Generations : le projet sabordé de DC Comics

Arnaud Kikoo
7 min readSep 10, 2020

Il fut un temps pas si lointain où les éditeurs de comics mainstream pensaient qu’en mettant des personnes issues de la diversité (ethnique, sexuelle, etc…) sous le costume d’héros et héroïnes iconiques, un lectorat nouveau, plus jeune, diversifié lui aussi, se tournerait vers la bande dessinée américaine. Marvel avait tenté son All-New All-Different voilà quelques années. Avec un poil de retard, DC Comics voulait tenter une approche similaire… qui a été complètement entravée au cours de l’année 2020. Malgré tout, quelques bribes subsistent par-ci par là, parce que l’éditeur à deux lettres hésite entre tout mettre de côté et ne pas gâcher les quelques efforts créatifs qui avaient été mis en place. Aujourd’hui, il devient assez clair de voir ce qu’il reste du fameux projet “Generations” — dont le point culminant était cette “Generation Five” qui faisait frémir tant de lecteurs. Alors, justement, faison le point.

Generations, c’était quoi exactement ?

Pour comprendre ce qu’il subsiste aujourd’hui de Generations, il faut aller rechercher ses ramifications premières, avec un petit reoutr dans le temps. Octobre 2019, NYCC. Dan Didio énonce quelques plans sur l’éditorial de DC Comics pour l’année prochaine, au terme de panels assez pauvres en grandes annonces. Une vidéo de promotion mise en ligne attire néanmoins l’oeil instigateur de Rich Johnston, journaliste du site Bleeding Cool. En cause, Didio parle de l’établissement d’une timeline officielle de DC Comics, qui retracera les évènements de cet univers de fiction, en prenant comme point de départ la venue de Wonder Woman dans le monde des hommes au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Cette timeline est découpée par générations de héros — avec des marqueurs temporels qui correpondent également plus au moins aux différents “Âges” de l’Histoire des comics (Golden Age, Silver Age, et ainsi de suite).

Très rapidement, à force d’investigation, Johnston arrive à percevoir quel est le grand plan de DC Comics. Le but de cette timeline est de présenter l’ensemble des héros de l’écurie sous quatre générations, la quatrième représentant celle amenée avec Rebirth. La cinquième génération est le grand enjeu éditorial : il s’agit de mettre donc sous les costumes des plus grandes figures de la maison d’édition une toute nouvelle frange des personnages DC, plus jeunes, et plus divers aussi. On parle alors de Luke Fox en Batman, d’un Jon Kent qui reprendrait un coup d’âge pour devenir le nouveau Superman, ou de la Teen Lantern créée par Brian M. Bendis dans les pages de Young Justice pour devenir la Green Lantern officielle du secteur 2814. Un projet qui semble ambitieux, avec une vague de relaunches à la clé, et pourquoi pas une Crisis en amont pour planifier tout ça. A côté, on s’inquiète aussi de voir des héros iconiques disparaître plus ou moins des publications régulières de DC Comics.

Pendant de nombreux mois, ni Dan Didio ni DC Comics ne commentera les rumeurs devenues alors insistante. Jusqu’à ce qu’en début d’année, un numéro Generation Zero est annoncé pour le Free Comic Book Day. Par la suite, le projet “5G” s’officialise lorsque l’éditeur présente cinq one-shots, appelés de Generation One à Generation Five, chargés de mettre en place la timeline officielle de DC, et de préparer à un changement de grande ampleur, alors prévu pour septembre 2020. Une première histoire de Wonder Woman, écrite par Scott Snyder, est publiée dans le numéro #750 de la série régulière, pour mettre en place de premiers pions. Mais les plans de “Generations” sont tués dans l’oeuf à peine quelques semaines plus tard, quand on apprend l’éviction pure et simple de Dan Didio de DC Comics (un départ qui précédera d’autres licenciements d’importance). Sans que toutes les raisons ne soient invoquées explicitement, le projet 5G était apparemment source de nombreuses dissensions entre l’éditorial et certains créatifs (Snyder en tête), et pas forcément bien accueilli au sein de la boîte autrement que par son commanditaire au sourire toujours jovial.

De façon quelque part heureuse, le lectorat n’aura pas le temps de s’inquiéter de ce qu’il adviendra de Generations. La crise du coronavirus aidant, avec l’arrêt temporaire des publications liée à la cessation d’activité de Diamond Comics, les one-shots ne sont finalement plus sollicités par DC Comics. A côté, le Dark Nights : Death Metal de Scott Snyder (toujours lui) prend de plus en plus d’importance, se ramifie en de nombreux one-shots : il devient aisé de constater dans quelle direction l’éditorial préfère se tourner. Quelques restes des envies de Dan Didio parviendront malgré tout à voir le jour.

