinant, même si il règne toujours sur sa ville, sur son territoire, sur le dernier mandat exécutif qu’il lui reste. Il ne sera jamais Président de la République, le destin en a décidé autrement. Il s’amuse avec son territoire, donnant même des leçons de gouvernance au parti dont il est issu et qui détient aujourd’hui la majorité présidentielle, mais ce territoire n’est pas à sa mesure.

Que dire de plus, s’interroge Julien, la balle est dans son camp. A lui de décider.

Chapitre 4

L’air lui fait du bien, après la torpeur du bistrot. Prendre l’air. C’est une bonne idée. Il va marcher. Sans direction précise, de toute façon personne ne l’attend. Ou bien si ? Non il a rompu hier avec comment s’appelle-t-elle déjà ? Ah oui voila, Justine. Record battu quand même, il faut le noter, 3 semaines complètes dont 4 séances de sexe. Il n’a jamais fait mieux, autre chose à foutre.

« Extérieur nuit : Trocadéro » se dit Julien dont les pensées s’élèvent, qui se contemple, s’observe, et se demande si effectivement il ne pourrait pas transformer l’entité Julien Letailleur en héros d’une vie de cinéma. Peut-être faudrait-il changer de nom d’ailleurs ? Letailleur, quel nom de merde.

Son regard accroche celui d’une nana, bien roulée, la trentaine, visiblement de retour de diner, sans doute avec sa bande du quartier, ceux avec lesquels elle a grandi, qu’elle n’a jamais quitté, qu’elle voit tous les étés au Cap Ferret et le reste de l’année dans son 16ème natal.

Ils vont dans la même direction, il aimerait bien savoir quelle est la nature de son épilation intime, lui propose donc un dernier verre dans le café qu’ils sont en train de croiser, ils s’installent.

« C’est je crois la première fois que j’ai le cran de proposer un verre à une fille croisée dans la rue.

-C’est je crois la première fois que j’ai le cran d’accepter. Et je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris. Je suis crevée, j’ai un taf de malade demain, on a un peu trop picolé avec mes copines, et mon ami m’attend à la maison. Tu n’as pas l’intention de me sauter au moins ?

-…

- …

-Ben tu es plutôt directe, tu t’appelles comment ?

-Chloé.

-Julien, enchanté. Tu veux boire quoi ?

-Porto.

- Deux portos s’il vous plaît, merci… OK, tu veux savoir qui je suis ? Ou bien si je veux te sauter ?

-Les deux.

- Dans le désordre : pourquoi pas te sauter, à vrai dire j’ai une éducation qui m’interdit de procéder sans consentement. Mais ce soir étonnamment j’aurais envie du contraire. Que tu me dises non et que l’on baise quand même. Je ne sais pas pourquoi. Cela ne m’est jamais arrivé. Je te choque ?

-Non…

- Et toi qui es-tu ?

-Chloé.

-Mais encore

-Chloé, je n’ai pas très envie de parler de moi à dire vrai.

- Pourquoi ?

- Parce que j’ai toujours beaucoup parlé de moi, que j’ai toujours été égocentrique, et que ce soir, comme toi, j’ai envie que les choses changent.

- Nous avons un problème.

- Lequel ?

- Nous sommes tous les deux des égocentriques. La différence, c’est que je n’ai jamais aimé parler de moi. J’ai toujours trouvé plus d’intérêt à écouter les autres.

- Tu es en train de parler de toi là, non ?

- Bien vu. Bon on fait quoi ?

- Peut être qu’on baisera un jour ensemble, mais pas ce soir. Je me casse. Je te laisse mon numéro, appelle moi le jour où tu sauras réellement écouter les autres, Ciao… »

Julien sourit, deux verres non entamés posés sur la table devant lui. Décidément, il n’est pas très doué. Mais il a apprécié cet échange. Il a toujours apprécié les échanges vifs. Ou plus précisément, sans mensonges se dit-il, il est en accord avec son microcosme. Privilégier la vivacité des échanges sur la vérité intime. Posséder l’art du bon mot, qui mouche et qui fait rire. Ridicule. Ridicule cette carapace revêtue en permanence, pour se protéger. Mais se protéger de quoi ?

Régler, sortir du bar, héler un taxi sans savoir la destination. Rentrer chez lui dans le 11ème ? Va pour le 11ème.

Le taxi se glisse dans la circulation et l’emmène le long des quais de Seine.

Paris est une ville musée, une ville recluse sur son passé qu’elle chérit, une ville qui meurt…

« C’est beau une ville morte la nuit » lâche Julien sans se rendre compte qu’il s’est exprimé à haute voix, lançant une perche que le chauffeur -que ce chauffeur particulier- ne demandait qu’à saisir, hanté qu’il est par son besoin frénétique de communiquer avec ses semblables.

« Vous pensez vraiment ce que vous dites ?

- C’est-à-dire ?

- Lorsque vous dites que Paris est une ville morte ?

- Je ne sais pas trop. On a inventé de belles choses en France, mais on est un peu dépassé par le monde qui nous entoure non ?

-Je ne vois pas trop le rapport.

- Et bien si on considère que Paris est la capitale de la France, l’image qu’elle donne représente dans une certaine mesure l’image de la France. Et si la France ne propose plus rien, Paris logiquement ne doit plus rien proposer, non ?

Croisement Faidherbe-Chaligny, au feu à gauche, c’est ici.

Tous ces gestes machinaux mille fois exécutés lorsque l’on rentre chez soi. Cela fait maintenant deux ans que Julien loue cet appartement, préalablement occupé par un camarade de promo. Il est quand même plus pratique d’avoir des potes aisés, soliloque Julien en posant ses clés sur la desserte qui l’attend fidèlement comme chaque soir, et qui comme chaque soir ne pipe mot lorsque les clés échouent très précisément sur le bord supérieur droit de sa surface. Et comme chaque soir, Julien dépose son portefeuille et ses papiers à quelques centimètres de son jeu de clés. Et comme chaque soir, dispose son téléphone portable à l’opposé du jeu de clés. Et comme chaque soir, se demande ce qui le pousse en permanence à régler aussi précisément ses gestes. Du plus loin qu’il se souvienne, Julien n’a jamais égaré le moindre objet, à la grande satisfaction de ses parents. Il constate toujours ce fait objectif avec un peu d’étonnement, conscient qu’il est de n’avoir strictement rien à foutre de tout ce qui est matériel…

Le portable, toute lumière dehors, vibre de toute la puissance de son petit moteur intégré pour alerter Julien. Un de ses amis / connaissances / relations, rayer la mention inutile, cherche à le joindre. Mais les efforts du portable restent vains. Impitoyablement, Julien détourne son regard et se dirige vers la cuisine pour se servir ce verre qu’il a laissé tout penaud sur la table du bar. Et allume négligemment la télévision que ses amis lui ont offerte pour son anniversaire, désolés qu’ils étaient de son manque de culture crasse en matière audiovisuelle. Pensez donc, ce jeune homme ne connaît même pas X-Or. Ni même Hélène et les Garçons. Et encore moins le nom des différents animateurs télé qui égayent le PAF depuis qu’il est en âge de comprendre leur babil indigeste et vain.

Par irrespect pour ses amis, par dédain, par jeu, Julien s’oblige donc depuis un an à une cure forcée de télévision, à raison de 2 heures minimum par semaine, réparties en sessions de 20 minutes aléatoires afin de saisir ce qui semble-t-il lui a toujours échappé.

Mais rien n’y fait, il s’emmerde en regardant quatre pauvres types se battre en duel, seuls manquent les pistolets, pour prouver que oui — le nucléaire est une arme économique massive pour la France. Que non — le nucléaire … Tout cela sous l’œil torve et bienveillant du présentateur modérateur.

20 minutes donc. C’est la dose maximum qu’il est capable d’ingurgiter avant de lui clouer le bec à cette pute.

Allumer son ordinateur, vérifier ses mails –pas d’urgence semble-t-il-, revue de presse rapide –rien qui ne sort de l’ordinaire-, bref passage sur youporn pour une branlette réglementaire. Julien s’endort la main refermée sur sa bite redevenue flaccide.

Recroquevillé sur lui-même, son corps fait instinctivement barrière entre lui et le monde, mais il ne peut échapper à ce cauchemar qui le hante de plus en plus régulièrement. Julien s’endort, et se laisse happer. Il s’endort, et ses terreurs enfantines resurgissent, il se voit marchant dans la ville, la ville s’estompe petit à petit, et le voilà dans un village, un lieu-dit plutôt, quelques maisons côte à côte longeant une départementale, entourées par des champs. Et voilà que ce village s’estompe également, que seuls restent les champs qui s’étendent à l’infini autour de lui, démesure de champs dont il n’est même pas capable d’identifier ce qu’ils doivent donner. Il marche, car il sait qu’il le doit, que tout arrêt serait fatal, mais il ne sait où ses pas le mènent. Démuni de repère, il tâche de marcher en ligne droite mais voilà que le chemin sur lequel il marchait s’estompe, devient de terre, puis d’herbe, puis une ligne tracée à travers champs puis plus rien. Il avance au milieu de cultures inconnues, des hommes ont sans doute dû y travailler, mais nul signe de vie, nulle part. Et aucun embranchement, aucune possibilité ne lui est offerte de faire un quelconque choix qu’il pourrait rationaliser. Et la déconstruction continue, voilà qu’il s’interroge sur ses origines, il ne les connaît plus, sur son prénom, sur ce qu’il le définit et que seule l’immensité du vide de ces champs traversés lui répond.

