Ce que fait un bon livre.

Il y a du sexuel dans cette affaire — pas que, mais aussi

Anj Pambüh
3 min readJun 13, 2014

Le bon livre, c’est celui qu’on a lu une fois en entier d’une traite et puis lu plusieurs fois par petits bouts. Il porte en un succulent paradoxe nos soulignages comme autant de stigmates de notre passion pour lui. Des soulignages multicolores, une couleur pour chaque lecture. Parfois, des passages y sont soulignés deux fois, peut-être même trois, avec des stylos de couleurs différentes, comme pour constituer par stratification marquée une archive à même le livre et garantir l’archive contre les pathologies du temps par ces traits successifs où se renouvelle chaque fois le voeu de notre fidélité.

Italo Calvino a écrit qu’un classique est, en plus de 13 autres choses, un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. Le bon livre, c’est exactement pareil : il n’a jamais fini de parler. De parler en nous d’une voix qui toujours précède la notre. D’être en nous comme une transparence calme dont la prégnance, pourtant, jamais ne se dément dans l’intériorité bruyante de nos vies. Cette parole transparente qui n’a jamais fini de se dire et de proliférer au creux de nos existences, c’est une sorte de paraclet païen qui nous maintient presque constamment dans la présence ouatée du livre.

Car le bon livre, c’est aussi ça : un esprit au travail. Pas au sens où l’entend un Allemand célèbre. Pas même au sens où, pour paraphraser cet autre Allemand tout aussi célèbre, on pourrait dire que tout livre est la confession de son auteur. Au sens, bien plutôt, où, par un livre, le lecteur est amené à faire l’épreuve d’une intelligence qui se déploie. Il y a des livres qui ne déploient aucun esprit et aucune intelligence. Ces livres-là, on ne voit pas comment ça pense, comment ça fonctionne, comment ça dit ce que ça dit. Le bon livre, au contraire, avant même que par son contenu objectif, vaut principalement par ce qu’il met en oeuvre quelque chose comme des protocoles de vérité : ces petites choses imperceptibles mais qu’on sait reconnaître sans faute pour dire d’un livre — fiction ou autre — qu’il est solide même quand on est en désaccord avec ce qu’il dit.

Autant dire que le bon livre n’est pas toujours celui qui confirme nos a priori. Ni même celui dont l’auteur a en commun avec nous des dilections et des partis pris idéologiques. Ca peut être celui-là, bien sûr. Mais, ça peut être aussi celui qui inquiète nos évidences un peu trop évidentes, fait trembler le socle de nos goûts et de nos valeurs, met en crise la grammaire de nos attitudes et de nos habitudes. Bref, plus encore que celui dans lequel on se reconnait, le bon livre est celui qui, nous ayant reconnu, s’avance vers nous avec les hésitations et les empourprements de l’amoureux mal assuré.

C’est en partie pour ça que le bon livre a pour autre attribut de faire souvent sourire. Il fait sourire de contentement celui ou celle qui, lisant, (se) dit : “c’est ça !”. Non pas tant un “c’est ça !” qui marquerait la rencontre de deux humeurs en accord l’une avec l’autre sur le fond d’un sujet qu’un “c’est ça !” où se reconnaîtrait l’illumination qu’engendre le plaisir qu’on a à trouver son compte. Plutôt dans le genre : c’est ça, c’est là exactement, bouge plus, chéri(e) !

Il n’y a pas que du sexuel dans cette affaire. Il y a du gustatif aussi. S’explique ainsi que le bon livre ait également le don de nous mettre en bouche le goût de notre plat préféré. Toutes ces métaphores par lesquelles nous rendons compte de nos attitudes vis-à-vis de certains livres — “j’ai dévoré ce livre”, “ce livre était tellement bon que j’en gardais chaque jour un peu pour avoir quelque chose à déguster le jour d’après” — , ce n’est pas seulement une manière de parler. C’est aussi, pour nous, une manière de témoigner de la part physique de l’expérience que nous faisons des livres. De témoigner du livre comme expérience médiée par le corps. Une expérience bonne pour peu que le livre soit savoureux.

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Anj Pambüh

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