Restes épars de générations sacrifiées

On revient à cette idée de Luke Fox en Batman ; outre le concept de vouloir mettre un homme noir sous le costume, l’intérêt du projet résidait dans le scénariste qui devait le piloter. John Ridley IV, scénariste oscarisé pour 12 Years A Slave, et reconnu largement pour son engagement envers la communauté noire-américaine. La question sociale de Batman étant aussi lié au statut de Bruce Wayne, riche homme blanc par excellence, pourra donc amener à de bonnes interrogations sur le statut du Chevalier Noir, dès lors que sa contrepartie civile ne dispose plus des avantages (financiers ou autres) des Wayne. C’est en tout cas ce qu’on se plairait à explorer, et fort heureusement, si Ridley emprunte cette voie, on le saura bien assez tôt. En effet, le projet a été maintenu par DC Comics. Mais plutôt qu’un relaunch de la série régulière Batman après son centième numéro, la publication se fera à part, au sein d’une mini-série (dont il faudra voir quelle place elle occupe dans la continuité de DC) illustrée par le talentueux Nick Derington. Si les ambitions éditoriales sont revues à la baisse, on espère que du côté créatif, elles sont restées à un haut niveau.

Couverture de Generations : Shattered #1 — janvier 2021 chez DC Comics

Tout récemment, en amont de ses annonces pour la fin d’année, DC Comics a également annoncé un one-shot Generations : Shattered pour début 2021. Le concept est rigolo aux premiers abords : pour sauver l’univers d’une menace mystérieuse mais de grande ampleur (cosmique), le Batman du Golden Age rameute à lui des personnages aussi divers que Booster Gold, Starfire, Sinestro, Steel, Dr. Light et Kamandi (des personnages qui n’ont donc pas de raisons de co-exister dans la continuité actuelle tous ensemble) pour l’aider. On ressent déjà les restes de ce qu’était Generations, avec ce rassemblement de personnages issus de différentes époques de création chez DC Comics. Et quand on regarde les équipes créatives, on retrouve Dan Jurgens, Robert Venditti ou Andy Schmidt à l’écriture… qui comme les artistes annoncés (Aaron Lopresti, Ivan Reis, etc) sont les noms auxquels on avait déjà droit pour les one-shots Generation désormais annulés. Qui semblent à présent regroupés dans un assemblage un peu bâtard, dont il faudra encore déterminer la portée. Sans juger de la qualité de l’histoire, on sentirait presque une envie de DC de ne pas complètement mettre à la poubelle ce que Didio et ses équipes avaient pu composer. Un one-shot et une mini-série pour faire plaisir à ceux qui avaient travaillé précédemment sur le projet. Histoire de ne pas complètement perdre la face non plus.

Je ne dirais pas que Generations m’enthousiasmait à fond non plus. L’idée avait le mérite de susciter une certaine curiosité, même si on pouvait déjà se faire une idée de la réception au vu du suivi d’All-New All-Different chez la concurrence. Surtout que DC avait déjà tenté une simili-approche avec DC You, encore que la diversité se faisait plus dans l’approche artistique. Sans le départ de Didio, je ne suis pas certain que le coronavirus aurait lui aussi pu faire capoter les plans de Generations. Il n’y a qu’à voir comment l’industrie mainstream préfère se reposer sur des bases commercialement solides (en capitalisant sur les personnages qui marchent le mieux comme Batman, ou sur des crossovers censé rameuter plein de gens en boutique. Et je dis ça alors que je suis le premier ravi à l’annonce de la nouvelle mini’ Batman : Black & White) plutôt que sur ce qui apparaît plus risqué, plus clivant au sein du lectorat.

Couverture de Lardrönn pour le Batman de John Ridley

Ne reste alors que cette sensation d’inachevé, de rafistolage fait avec plus ou moins d’envies. Même le titre du one-shot, “Shattered”, signifie littéralement brisé et ne peut pas ne pas être lu sans un double-sens on ne peut plus évident. Le seul enjeu qui reste est celui de voir ce que Ridley fera deBatman. En espérant que Luke Fox donne un coup de fouet au personnage, qui ne pourra qu’en profiter pour ses 80 balais à présent dépassés.

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Arnaud Kikoo

Journaliste spécialisé en comics et pop-culture américaine, je relate, décrypte l’actualité et met en avant les oeuvres que vous aurez envie de découvrir.