C’est ce vide absolu qui l’éveille, trempé de sueur, la main serrant encore sa bite toujours flaccide, dans l’exacte position dans laquelle il s’était endormi, blotti sur le côté droit de ce lit de 200x200 acheté par le locataire précédent vraisemblablement dans l’objectif non avoué de quelque fantasme d’orgie sans doute jamais réalisé.

Julien regarde le plafond, qui ne lui renvoie absolument aucune image autre que celle de sa propre solitude, une idée lui traverse l’esprit.

3h30 du matin, l’idée est absurde. Mais c’est ce qui lui plaît. Il dispose du numéro de Chloé, et songe à l’appeler, il ne sait pas trop bien pourquoi. Défi ? Peur de la solitude ? Envie d’être aimé ? Envie de la baiser ?

Il s’extirpe de son caleçon souillé, enfile un boxer et se traîne dans le noir vers la desserte de l’entrée récupérer son téléphone, compose le numéro, se dit que si elle ne reconnaît pas sa voix tant pis il abandonne, Chloé c’est moi.

-Pardon ? C’est qui ? C’est quoi ce bordel il est quelle heure ?

-Il est 3h30. C’est moi.

-Mais c’est qui moi ?

-J’avais envie de te parler, je me suis dit je sais pas, je me suis dit que tu apprécierais l’absurde de la situation, ou peut être son ridicule.

- Julien ? Si c’est toi tu as vraiment un problème…

-La réponse est oui ; à ta question et à ton affirmation. On irait pas boire un porto abandonné ?

- Mais tu crois quoi ? Que la terre entière est à ta disposition ? C’est quoi ton problème ?

- Je rêve d’une direction.

-…

-Tu ne veux pas me donner une direction ?

-Tu as un psy ? dispo 24/24 ?

-Non… Enfin si, mais pas à 3h30 du mat.

-Et donc tu peux pas appeler ton psy alors tu appelles la dernière fille rencontrée que tu as eu envie de niquer ?

- C’est un peu synthétique, mais je suppose que c’est plutôt juste. Sauf pour la partie niquer, ce n’est pas vraiment le sujet. Enfin, je ne sais pas très bien quel est le sujet à vrai dire.

-Et tu comptes sur moi pour le trouver si je comprends bien ?

- En quelque sorte, oui. Bon tu veux pas aller boire un verre, manger des huîtres, marcher dans Paris, enfin ce que tu veux mais avec moi ?

-…

-Chloé ?

- Ok, ok. Mais je deviens dingue ou quoi ? Je ne suis pas en train d’accepter de me sortir du lit, de partir au petit bonheur la chance à la rencontre d’un psychopathe croisé 5 minutes qui me réveille au beau milieu de la nuit ?

-J’ai bien l’impression que si. Métro école militaire, dans 20 minutes, c’est jouable ?

-Que veux-tu que je te dise, à part que je suis trop conne. A tout à l’heure…

« Faire des conneries pour se sentir vivant, est-ce vraiment la solution ? » s’interroge Julien tout en attrapant un pantalon et une chemise à peu près accordés. « Je séduis, donc je suis ? Je suis capable de tirer du lit une fille qui ne me connaît pas au milieu de la nuit donc j’existe ? Et puis merde. Rien à foutre de ces conneries, elle me plaît bien cette meuf, et puis j’ai juste envie de parler rien d’autre….Rien d’autre ? »

Le taxi l’arrête au pied du métro, l’envie lui prend soudain de demander au chauffeur de retourner sur ses pas. Mais il descend, et s’engage sans but sur l’avenue de la Bourdonnais, cela le rassure, il est en milieu urbain, connu, apprivoisé, dompté par lui et ses semblables. Mais tellement mort. Nulle vie, nulle envie ne se dégage de ces hauts murs refermés sur des vies précalibrées. Nulle rage de vivre, ne se dégage de ces immeubles, seulement la certitude minérale d’être à sa place, et Julien imagine les habitants de ces cossues demeures à l’état minéral, répliques miniatures de ces murs qui les abritent. Tout est bien. Les choses sont à leur place. Son téléphone vibre, SMS, Chloé : « t ou ? »

« Av Bourdonnais, au milieu des morts, à la hauteur du caveau #52, et toi ? »

« J’arrive » sms Chloé tout en s’interrogeant une énième fois sur ce qui diable peut la conduire à être là, ici, maintenant, à rejoindre ce mec même pas très beau, qu’elle ne connaît même pas. Mais elle a toujours été comme cela, du plus loin qu’elle s’en souvienne, à trouver les emmerdes en cherchant la vie. Elle aperçoit Julien à quelques mètres, qui fume une clope assis sur un banc, ne sait trop si elle doit s’asseoir à ses côtés ou plutôt rester debout, face à lui, opte finalement pour la première solution, au point où on en est, mais à quelques centimètres quand même, faut pas exagérer, ne sait comment engager la conversation, se tait. Lui aussi.

Assis à quelques centimètres l’un de l’autre, ils contemplent le noir du Champs de Mars qui leur fait face, esplanade sur laquelle se produisit le 17 juillet 1791 une fusillade qui fit 50 morts et créa un bordel supplémentaire entre révolutionnaires et monarchistes.

Ils se taisent et contemplent un champ de ruines, lui surtout, elle s’en fout, elle est plutôt en train de se demander, se demander quoi au juste ?

Pourquoi elle est là ? Pourquoi elle est venue ? Pourquoi elle reste ? Pourquoi il ne parle pas ? Pourquoi elle ne parle pas ? Pour quoi ?

De quoi a-t­-elle envie au fond ?

« De quoi ais-je envie ? » s’interroge Chloé en regardant pour la première fois Julien.

En regardant l’homme en face d’elle et qu’elle ne connaît pas, pas encore, qu’elle connaîtra peut être ou peut-être pas.

Le silence revient, mais paré de nouveaux attraits, ce n’est plus le silence qui sépare deux personnes que tout sépare encore. Plutôt ce silence très particulier qui s’installe parfois, rarement, entre deux êtres qui ne se connaissent pas, sentent un partage possible mais n’éprouvent pas la nécessité de s’exprimer, peut-être parce que parler reviendrait à rompre cette timide couche d’intimité qui parfois se crée sans raison.

Livrée à elle-même, alanguie sur les 10 centimètres de portion de bois vert du banc laissé libre entre eux, fragile mais comme pourvue d’une volonté propre, la main droite de Chloé se déplace sans qu’elle ne le lui ait ordonné, et ses doigts cherchent puis s’entremêlent à ceux de la main gauche que Julien avait abandonnée inutiles sur sa cuisse.

Chapitre 5

Se glissant dans les draps, Julien referme son bras sur le corps chaud et alangui de Chloé. Par amour ? Par haine de la solitude ? Par habitude ? Certains écrivent que l’amour dure trois ans, Julien se demande si l’unité de mesure adéquate ne serait pas plutôt le mois.

Dépité de ne pouvoir répondre à cette question, considérant que son incapacité à répondre à cette question est une injure, le corps de Julien s’éloigne du corps chaud et alangui de Chloé, se recroqueville sur sa solitude et Julien laisse ses pensées vaguer, prendre le relais de son ersatz de cerveau reptilien et se demande encore une fois « comment diable j’ai pu être aussi con aussi foutrement con de me laisser embarquer dans cette histoire aussi con mais pas autant que tous ces ignares ces plus de 60 millions de crétins à qui nous allons filer un pouvoir non intermédié un pouvoir non contrôlé un pouvoir qui ne sera plus l’ersatz de croire tous les cinq ans à un homme providentiel qui deviendra quelques jours semaines mois plus tard le bouc émissaire de toutes les frustrations accumulées par l’absence de respect des promesses débiles formulées en campagne un pouvoir total le pouvoir totalitaire de décider en temps réel instantanément sans réflexion préalable de ce qu’il convient de décider le pouvoir absurde infantile de décider n’importe quelle connerie putain il faut qu’on arrête tout çà qu’on laisse tomber mais non ça ne sert plus à rien tout a été pesé analysé soupesé politiquement c’est la meilleure affaire depuis des lustres politiquement c’est un succès assuré politiquement le mec qui fait çà gagne, à tous les coups et ce qui est politiquement une victoire assurée ne peut pas ne peut plus être arrêté ne peut plus être arrêté »

Les chiffres verts fluorescents du réveil posé sur la table annoncent une suite de 0111, les pensées de Julien continuent de dériver, « c’est une ligne de code, c’est le début d’un programme conçu pour régner, comme le temps règne sur toutes les pensées des hommes, ce réveil en est le symbole j’aurais dû être informaticien, tout aujourd’hui passe par des lignes de code, notre vie et tous les objets que nous achetons utilisons cassons sont gérées par des lignes de code qui s’interconnectent entre elles, comme des API nous ne sommes plus des hommes mais des tubes digérant et commentant et recrachant la masse insensée d’information qui nous traversent et qui nous noient et nous sommes ceux qui créons la valeur d’usage plus une seule société privée ne parvient à décoller si elle n’est pas capable de capter cette valeur créée par tous pour tous en temps réel Oh je crois que je tiens une idée oui c’était le chaînon manquant c’est cela qu’il faut faire considérer les hommes non comme des hommes mais comme des nœuds de transit d’information comme des plateformes ouvertes comme des logiciels ouverts surtout pas fermés mais ouvert sur le monde digérant et influant le monde en permanence par leurs interactions je dois tester cette idée je dois tester cette idée je dois…me lever », demain il sera trop tard.

