Les subjectivités savantes

Anj Pambüh
3 min readApr 12, 2019

Ce post est le premier d’une série qui en compte trois. Le deuxième est ici

Il m’a toujours semblé que, du point de vue de la connaissance, le monde pouvait aisément se diviser en cinq sujets : le béotien, l’informé, le cultivé, le savant, le penseur.

Le béotien n’est pas celui qui ne sait rien. Il est celui dont le savoir relève du pratico-pratique, sans être philistin pour autant. Il n’a jamais entendu parler de Franz Kafka, mais il sait changer une roue, que telle plante soigne telle pathologie, qu’il faut pencher son rabot de telle manière sur la planche et le passer à telle vitesse pour obtenir des copeaux de telle forme. Il n’a pas le savoir institué des sachants. Il a le savoir organique des vivants. Pour s’en tenir aux sciences qui font l’homme d’après Michel Foucault, le béotien ne connait pas la biologie, l’économie et la linguistique par les livres. Il les connait par expérience. De fait, le savoir chez le béotien est toujours expérience, dans une perspective à la John Dewey.

L’informé sait que Kafka est l’auteur du Procès, sans toujours l’avoir lu. Il connait même deux-trois anecdotes sur lui : Kafka et son père, Kafka et les femmes, Kafka et Prague, toussa-toussa. L’informé est celui dont on dit communément, en confondant tout, qu’il a une grande culture générale. Mais, il n’est pas difficile de voir que c’est une sorte de Trissotin qui, souvent, (n’)a lu (que) les livres de culture générale, mais pas les livres dont sont faits les livres de culture générale, à l’instar de celui-ci, que sa quatrième de couverture présente comme “ un outil indispensable ‘pour briller en société en parlant d’ouvrages qu’on n’a pas forcément lus’”. CQFD.

Le cultivé n’est pas seulement capable de parler précisément de l’intrigue, des personnages, du style ou de quelqu’autre aspect du Procès, il est aussi capable de situer le Procès dans l’oeuvre de Kafka, de s’orienter dans cette oeuvre et de la situer par rapport à d’autres. Pour le cultivé, il s’agit toujours d’habiter l’intériorité des oeuvres, de les classer et d’y circuler en les ordonnant sous la trame de leurs caractéristiques d’ensemble, et de les spécifier à partir des processus qui les sous-tendent et les rendent individuellement intelligibles.

Le savant connait les mondes dont s’entoure (presque) chacun des énoncés du Procès et sait tresser autour et à partir d’eux tout un champ de connaissance qui échappe ordinairement à Vouzémoi. C’est le mec ou la meuf qui possède un stock provisionnel de connaissances constitué d’avance et mobilisable à tout moment et à jamais. C’était Umberto Eco qui (apparemment) savait tout ce qu’il y avait à savoir sur tout ce qui pouvait être su et appris, et dont Deleuze, impressionné, disait dans son Abécédaire qu’il ne faisait pas semblant de savoir mais qu’il savait vraiment. Parmi les vivants, il faudrait penser à quelqu’un comme George Steiner. Peut-être !

Le Penseur possède le génie enviable de faire de Kafka et de son oeuvre un objet de méditation. Si le savant est celui qui se constitue comme sujet de savoir en faisant du savoir une médiation subjective entre le monde et lui-même, le penseur, lui, sait faire advenir de la nouveauté dans le monde en faisant de l’oeuvre-objet de sa méditation le support d’une procédure de vérité, pour emprunter et détourner le langage d’Alain Badiou. Une telle figure, ça serait Gilles Deleuze par exemple, même si son livre sur Kafka, tout à fait original comme tout ce qu’a produit Deleuze, est probablement, dans sa bibliographie, celui à propos duquel je suis le plus agnostique quant aux résultats.

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Anj Pambüh

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