Julien retire doucement son bras qui reposait sur le ventre de Chloé, se retourne, se glisse doucement en dehors du lit, se penche, enfile un tshirt abandonné au pied de son lit, saisit son téléphone, et compose le numéro du Maire qu’il imagine à tort occuper à regarder une comédie romantique américaine affalé dans son canapé. A vrai dire, il n’a jamais vraiment compris cette attirance du Maire pour ce sous-genre cinématographique. Un moyen moderne de méditation ? On regarde un scénario dont les deux premiers plans laissent immédiatement deviner la conclusion, et l’esprit heureux et comblé peut vaguer en paix ?

A tort, le timbre particulier de la sonnerie lui rappelle que le Maire n’est pas en France, mais en déplacement à Los Angeles. Officiellement pour aller observer de plus près sur les méthodes de campagne présidentielle aux Etats-Unis. Officieusement pour aller observer de plus près l’un des systèmes de démocratie directe les plus abouti au monde, dont les résultats sont malheureusement peu probants.

La Californie.

C’est Elsa qui la première lui avait fait découvrir un peu plus en détail cette utopie moderne, Elsa avec qui il était sorti à l’ENA alors qu’elle revenait d’un séjour de six mois à San Francisco. Avec qui il était resté en contact, et qui un soir lui avait fait part de sa déception sur un système d’après elle ingouvernable.

Cet Etat, disait Elsa, représente près de 15% de la population américaine avec ses 37 millions d’habitants a adopté depuis 1860 un système de démocratie particulier. Depuis 1970, cette belle idée originelle a été grandement pervertie. Surendettée, la Californie se place aujourd’hui en queue de peloton sur la quasi totalité des services publics proposés à ses citoyens. Le niveau d’éducation, par exemple, est en chute libre.

Tout avait pourtant bien commencé » avait continué Elsa qui pensivement contemplait le verre de vin rouge posé sur la table devant elle. La Californie est devenue un Etat américain en 1850, et s’est très rapidement positionnée comme le détracteur principal du principe d’Etat centralisé.

Le système constitutionnel US est pourtant lui-même éloigné des systèmes européens. La victoire des fédéralistes sur les anti-fédéralistes a donné naissance à une Constitution ayant pour principal objectif la stabilité. Cette Constitution repose donc sur différents freins et contrepoids qui empêchent que les passions populaires ne brisent la démocratie. Les pères fondateurs avaient bien lu Aristote…Le résultat est d’ailleurs concluant, puisqu’il n’est nul autre exemple au monde de constitution aussi ancienne, 225 ans de bons et loyaux services.

Mais pour différentes raisons, historiquement explicables, la Californie a façonné une foi solide en l’individu et rejeté l’idée de centralisation poussée.

Cette conviction s’est incarnée, comme souvent dans l’Histoire, autour d’un Héros et d’un Ennemi.

L’Ennemi, c’est la Southern Pacific, compagnie de chemin de fer tentaculaire surnommée “la Pieuvre”. Elle a tout corrompu : le sénat et la chambre des représentants de Californie sont à sa botte. Aucune loi n’est passée sans son accord. A vrai dire aucune loi n’est passée qui ne soit à son initiative.

Le Héros, devenu légende, c’est Hiram Johnson, élu gouverneur de l’Etat en 1910 et figure majeure du mouvement progressiste américain.

Ironie de l’histoire, le système qu’il met en place s’inspire de l’exemple suisse, lui-même proche parent du système constitutionnel américain. Avec quelques ajouts notables, que reprend à son compte Hiram.

Le sous-jacent du système qui perdurera sans fautes majeures jusqu’à l’orée des années 1970 repose sur quatre procédures clés, dont le dénominateur commun est de laisser la parole au peuple.

Le referendum autorise le peuple à voter au suffrage universel direct sur une proposition du législatif. Le recall, quant à lui, permet sur initiative populaire de démettre le gouverneur en place. Les initiatives et propositions, quant à elles, donnent droit, à compter d’un certain nombre de signatures, à la mise au vote populaire d’un projet de loi.

La première Démocratie Directe moderne à grande échelle est née, dans un Etat qui serait la 8ème puissance mondiale s’il était un pays indépendant.

Dès les années 1970, les premiers signes de perversion de ce système vont voir le jour, aboutissant à la situation actuelle de contrôle aveugle de l’ensemble des pouvoirs par les lobbys. Elsa avait alors saisi les mains de Julien pour les plaquer sur ses seins, tout en continuant son topo :

« L’exemple le plus frappant est la Proposition 8, référendum de novembre 2008 amendant la constitution de l’Etat de Californie, et aboutissant à l’anti-constitutionnalité du mariage gay. Cette décision fut heureusement annulée le 26 novembre 2013 par la Cour Suprême des Etats-Unis, en simple raison de la présence au sein du collège de cette illustre institution de cinq juges juge gay-friendly.

Le système de contre-pouvoir, fondement du système fédéral américain, fit à cette occasion son office, au grand dam des lobbys promoteurs du référendum. Mais il s’en était fallu d’un cheveu.)

Ceci n’est qu’un exemple de propositions portées par des lobbys spécifiques souvent conservateurs, dont l’application légale ne pouvait pas toujours être considérée comme en accord avec la notion de bien collectif à l’Etat de Californie. On peut également citer à titre d’exemple annexe la proposition 23, portée par les lobbys pétroliers texans, en contradiction directe avec les idéaux californiens plutôt pro-environnementaux.

L’étude de cette proposition avait particulièrement attiré l’intérêt de Julien : en effet, c’est à sa connaissance la première fois que la démocratie directe californienne a abouti à une lutte aussi violente entre lobbys aux intérêts opposés, la Silicon Valley ayant réussi à l’arraché à faire échouer le projet, en menant une contre-campagne très efficace (stars de cinéma à l’appui).

Le système est d’une brutale simplicité, résumait alors Elsa : les referendums, initiatives, et autres propositions sont devenues de facto une industrie à part entière, reposant sur les signatures comme unité de valeur. De nombreuses sociétés se sont créées autour de l’achat/vente de ces signatures pour le compte des lobbys.

Cette hypothèse fondamentale entraînant de nombreux effets pervers.

Le principal d’entre eux, qui explique majoritairement la situation effective en Californie aujourd’hui, n’aurait pu advenir sans le fondement purement individualiste des idéaux locaux, qui ont conduit au vote de la proposition 13 en juin 1978. Née d’une rébellion anti-fiscale, cette proposition a abouti à la nécessité d’un vote aux deux tiers pour passer n’importe quelle loi dans le champ fiscal. Dit autrement, un non compte double. Dit encore autrement, ce sont les minorités qui désormais font la loi. Au final, la Californie est pratiquement en état de cessation de paiement, avec les services publics les plus faiblement productifs des Etats américains.

Une nouvelle ironie avait frappé Julien tandis qu’Elsa continuait son exposé: Jerry Brown, le gouverneur actuel qui lutte pour mettre fin aux implications de cette proposition est le même que celui qui, beaucoup plus jeune à l’époque, exerçait le mandat au cours duquel cette proposition avait été votée.

Tout ceci augurait mal du projet qu’il souhaitait voir aboutir en France, à l’exception d’un détail qui l’avait alors rassuré. Lors de la mise en place effective, en 2013, de la réforme du système de santé surnommée Obamacare, seule la Californie avait pu sans trouble majeur installer les “bourses d’échange” d’assurance et assurer toute la population qui ne l’était pas auparavant. Pour deux raisons majeures : coïncidence des intérêts d’un lobby majeur avec le système mis en place. Mais surtout, surtout, la création en avance de phase par les entreprises de la Silicon Valley de mécaniques viables permettant d’appliquer la version non minimaliste du texte votée, pendant que de nombreux Etats républicains n’ont appliqué que la version a minima proposée par l’Etat fédéral et ont été confrontés à une mise en route défectueuse.

Le bilan de tout ceci s’apparentait donc plutôt à un échec. Sauf que, pour Julien, la révolution numérique remet cet échec en perspective. Si les facteurs classiques de production deviennent de fait parfaitement liquides, alors on peut assister à un renouveau moderne des théories de la spécialisation chères à Ricardo, chaque territoire devant mettre en place un système susceptible d’optimiser l’accueil des ressources humaines et financières pour produire les flux dont il possède la maîtrise : service, industrie, agriculture, et autres nouveautés à venir…

C’est une voix parfaitement réveillée qui lui répond au milieu de la 5ème sonnerie, tirant Julien de sa songerie éveillée :

- Oui ?

- Monsieur le Maire ? C’est Julien

- Vous tombez mal, j’assiste à une conférence qui commence dans 5 minutes, une urgence ?

- Une idée.

- Si tel est le cas, c’est une bonne nouvelle, que nous n’allons certainement pas détailler au téléphone.

- Quand rentrez-vous ?

- J’atterris à Roissy samedi à 11H10 par le vol commercial Air France

- Cela nous fait perdre quasiment une semaine, c’est trop tard ; je peux gérer mes dossiers courants à distance, je prends un vol je vous rejoins

- J’espère que votre idée vaut le coup mais oui, rejoignez moi. Nous sommes lundi, vous arriverez mardi soir, rejoignez moi au bar du Sheraton Delfina de Santa Monica, j’y serai à 20h

  • A demain monsieur le Maire

Chapitre 6

Bref passage sur l’application Air France, Julien identifie un vol avec des disponibilités qui le fait atterrir à 16h34 à LAX, tente de commander un billet…Et se rend compte qu’il a zappé le nouveau programme ESTA d’autorisation pour les voyages sur sol US mis en place par les américains. Il y est allé il y a 3 mois, peut être son numéro d’autorisation est-il toujours valide ? Il fouille ses anciens mails, retrouve un numéro, le rentre dans son dossier voyage et ne peut s’empêcher de lâcher un soupir de soulagement, le numéro est toujours valide.

Bref passage sur l’application G7, le taxi est confirmé pour 8h30, il doit être à 9h30 à Roissy, c’est amplement suffisant.

Bref passage sur l’application de messagerie, le temps d’envoyer quelques instructions à son conseiller binôme au cabinet du Président pour qu’il puisse gérer les urgences.

Bref passage dans la salle de bain qui jouxte sa chambre pour soutirer à l’armoire qui domine l’évier une ration de Stilnox afin de pouvoir s’endormir, cela fait 2 ans maintenant qu’il ne peut plus faire sans, un problème de plus à régler, mais ce n’est pas l’urgence.

Retrouver son lit, ne pas réveiller Chloé, penser à lui mettre un mot demain pour expliquer son absence imprévue pour au moins les deux prochains jours.

Dormir. Peut-être. Ou peut-être pas, puisqu’il réveille Chloé en dépit des précautions prises (silence, mouvements lents, décomposition à l’infinie des tâches associées à l’opération « je rentre dans le lit » — soulever la couette, glisser un membre après l’autre, commencer par se mettre sur le dos puis se retourner), mais Chloé sait.

« Tu étais où ?

-Au téléphone, avec le Maire.

-A 2h du mat ?

- Il est à Los Angeles, je pars le rejoindre

- Mais pourquoi ?

- Une urgence, des trucs à régler avant le grand show

- C’est indispensable ? On devait aller dîner chez mes parents mardi soir, tu te souviens ? Ca fait 3 mois qu’on essaye et 2 fois qu’on repousse, et 10 fois que je te dis que c’est important pour moi. Tu en as quelque chose à faire ? Je sers à quelque chose pour toi à part être dans ton lit quand tu rentres le soir et dans le lit avant que tu repartes ?

-Que veux tu que je te dise…

- Je sais pas, je sais plus trop où çà mène tout çà.

- Tu vas pas commencer ? On va pas se faire une crise au milieu de la nuit là tout de suite ?

- Je te vois à aucun autre moment, donc si je vais commencer.

- Et puis merde je me casse…

- Belle manière de résoudre les problèmes

- Et oui, toujours éviter l’obstacle…

- Bon et ben casse toi, on verra si je suis toujours là pour parler à ton retour…

Il l’aime pour çà aussi Chloé, pour sa manière de mettre les pieds dans le plat sans prendre de gants, il se dit que peut être il commet une erreur mais non. Il doit partir.

Il se lève, mécaniquement allume la radio, l’emporte avec lui dans la douche, règle la température sur 45°C, il a toujours aimé se brûler en se douchant, asperge son gant de savon et se lave en écoutant distraitement France Info, délassante occupation. Sortir de la baignoire, se raser, enfiler un peignoir volé dans un hôtel quelconque, se rendre la radio en main dans le dressing room, choisir un costume, s’habiller, puis quelques affaires pour remplir sa valise, la fermer. Sortir du dressing room, retourner dans la chambre, quand même déposer un baiser sur les lèvres de Chloé déjà endormie, la crise n’était pas si grave ou peut être justement l’est-elle tellement que son esprit l’en éloigne en s’assoupissant. Sortir de la chambre, revêtir son manteau, longer le couloir de l’entrée, prendre ses clefs, ouvrir la porte, sortir. Prendre l’ascenseur, il ne peut plus prendre un ascenseur sans penser au cas Schneijder décrit par il ne sait plus quel auteur, s’arrêter au rez-de-chaussée, passer la double porte vitrée, donner sa valise au chauffeur de taxi, s’y glisser, indiquer Roissy, s’endormir.

Le chauffeur le réveille « on est arrivé monsieur », il est dans les vapes, il comprend, tend sa carte, paye, puis sa valise et lui, lui et sa valise, voyageurs solidaires, les objets ne nous quittent jamais, s’introduisent ensemble subrepticement par la porte vitrée dans le terminal réservé aux départs.

Tableau des départs, check in 17 à 23, va pour le 20, personne, le terminal est désert, son vol est un des premiers du matin et il est en avance. Par miracle le check-in est déjà ouvert, il tend son passeport, indique que sa valise restera solidaire de lui et qu’il ne commettra pas l’erreur fatale de s’en séparer pour la mettre en soute. Parce qu’une valise est sentimentalement fragile, surtout celles qui savent qu’elles sont de par leur taille habilitées à voyager avec les hommes. C’est un sujet de fierté, elles en discutent souvent entre elles entre valises, et celles qui ont la taille requise forment une sorte d’élite, une caste d’élue, souvent elles ne parlent pas aux autres. Surtout celles qui rentrent partout, y compris chez EasyJet ou RyanAir. Elles, c’est simple, c’est l’élite de l’élite. Comme quoi il y a toujours plus haut que soi.

Ce délire a conduit Julien jusqu’au salon Air France, dans lequel il s’installe avec un croissant, un café, un mix de jus d’orange et pamplemousse, et la presse matinale. Qu’il ne lit pas car il se rendort. C’est étonnant comme il ne dort plus que dans des lieux inappropriés, en tout cas partout sauf dans son lit dans lequel le sommeil demeure pour lui souvent, de plus en plus, un rêve inaccessible.

Heureusement il a pris soin d’indiquer à l’hôtesse de garde, on est presque comme dans un hôpital dans ces salons, même ambiance clinique de lieu de passage prédéfini, même notion d’urgence à intervalle régulier. Il a donc pris soin d’indiquer à l’hôtesse de garde le numéro de son vol afin qu’on le réveille

« Monsieur ?

- Merci.

Elle est moche, mais gentille, elle lui sourit, il lui sourit, se lève et s’en va, le plus dignement possible compte tenu de son état lamentable, s’en va et se dirige vers la porte d’embarquement.

Embarquement, installation, absorption de Stilnox — deux- noir.

Le fracas des réacteurs à contre emploi pour freiner la masse de l’A340 dont le train d’atterrissage est au contact le réveille. Julien est content, il n’a jamais aussi bien dormi dans un avion, c’est bon signe il va, il le sait, avoir besoin de toutes ses forces.

Procédures d’usage, il confirme aux douaniers qu’il ne porte pas d’armes et n’a pas l’intention de tuer le président des Etats-Unis, on lui fait confiance et on le laisse passer. Il franchit la douane, et met le pied officiellement sur le territoire américain.

Il est à peu près 16h, heure locale, et l’éternel Eté californien le cueille à sa sortie du territoire climatisé de LAX, à la recherche d’un taxi susceptible de l’emmener au Sheraton.

Plus que quatre heures avant le rendez-vous, le temps de ne rien faire sinon d’attendre.

L’attente est pour certain un vide qu’il est nécessaire de combler. C’est le cas pour Julien, et parfois il se demande si cela ne le conduit pas à passer à côté de la vie. Il faut l’imaginer, grand dadais brun longiligne squelettique en costume de facture classique, fumant une cigarette sur le parvis réservé aux taxis à l’extérieur de LAX, terrorisé à l’idée de ne rien faire d’utile durant cette période à l’agenda indéfini qui s’offre à lui.

Il caresse quelques instants l’idée saugrenue de retourner dans le Starbucks de l’aéroport, prendre un Espresso (il n’a toujours pas compris l’intérêt de la diversité abyssale des formats de café proposé par cette enseigne), se mettre à une table et regarder les gens. Saugrenue, parce qu’il sait que 10 minutes de ce régime suffiront à le lasser. C’est d’ailleurs peut être cela le problème, au fond. Il connaît les gens, leur mode de fonctionnement, certes. Mais exclusivement de manière théorique. Pas d’amis réels, seulement des relations dont il considère à tort ou à raison qu’elles pourront un jour ou l’autre lui être utile. Parfois cela le dérange. Un peu. Puis il passe à autre chose. Là en l’occurrence, il s’interroge, mais pour d’autres raisons. Cette incapacité à comprendre les gens ne pourrait-elle pas constituer un vice de fond du projet politique qu’il a largement contribué à définir ? D’autant plus que, réflexion faite, les quelques rares personnes qui ont également participé à l’émergence de cette idée sont tout compte fait peu éloigné de son propre profil psychologique. Pour dire les choses crûment, quasiment des autistes, sûrs de leurs pensées, sûrs de leurs opinions, sûrs de leur bon droit, mais des autistes tout de même.

Ca y est, il est installé dans le Starbucks, un espresso posé devant lui sur une table en formica noir qui tâche de faire bonne figure, semblable à toutes ses congénères habitant des lieux industrialisés de passage, recréant pour ceux qui s’y attablent la même atmosphère, indépendante de leurs coordonnées GPS de résidence. Voulant donc donner à ceux qui s’y installent l’impression d’être en bonne compagnie, en compagnie connue. Il regarde. Mais ne voit rien. Des personnes passent cependant, chacune porteuse d’une vie entière. Il lutte contre l’envie démesurée de sortir de sa valise les quelques journaux qu’il a récupéré au salon de Roissy. Il se force çà y est, il regarde et il voit.

Il voit ces vies qui s’entremêlent, il voit ce couple mal assorti installé à la table à sa gauche. Des américains, à en juger par leur accent, qui discutent biberons, ils viennent visiblement d’avoir ensemble leur premier enfant et semblent un peu perplexes sur la marche à suivre, une histoire de quantité de lait visiblement. Le contexte dialectique est clair, l’homme souhaite visiblement se rassurer en respectant à la lettre les instructions qui leurs ont été fournies par leurs amis. Quant à la femme, d’au moins cinq ans sa cadette, elle doit avoir 30 ans, elle semble quant à elle partisane de se laisser guider par les besoins exprimés par le bébé. Elle est plutôt vilaine, lui aussi, mais ils semblent heureux. A tout le moins, ils se laissent happer par le projet court / moyen terme qu’ils ont visiblement accepté de commettre ensemble et qui a pris la forme d’une nouvelle vie dont ils sont entièrement responsables. Les cons. Faire un bébé ? Mais pourquoi donc ? Pourquoi ? Se lier comme çà définitivement à quelqu’un d’autre, on devrait instruire un procès en irresponsabilité pour cela ; savent-ils ce qu’ils seront l’un et l’autre, l’un pour l’autre dans dix ans ? Dans un an ?

Un homme vient de s’installer à la table à sa droite. Seul, visiblement inquiet, regardant à tout moment, frénétiquement son iPhone. Comme souvent, le mécanisme de sécurisation de ce téléphone est visiblement activé. Ce mécanisme est un enfer. Dès que l’écran devient noir, il s’agit de composer un code à quatre chiffres afin de pouvoir effectuer la moindre interaction, à l’exception peut être des appels d’urgences, qui sont en définitive assez peu utilisés, chacun en conviendra aisément. Bref. Cet homme passe son temps à composer les quatre chiffres pour ouvrir ce qui semble être son application de messagerie, consulte et puis referme. Au moins une fois par minute. C’est assez hypnotique. Quelle peut bien être la raison qui pousse un homme d’une petite cinquantaine d’année, classiquement habillé, classicisme que corrigent discrètement deux petites touches d’audace — chaussures avec un léger motif rouge sur les côtés, nœud papillon de la même couleur. Quelle peut donc être la raison qui le pousse à être ostensiblement dépendant d’un écran. L’ennui ? La réception d’un mail signifiant une action à entreprendre, une décision à assumer, suivant son niveau de responsabilité ? Non. Il est trop inquiet pour cela. Une affaire en cours de closing, il sait qu’au moindre faux pas il sera viré ? Un signe d’un ami cher dont il attend des nouvelles, dont il sait devoir recevoir des nouvelles aujourd’hui ? Un message de sa femme, ou bien peut être son amante ou sa maîtresse, pour lui indiquer le lieu de leur rendez vous ? 5 minutes, 7 codes, calcule Julien machinalement. A ce rythme, cela devient pathologique.

Mais lui, que pensent de lui les gens qui peut être l’observent ? Pas grand-chose sans doute. Ou plutôt la réalité : un type en transit, tuant le temps avant de faire ce pourquoi il est venu. Il est temps. Récupérer sa veste tombée du dossier — avachie- la revêtir, quitter cet endroit, héler un taxi, s’y engouffrer, lire la presse, quand même.

Tiens. La Une du Monde indique que le Président continue de descendre aux abymes dans l’opinion. -28% d’opinions positives, cela devient quand même rassurant. L’opinion semble comprendre, comme toujours un peu trop tard, que ce qui leur a été vendu lors des dernières présidentielles n’était que du vent.

Le chauffeur de taxi s’allume une clope, il doit rêver, on est bien en Californie non ? Le pays où la santé est reine ? En tout cas cela lui donne la possibilité de s’en griller une sans craindre de se faire taxer de pollueur criminel attentant à la vie d’autrui.

Le trajet est rassurant. Il est toujours rassurant d’être sur une autoroute, au moins on sait où l’on va. Los Angeles a sans doute été bâtie par des personnes souhaitant être rassurées, il y en a partout. Les autoroutes sont des sédatifs. Et comme partout aux Etats-Unis, il est encore plus apaisant de se laisser guider par des points cardinaux : Autoroute 405 vers le Nord, échangeur, Autoroute 10 vers l’Ouest, sortie Lincoln Boulevard, arrivée au Sheraton au bout de 20 minutes, pas trop d’encombrements.

Il a le temps de prendre un bain, il s’y noie peu après son check in. La salle d’eau est moderne, sobre, de bon goût, commode. Elle est située à gauche en entrant dans sa chambre. Elle est l’archétype de ce que l’on peut souhaiter trouver dans un hôtel de cette qualité. Elle est double, puisqu’elle offre au visiteur de passage le choix entre une vraie douche, cage de verre de deux mètres de côté, et une baignoire équipée de jets directionnels massant. Julien a donc opté pour la baignoire, remplie quasiment à ras bord en quelques minutes, il s’y immerge intégralement, tête entièrement recouverte, yeux grands ouverts, la surface trouble ondule devant ses yeux de mammifère terrien, et il pense qu’un jour peut être, il ne prendra pas la sortie Lincoln Boulevard, il continuera à suivre les points cardinaux, sans objectif autre que dériver au gré des directions indiquées, sans bien sûr quitter une seule fois le rassurant système autoroutier. Mais les Etats-Unis disposent-ils du système le plus approprié ? Ils ont les points cardinaux certes. Mais il faut également penser au maillage du réseau. Quel pourcentage du territoire est couvert ? Il faudra qu’il se replonge dans l’étude comparative du Ministère des Transports qu’il a récemment consultée. Ce doit être dans les pays européens que ce maillage est le plus dense. Mais il faut également penser au kilométrage total, qui lui dépend de la densité du maillage mais également de la superficie du pays concerné. Ceci en prenant pour hypothèse que ce projet s’accomplirait dans le cadre d’un territoire politique donné. Mais n’a-t-il pas envie finalement de passer d’un territoire à un autre ? Auquel cas évidemment, les résultats du calcul et le choix final seraient sans doute sensiblement différents. Mais errer sans fin sur ces autoroutes, quelles qu’elles soient. Les eaux devant ses yeux rougis s’agitent, se déploient, s’écartent, profitent de leur statut fluide pour composer des formes qui se déploient, s’étirent, deviennent des semblants d’autoroute liquides qui se déploient à l’infini à l’horizontal, et saturent la baignoire de leurs échangeurs, nœuds routiers, barrière de sécurités, véhicules en liberté, véhicules de fait contraints, dont les servants accrochés à leur volant croient en vain satisfaire leur désir d’infini quand ils ne sont qu’esclaves de trajectoires tracées pour eux par d’autres.

Chapitre 7

Péniblement s’arracher à ce spectacle dont le rideau tombe, entraîné dans sa chute par la sonnerie intempestive et stridente d’un téléphone posé en équilibre sur le rebord de la baignoire, les poumons de Julien crient famine, sortir la tête de l’eau, revenir à cette réalité qui bien que manquant singulièrement de flou et de rêve, n’en demeure pas moins aussi stressante que les tableaux qui s’affichent dans son crâne dès qu’il lâche prise. « Allô ? », s’extirpe Julien de sa rêverie éveillée. — Julien c’est Max, je ne te dérange pas ? — Non çà va, mais tu es où, il est quelle heure chez toi ? Je sais pas trop, petit matin je dirais, je commence à discerner la trompe d’un éléphant en face de moi, je crois même pouvoir affirmer qu’il est d’origine africaine… — Mais qu’est ce que tu fous, tu es où là ? — Dans le parc de la tête d’or, j’ai trouvé un moyen de m’y glisser lorsqu’il est fermé, c’est magique, je fume un splif et je suis un peu parti mais tout va bien ne t’inquiètes pas. Enfin, manière de parler, on ne vas pas faire semblant que ma vie t’intéresse. — Arrête tes conneries, tu vas pas commencer à m’emmerder sur ce genre de truc, pourquoi tu m’appelles ? — Comme çà… — Comment comme çà ? Tu n’as rien à me dire, rien à me demander ? Généralement quand tu m’appelles c’est que tu es à court de pognon, ou bien que tu veux m’expliquer que je suis un mauvais frère. Là c’est pourquoi ? — Pour rien je te dis, je voulais simplement prendre des nouvelles… Enfin aussi, je voulais te dire un truc. C’est pas facile à dire — Accouche… — et bien justement c’est un peu çà, enfin justement pas çà… — Mais lâche le morceau putain ! — C’est Julie… — Quoi Julie ? — Elle était enceinte tu te souviens ? — Oui, tu m’avais dit que vous lanciez votre deuxième môme. Si mes souvenirs sont bons, tu m’avais annoncé cela le jour précis où… — Oui je sais, le jour où… Mais bon, au final de toute façon, tout cela n’a plus d’importance, elle vient de faire une fausse couche. Mais méchante. Et là, elle est à l’hôpital et les médecins sont inquiets et moi je regarde la trompe d’un éléphant africain ou peut être indien mais peu importe je ne sais pas quoi faire. Et je sais pas pourquoi mais c’est toi qu’il fallait que j’appelle. Parce que je suis un peu perdu là tout de suite. Parce qu’il y a des chances que… c’est quoi ce mot putain c’est quoi ce mot de chance… Parce qu’il y a des malchances qu’elle… — …. — … — Putain — Oui. C’est pas sûr qu’elle s’en sorte. Je sais pas trop quoi faire là. — … — … — Julien, tu es là ? — Oui. Enfin là je suis à Los Angeles, j’ai rendez-vous dans 30 minutes, sans doute un rendez-vous qui déterminera si oui ou non on lance le projet sur lequel je travaille depuis deux ans , et je comprends mais je ne sais pas quoi faire, pour la première fois de ma vie je ne sais pas quoi faire. Max ? Pourquoi tu m’appelles moi dans ces circonstances ? On s’est pas parlé depuis au moins six mois, et la dernière fois tu m’as fait chier pour des conneries. Tu attends quoi là ? Tu penses que je suis la personne la plus indiquée pour te soutenir ? Moi, en plus à dix mille bornes de toi ? — Julien s’agite en parlant, met le téléphone sur haut-parleur et s’habille machinalement, se rendant bien compte de sa connerie, qu’il dit le contraire de ce qu’il devrait dire, mais quand même.

Quand même. Des images qu’il croyait mortes, digérées et expulsées de lui tels des étrons mentaux solidifiés par un processus chimiquement complexe mais techniquement parfait qui lui aurait permis de remettre son psychisme à l’endroit. Des images qu’il pensait avoir extirpées de sa mémoire et expédiées dans cette zone grise salutaire qu’on appelle l’oubli, cette zone bienfaisante qui permet d’avancer quoi qu’il arrive. Des images de cette journée d’automne au cours de laquelle lui et Max avaient décidés d’un commun accord de se tirer de leurs vies habituelles pour s’offrir une tranche de délire fraternel lui reviennent par bribes successives, franchissant allègrement la digue mentale qu’il a péniblement bâtie depuis cette après-midi d’octobre 2002, ciel chargé de nuages sombres qui a posteriori semblait préfigurer son dénouement apocalyptique.

Max était passé tôt le matin — à l’improviste — le prendre en voiture au pied de l’appartement qu’il occupait alors rue Saint Dominique. Munis de clés de rechange, il n’avait pas eu besoin de sonner pour pénétrer dans le deux pièces sobrement aménagé que Julien occupait à l’époque, déposer sur le bord de la minuscule cuisine américaine qui prolongeait la pièce principale à l’opposé de la chambre une bouteille de tequila et quelques tranches de citron préalablement découpés, allumer l’amplificateur, glisser un CD dans la bouche du lecteur et faire gueuler le plus grand succès de Lara Fabian, son hymne à l’amour fatal et prodigieux, ce « Je t’aime » expectoré sur toutes les tessitures, surtout les plus hautes, et réveiller ainsi Julien une bonne heure avant l’heure prévue dans la tête artificielle du réveil posé sur sa table de chevet.

Max est comme cela vous voyez ? Le genre de type qui a envie d’un truc, il le fait ; sans jamais se poser de questions sur ses conséquences éventuelles. Là en l’occurrence, il est tout habité par cette nouvelle qu’il vient d’apprendre et qui le consume de l’intérieur. Et c’est aussi le genre de type qui ne peut rien garder pour lui même. Triste ou heureuse, bonne ou mauvaise, la moindre émotion doit être partagée. Sans trop se poser de questions sur l’état d’esprit du récipiendaire, et sur sa capacité à réagir de la bonne manière.

C’est pour cette raison, ou plutôt pour cette absence de raison, qu’il a choisi ce matin là de débarquer sans prévenir chez son frère, ayant roulé plus de trois heures très notablement au dessus des limites de vitesse autorisées légalement, pour rejoindre Julien et lui annoncer de vive voix cette nouvelle qui l’habite, et qu’il a envie — ou plutôt qu’il à besoin — de partager sur le champ.

Max se rue dans la chambre de Julien, le découvre quasi nu, la couette bordeaux protégeant du froid en cette fin de nuit plutôt le sol que son propriétaire, circonstance aggravée du fait que sans être polaire la température de la chambre doit péniblement atteindre les 16°C, se jette sur lui, lui prend la tête entre ses mains, l’obligeant à un contact visuel dont Julien, le cerveau embrumé, se serait bien passé, et clame sa joie d’être bientôt père, en tout cas c’est ce que Julie qu’il a rencontré il y a cinq mois et avec laquelle il vit depuis deux mois — Putain deux mois ! — lui a annoncé la veille au soir, alors qu’ils étaient en train de se caresser après une séance de sexe particulièrement réussie. « Père ? » , articule péniblement Julien, « tu veux dire que tu vas avoir un gosse ? Avec Julie ? — Ben oui crétin, avec Julie, un gosse. — Avec Julie je m’en fous, quoique tu l’as quand même rencontrée genre hier matin. Mais un gosse. Putain. Un gosse. Mais qu’est ce qui t’as pris ? — Ben çà m’a pris comme çà, elle m’a même pas pris en traître, elle m’a demandé un soir (on était en train de boire des coups vers place Bellecour) si çà me dirait d’avoir un enfant ensemble ; j’ai dit oui — Elle est aussi folle que toi la Julie attends. Toi tu passes de fille en fille depuis des années, tu m’expliques et tu expliques à tout le monde sur tout les tons que rester ensemble avec une meuf c’est des conneries, que c’est juste un moyen que la monogamie c’est juste un moyen que la société se donne de contrôler les gens, et qu’avoir un enfant c’est le contrôle absolu donné à un autre sur ta vie, tu remarqueras que je te cite quasiment mot pour mot sur des trucs que tu m’as dit la dernière fois qu’on s’est vu cet été. Et là, attends elle est elle enceinte de combien ? — Trois mois. — Et là donc, tu es en train de me dire que quasiment le lendemain tu tchatches avec ta meuf que tu connais à peine et tu dis ok pour un gosse. — Je l’ai senti. — tu l’as senti… Le con il l’a senti… Bon et là c’est quoi ton truc ? Tu veux faire quoi ? Ben aller fêter çà… Avec toi »

La digue est rompue. Et Julien, au téléphone avec Max, sent son esprit se dissocier du moment qu’il est en train de vivre, perçoit son esprit continuer à s’évader, s’éloigner de lui, c’est une sensation quasiment physique, se projeter toujours plus dans le passé, dans cette journée particulière de leur passé commun qu’il avait réussi péniblement à enfermer à double tour dans un recoin reculé de son cerveau. Evidemment parfois il y repensait. Mais il arrivait toujours à se convaincre, à convaincre son esprit de ne pas le lâcher, de rester avec lui, enfin avec celui qu’il était devenu à force de volonté d’oubli, à force de projection dans ce futur qu’il avait commencé à s’imaginer pour lui afin de tout oublier. Quête des moyens d’exercer un jour le pouvoir sur autrui, à défaut de pouvoir se contrôler lui même. Quête d’une situation aussi qui pourrait lui permettre de déjuger rapidement tout ceux qui pourraient un jour vouloir investiguer son passé, en tout cas faire disparaître les divers éléments qui pourraient prouver ses liens avec cette histoire passée.

La salle de bain qui l’environne n’est plus ce lieu stérilisé, fade et rassurant qui l’avait accueilli, mais un univers oppressant. Aucun élément à portée de son regard ne semble pouvoir le raccrocher à la réalité. Les serviettes couleur crème impeccablement pliées sur le présentoir en surplomb de la baignoire, le peignoir de la même tonalité suspendu à l’une des patères accrochée à la porte de la salle de bain, les échantillons à vocation marketing des produits de beauté disposés avec élégance autour du lavabo gris anthracite de forme ovale qui jouxte la baignoire, sa propre trousse de toilette dont le contenu s’est éparpillé et jure avec la palette de couleurs savamment définie par le décorateur en titre de l’hôtel. Le décor disparaît et Julien plonge dans l’eau saumâtre de cette journée oubliée…

« Tu veux fêter quoi au juste ? Ton renoncement à tes principes ? Et fêter ce renoncement avec moi, celui que tu as pris à témoin de ces principes ? — Ben oui, parce que tu es pratiquement le seul qui en sais autant sur moi, qui m’as regardé se construire, qui m’as — et tu le sais très bien — accompagné dans mes choix, sans jugement, fraternellement. Et tu sais très bien aussi que ces principes auxquels j’ai souscrits n’étaient en définitive qu’une carapace, qu’une mesure de protection. Ne mens pas. Tu savais très bien depuis le début que j’étais capable d’y renoncer. Non sans un peu de mépris d’ailleurs ; tu penses que je suis faible. Tu ne m’as jamais jugé sur le fond, mais tu as toujours pensé que je n’aurais jamais assez de couilles pour m’en tenir, toujours, à mes jugements. Que je suis en fait guidé, en permanence, par une logique de satisfaction de mes plaisirs à court terme. Mais que je suis trop faible pour aller au bout de cette logique. Et qu’un jour donc, nécessairement, j’allais y renoncer ; et bien ce jour est arrivé, tu as été clairvoyant, tu m’emmerdes mais je t’aime, allons fêter çà… ». Max se rue vers la cuisine, récupère la bouteille de tequila, les tranches de citron, sert deux shots qu’il ramène dans la chambre : «Salud frérot, à ta clairvoyance, à mon inexpérience, à cette journée à laquelle tu ne couperas pas ».

Les deux frères se regardent, boivent. « La tequila est un choix judicieux », se dit Julien. Elle leur rappelle leurs pires moments de conneries partagées.

Max est au volant, et Julien a laissé libre le siège passager sur lequel trône, en équilibre instable, une bouteille de Tequila à moitié vide, pour somnoler à l’arrière. Max n’a pas voulu lui dire leur destination. A vrai dire il s’en fout un peu, et a très vite lâché l’affaire lorsque son frère a tenté de le teaser sur le sujet. Là il est bien, encore dans les vapeurs d’une courte nuit soldée à l’alcool mexicain. Il avait cours ce matin, Max l’a donc persuadé — assez facilement — de laisser tomber un précieux jour de préparation des concours. Il s’en fout aussi, il est bien classé, et sait qu’il n’aura pas de problèmes particuliers à rattraper ces heures perdues. Sans doute lui faudra-t-il demander les notes d’un camarade, plus vraisemblablement d’une camarade. Nous verrons.

Il est allongé sur la banquette arrière, un coussin jaune sale supporte péniblement son cou, et le paysage urbain défile sous ses yeux. Son frère a emprunté le boulevard Raspail, se dirige vraisemblablement vers le sud. Ses yeux se ferment…Et c’est la voiture qui le sort de sa torpeur, ses pneus usagés crissant soudain sur le sol d’une station service quelconque, égarée au milieu du nul part d’une autoroute qui serpente entre deux déserts ruraux.

« Beaune, deux minutes d’arrêt », hurle Max. « Bon c’est un peu un abus de langage, on y est pas encore, mais c’est tout comme, et j’ai envie de pisser. Tu veux manger un truc ? Il est 12h30 moi je crève la dalle. — Non, non merci. On va où comme çà ? — Ah ca t’intéresse finalement ? — Plus ou moins, c’est quoi ta surprise ? Me dis pas qu’on va à Lyon ? — Ben si — Là tu me dis que tu as fait l’aller retour en caisse simplement pour venir me prendre chez moi ? T’es con ou quoi ? — Non. J’ai eu envie, c’est tout. Et tu admettras que c’est tout de même plus drôle que de t’envoyer un billet de train non ? — Vu comme çà… ». Julien observe Max s’extraire de la voiture et se diriger vers l’oasis autoroutière aux couleur jaunes vives proposant le superflu de survie aux nombreux nomades ayant jugés opportuns de s’y arrêter. Il est difficile de résister aux attraits d’une oasis, lorsque l’on vient de traverser durant plusieurs heures une bande de désert asphalté courant aux milieux de prairies sans noms. Ces oasis le savent, qui proposent à prix élevés des produits que l’on n’achèterait jamais ailleurs si le choix nous était laissé. Ce sont des lieux dans lesquels il est aisé de renoncer avec béatitude à son libre arbitre. Et Max ne déroge pas à la règle, qui en s’insérant dans l’habitacle égrène le contenu de ses emplettes sur le siège passager : « fraises tagada, çà va bien avec la vodka, eau minérale, sandwich triangles dont la plupart des ingrédients recomposés commencent par E suivi d’un chiffre, barres de survie chocolatées (on est bien au milieu du désert), marshmallows synthétiques, tasses en plastique de café fumant (Julien imagine la machine du ventre de laquelle ces liquides bruns clairs ont été soutirées, indiquant sans doute qu’il s’agit d’un pur Arabica d’origine sud Américaine, peut être colombien). Et bien sûr, un sachet de bonbons acidulés (langues de chat, rouleaux de réglisse, bouteilles de coca, j’en passe et des meilleurs). Bien sûr, parce qu’aucun voyage digne de ce nom ne pourrait se passer de ce type de dégustation frénétique, jusqu’à éradication du paquet, et mal de ventre subséquent. Pour Julien et Max, ce sachet de bonbon est le signe de leur connivence, de leur intimité. Ils en ont mangés tellement ensemble. Et d’ailleurs, Max regarde Julien, ouvre le sachet sans se préoccuper du reste des provisions, et offre une des langues — les meilleures, celles vertes et rouges- à Julien.

Max est assis sur le siège conducteur, Julien quant à lui reste allongé à l’arrière, l’odeur des bonbons partagés flotte dans l’habitacle, le sachet est vide, le rituel est sauf, ils peuvent repartir.

C’est une petite maison délabrée, pour ne pas dire en ruine, qui les attend au bout de l’étroit chemin de terre sur lequel ils ont bifurqué depuis la départementale sans nom qu’ils suivent depuis qu’ils ont quitté la banlieue lyonnaise. Maison est un bien grand mot pour cette bergerie, seul bien matériel que leur ont légués leurs parents après leur mort accidentelle deux ans auparavant, tués par un virage non annoncé sur une route longeant la côté déchiquetée de l’ouest irlandais.

Ouvrant le coffre, Julien constate que Max a anticipé au moins deux jours d’ermitage, et peut être une randonnée (vivres, sacs à dos, gourdes, et toute ces sortes de choses). Il se rend compte également qu’il n’a d’autres vêtements que ceux qu’il porte. Compte tenu de l’absence de salle de bain dans la bergerie et du froid ambiant qui sans doute l’empêchera de se servir du tuyau d’arrosage comme jet de douche, il va être un peu sale. Il s’empare de la bouteille de tequila, se rapproche de Max assis sur la margelle du puits condamné de longue date, pose la bouteille entre eux, s’assoit, allume une clope et observe sans voir les environs, avalant machinalement de temps à autre une lampée de tequila. Le silence tout en nuance de la nature les environne, cette tonalité de silence bien particulière que provoque l’absence de tous bruits humains. Un silence ponctué de toutes sortes de bruits, bruissements, que la plupart des citadins, et c’est le cas de Max et Julien, sont bien incapables d’identifier. Tous ces bruits se mêlent indistinctement, volètement d’insectes, herbes caressées par le vent, chants d’oiseaux anonymes, et ils sont bien. Comme on peut l’être lorsque l’on est plongé, sans l’avoir totalement anticipé, dans un environnement décalé de ses habitudes. Bref, la campagne.

Le niveau de la bouteille a sensiblement diminué, il ne reste à vrai dire qu’un fond, l’après-midi tire à sa fin et peu de mots ont été échangés. Les deux frères se regardent, Max se lève pour aller chercher du bois, Julien rentre dans ce que l’on pourrait appeler une grange, pièce de 10m2 attenante à la bergerie pour aller y quérir deux haches, il est l’heure de débiter, les nuits sont fraîches en cette saison et la bergerie ne dispose d’aucun moyen moderne de chauffage. Torses nus, sous les derniers rayons d’un timide soleil d’automne, ils s’attèlent à la tâche. Ou plutôt à cette petite suite de tâches qui ôtent toute nécessité de penser : couper, débiter, déchirer le journal du jour, aller chercher du petit bois, monter une pyramide de couches successives de matières de plus en plus denses avec l’altitude, initier le feu à l’endroit précis ou ils l’ont toujours établi un peu décentré par rapport à la grange. Et allumer enfin, les flammes sont une gratification immédiate, elles leur permettront de plus de se chauffer et de se nourrir pour la soirée.

Le spectacle hypnotique de ces flammes tire Julien de sa songerie éveillée, son environnement immédiat sort peu à peu du flou, une voix indistincte (Max ?) murmure puis chuchote puis gueule dans son oreille, il observe machinalement le téléphone qu’il tient dans sa main gauche, se souvient qu’il est à Los Angeles, comprend qu’il a disjoncté (quelques secondes?), la voix (Max, c’est bien Max) lui demande si il est toujours là — Oh Julien tu es ou là ? Je te parle ? Julien ? — Il répond par réflexe oui je suis là, tout va bien, mais il faut que je te quitte, je dois y aller, je te rappelle, clôt la conversation, s’empare d’une robe de chambre, sort de la salle de bain.

Chapitre 8

Sa veste et ses vêtements de voyage sont à l’image de son esprit : froissés. Julien se dit qu’il peut toujours changer d’habits, ce sera déjà pas mal. Il consulte le contenu de sa valise aux normes des compagnies aériennes, requérant donc de leurs propriétaires des compétences particulières pour envisager de récupérer à l’arrivée des vêtements propres à un usage professionnel. Ce qui est loin d’être son cas. Ce n’est pas très grave au demeurant, le Maire est au courant depuis bien longtemps, le vanne depuis quasiment aussi longtemps d’ailleurs sur son incapacité à projeter une image correspondant à son statut.

Il s’habille donc, gris clair sur gris foncé, aux normes donc, en tout cas dans la palette de couleur, saisit dans la poche extérieure de sa mallette ordinateur gris anthracite le calepin rouge qui partout l’accompagne, s’installe face au bureau noir mat qui court le long de la chambre et s’inquiète enfin de la manière dont il va présenter les choses.

En substance, il s’agit d’aller un cran plus loin encore que ce qui était initialement prévu. Il s’imagine face à son patron, tente d’imaginer toutes les contradictions que celui-ci pourrait éventuellement soulever, teste la parfaite cohérence de son raisonnement. Ce raisonnement est né d’un rêve, et cela le perturbe. Cela lui rappelle les romans policiers de Fred Vargas, il a le sentiment légèrement stressant d’être moins Danglard qu’Adamsberg, autant dire de pelleter les nuages en espérant que des idées non fumeuses sortent de ses élucubrations. Cela l’ennuie un peu, car il n’est pas habitué à raisonner de manière non cartésienne. Toutes les pages précédentes de son calepin reflètent ce qu’il est, ce qu’il a toujours été : une machine à traiter et à synthétiser l’information. Ces pages et ces pages d’écriture quasiment illisibles sont structurées par thèmes successifs, eux mêmes séquencés en sous parties, qui se succédant forment délicatement des raisonnements aboutis. La page qu’il s’apprête à écrire, la page qu’il aimerait écrire, il se retrouve incapable de la traiter de la même manière. Et il s’interroge donc sur la manière dont il sera — ou non — capable de la défendre.

Peut-être devrait-il dessiner ? Oui mais quoi ? Il n’a jamais été capable de dessiner quoi que ce soit. Il est Adamsberg donc, mais sans la moindre de ses ressources. Et puis merde. Il verra bien. Se dit-il. Ce qui ne lui ressemble pas. Tout en refermant d’un geste sec le calepin auquel il n’a pas touché, avant de le glisser dans la poche intérieure de sa veste. Il lui reste plus d’une heure avant son rendez-vous, et Julien se trouve désemparé. C’est sans doute un des rendez-vous les plus importants de son existence ; c’est aussi le premier qu’il omet soigneusement de préparer. Il se regarde dans la glace du couloir menant à la porte d’entrée, ne se reconnaît plus. Il prend machinalement la carte clé électronique, se retrouve dans le couloir desservant sa chambre sans aucune idée de la manière dont il compte occuper l’heure à venir, se dirige vers la batterie d’ascenseur, observe machinalement la vue qui s’offre à lui (trop de smog, on ne voit rien), s’introduit dans la cabine qui silencieusement le dépose à l’étage de la réception, sans aucune aide humaine (il regrette à chaque fois l’époque des garçons d’ascenseurs en livrée, visibles dans de nombreux films américains des années 30, également en lisant Spirou & Fantasio), se dirige résolument vers le concierge, demande si une promenade à pied est envisageable dans les environs, se fait dévisager comme le fou qu’il devient peut être (Allô, une promenade à pied dans la ville des voitures ???), mais il est au pays du service, ou le client est roi, même si il est fou. On lui indique un bouquet de ruelles à vocation commerciales à proximité, bouquet au cœur duquel peu de véhicules circulent, et on lui propose d’appeler un taxi pour l’y conduire. Qu’il décline : « Je préfère y aller en marchant ».

Le concierge, déconcerté, suit la silhouette de Julien qui doucement se dirige vers les portes tournantes marquant la frontière entre la civilisation (air conditionné, musique d’ascenseur) et le monde extérieur (température et niveau sonore non contrôlable).

Agression immédiate, une queue de voiture sans fin, dans les deux sens, trainées blanches et rouges, Julien suit le cap indiqué et donc la trainée rouge, en direction de l’Est. Son iPhone vibre, une alerte actu, il la consulte mécaniquement, rempoche son téléphone. Il marche vers le havre piéton, doucement, sans se presser, laisse son esprit vagabonder, regarde le ciel, aucun nuages auquel accrocher le regard, le grand vide couleur cyan qui tourne au noir, il est bientôt 18h30, nous ne sommes pas loin de l’équateur, c’est un pays magnifique dit-on, il n’y a jamais mis les pieds, pas eu le temps, trop affairé à ausculter (ausculpter ?) les affaires de son pays, ausculpter donc car son observation n’a jamais été exclusivement celle d’un spectateur, mais celle de celui qui se veut acteur, comment sculpter son pays, avec ou contre les autres, qui utiliser, pourquoi, comment, à quel moment, pour avancer progresser faire passer ses idées, il est désormais le conseiller du Maire, quel titre ronflant, mais pour la première fois il peut changer les choses, faire changer les choses, pour que son pays enfin arrête ses constants exercices d’auto-apitoiement auquel se mêlent d’étranges remugles d’arrogance, à moins que ce soit le contraire, toujours marrant ces procédés stylistiques plus ou moins bien utilisés, il y en a un qu’il affectionne particulièrement mais dont il ne souvient jamais du nom, lorsque l’on désigne le tout par la partie enfin peu importe.

Il s’arrête net. Récupère son téléphone, relit la brève dépêche qui l’avait fait vibrer « Michel Serres envisagerait d’écrire la suite de Petite Poucette ». réfléchit. Voilà sans doute le moyen le plus simple de convaincre, voilà le fil de son discours. Il tient son laïus. Julien fait demi-tour, se dirige vers l’hôtel, il n’aura pas vu les rues piétonnes.

Chapitre 9

« Ces livres dont vous êtes le héros, ceux dans lesquels à chaque fin de chapitre un choix vous est proposé, influant radicalement sur la suite de l’histoire, un carrefour », Julien se souvient de ces moments d’enfance un peu particuliers, créateurs d’émotions contradictoires (joie et angoisse), au cours desquels il s’agissait de décider. Alors même que l’enjeu était notoirement faible (au pire le personnage fictif que l’on dirige meurt dans d’atroces souffrances), ces émotions étaient néanmoins non seulement présentes, mais relativement fortes : décharge d’adrénaline, vertige, battements du cœur qui s’accélèrent, souffle qui s’essouffle, production parfois de suées glacées. Bref. La décision était d’importance, et engageante, et le corps le signifiait.

Qu’en est il aujourd’hui ?

Etrangement Julien s’auscultant ne ressent quasiment aucun de ces symptômes. Il est à l’orée d’une décision qui va impacter sa vie plus que toutes celles qu’il a pu prendre, et son rythme cardiaque reste celui classique bien que supérieur à la moyenne d’un fumeur compulsif d’une quarantaine d’années.

Il tente d’ailleurs d’entrouvrir la fenêtre de sa chambre d’hôtel afin de s’en griller une, opération rendue impossible par l’absence totale de bienveillance des concepteurs de ce lieu clôt et climatisé: “Tu es riche, tu dois donc respirer exclusivement l’air que nous avons conditionné pour toi”.

Au nom de quel absolutisme bienveillant a-t-on pu un jour décider de rendre l’ouverture des fenêtres d’un bâtiment inopérantes ? Protéger de quelque chose mais de quoi ? Mort par défenestration ? Inhalation intempestive d’un air jugé impur à la consommation ?

Décidément ce monde dans lequel il vit, qu’il contribue à sa manière à construire, reposant principalement sur le sacro saint principe de précaution (impératif catégorique du mourir très vieux , en bonne santé), lui semble de plus en plus avancer dans une direction erronée. Si il décidait de s’allumer une clope, la chaîne de conséquences associées : être rabroué comme un enfant par une théorie de personnes bien intentionnées venues s’occuper de sa santé et du bien de tous après déclenchement de l’alarme. Indiquer automatiquement à sa compagnie d’assurance par le truchement de la puce intégrée dans son pouce qu’il a dépassé son quota et que sa prime doit être révisée à la hausse, voire décider de ne plus l’assurer du tout compte tenu des seuils déjà franchis.

Décidément ce carrefour en face de lui ne lui fait pas tant peur que cela ; il dispose d’une chance unique d’empêcher que ce monde advienne. Il lui suffit de s’enfuir. De quitter les pages du livre qu’il habite pour revenir quelques années en arrière, et habiter le monde réel, celui de son auteur.

Son auteur. Il lui a fallu du temps pour accepter puis mesurer l’ensemble des implications de cette donnée irréfutable : n’être rien d’autre que le fruit des idées d’un autre. Corrolaire : “Je n’existe pas”. Comment concilier cette affirmation avec, par exemple, ces envies qui le tenaillent : clope, politique, … , qui toutes sont signe de vie.

Comment accepter que chacune de ces envies n’est que l’expression brute de la volonté d’un autre.

Comment accepter de n’être même pas un esclave, celui-ci pouvant sous certaines contraintes exercer son libre arbitre, mais rien d’autre qu’une marionnette comme ces guignols de papier qui enfant le faisaient rire.

Comment accepter de n’avoir en définitive pas eu d’enfance, si celle ci se résume à ce qu’a bien voulu en écrire son auteur puisque sa vie écrite commence à l’âge adulte, hors quelques flashbacks.
Comment accepter l’absence d’existence lorsque l’on existe?

Et pourtant. Toutes ces décisions qu’il a pu prendre. l’Ena, Chloé, … Lorsqu’il se les remémore, il sent bien que dans une certaine mesure il était aux manettes. Qu’il a en quelque sorte imposé une direction à son auteur.

Alors quoi? Qui décide?

Cela fait plusieurs nuits qu’il (rêve?) de son auteur, de son monde, qui lui paraissent de plus en plus réel. Et dans ses rêves les discussions avec son auteur ainsi qu’avec la cohorte de tous ceux qui croient en lui se font de plus en plus nombreuses, et de plus en plus réelles ;

A tel point qu’au réveil il ne sait parfois plus très bien quel monde est le vrai. Et ne souhaite parfois plus qu’une chose. Quitter le sien, recommencer à zéro, pourquoi pas changer d’identité, de sexe, de vie, d’envies. Et lors d’un de ces rêves il a compris qu’une faille existait entre ces deux mondes et qu’il lui était possible de basculer. Et cette alerte au sujet du nouveau bouquin de Michel Serres l’a décidé. Il va faire le grand saut.

Déjà des liens ont été tissés.

Son auteur lui a créé dans son monde une vie virtuelle par le truchement des réseaux sociaux, sur lesquels son profil est déjà actif. Il a plusieurs centaines d’amis sur Facebook, quelques uns sur LinkedIn et Twitter.

Evidemment ce n’est pas lui qui s’exprime, ce n’est d’ailleurs pas son visage qui est representé, mais une mosaïque de ceux qui ont accepté en dépit de son inexistence de lui donner une partie de son identité. Son visage.

Julien se rue dans la salle de bain et pour la première fois, se regarde. Enfin essaie.

Il a un visage, sans grand intérêt à vrai dire, mais il a un visage.

Se décrire.

Brun.

Visage plutôt allongé.

Yeux marrons, de cette couleur sans réelle saveur ni originalité qui habille les yeux de la plupart des eurasiens.

Nez. Bon, un nez. L’organe qui sert à respirer ou à inhaler des substances diverses et variées.

Bouche.

Putain. Il n’a jamais su se décrire, ni d’ailleurs éprouvé le moindre intérêt pour toute forme de description physique de n’importe quel personnage des romans qu’il a pu lire.

Bref. Il a un visage. mais quelconque. Impersonnel. Le genre de visage oublié par ceux qui le croisent immédiatement après qu’il ait passé son chemin.

Un visage commun donc, un visage qui n’en est pas un, mais des idées.

Des articles en son nom ont déjà été publiés, une interview télévisée a même été réalisée par l’un de ses portes-paroles portant un masque virtuel le représentant, puisque dans ce monde il est candidat à l’élection présidentielle française.

Il a déjà pris sa décision, et il va saisir sa chance. Il lui faut néanmoins avertir son mentor. Et peut être le convaincre de venir avec lui.

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