La télévision et la théorie de l’agrégation

Lorsque la différenciation du contenu entre en jeu

Arthur Swiniarski
11 min readJul 27, 2016

*Ce post est une somme des articles de Ben Thompson de Stratechery au sujet de la télévision. Allez voir et abonnez-vous à son blog.*

Version anglaise ici.

La télévision est un media incroyable. Ses contenus sont si prenants que les Américains passent en moyenne 5.5 heures à la regarder (sous ses différentes formes) quotidiennement.

Elle est également très intéressante pour les annonceurs, leur permettant de toucher une cible de spectateurs détendus au travers d’une expérience immersive.

Cependant la part de la télévision dans la répartition du temps passé quotidiennement à consommer des médias est en baisse. De 41% du temps passé en 2011 à 35% en 2015 pour la télévision, lorsque le digital est passé de 32% en 2011 à 47% en 2015.

De plus cette baisse n’est pas homogène. Plus l’audience est jeune et plus la baisse est marquée.

C’est une particulièrement mauvaise nouvelle pour l’industrie de la télévision traditionnelle.

Les marques souhaitent cibler des audiences jeune car le plus jeune vous êtes le moins d’affinités pour une marque vous avez construit. Et le plus de temps la marque a ensuite a sa disposition pour “récupérer” l’investissement fait dans la création de cette affinité.

Quand bien même ces dernières années les revenus des grands networks se sont diversifiés au profit de revenus provenant d’accords de distribution (un peu d’argent de tous les distributeurs est plus profitable, prévisible et soutenable que d’essayer uniquement de générer une large audience à vendre aux annonceurs) leur business modèle dépends encore largement de la publicité.

Cette évolution a également changé le genre de télévision qui importe: au lieu de contenus généralistes à la qualité banale qui ont marqué les premières décennies de télévision, il est devenu bien plus important de se différencier et d’avoir des contenus et évènement “à ne pas rater”.

La publicité

Au vu d’où les millenials passent leur temps, ce n’est pas surprenant que les marques aient fortement investi dans la publicité digitale.

Mais alors comment expliquer l’augmentation récente des dépenses en publicité télévisuelle? Comme rapporté par le site Variety:

After several years of moving money out of TV ad budgets to experiment with new digital outlets and social media, several big advertisers are spending more on the boob tube — and the result, according to ad buyers and other executives familiar with the pace of this year’s “upfront” negotiations, are a series of rate increases that TV has not won since the end of the last U.S. recession.

Pour le comprendre, deux grands chiffres de l’industrie publicitaire:

  1. La part de la publicité dans le PIB est restée stable depuis 100 ans.
  2. La part de la publicité télévisuelle, après 40 ans de croissance, s’est maintenue à son niveau de 40% du total des dépenses publicitaires depuis 20 ans.

Lors de ses 20 dernières années on a vu l’apparition et la croissance de la publicité digitale, et particulièrement mobile au cours des 5 dernières années. C’est probablement la cause de la fin de la croissance de la publicité télévisuelle mais les vrais victimes ont été la radio et les journaux dont la part dans les dépenses publicitaires est passée de 40% à 10%.

Et pourtant la part de la publicité digitale ne reflète pas encore la part de temps passé sur les medias digitaux.

Alors comment expliquer ce rebond dans les dépenses publicitaires télévisuelles et non la croissance continue de la publicité digitale à son détriment ?

L’industrie des biens de consommation

La télévision est intimement liée avec le type d’annonceurs qui l’utilise le plus, les produits qu’ils vendent et la manière dont ces produits sont achetés et vendus. Voici la listes des 25 plus gros annonceurs U.S:

  • 4 entreprises telecom (AT&T, Comcast, Verizon, Softbank/Sprint)
  • 4 entreprises automobile (General Motors, Ford, Fiat Chrysler, Toyota)
  • 4 entreprises de cartes de crédit (America Express, JPMorgan Chase, Bank of America, Capital One)
  • 3 entreprises de biens de consommations emballés (consumer packaged goods) (Procter & Gamble, L’Oréal, Johnson & Johnson)
  • 3 entreprises de divertissement (Disney, Time Warner, 21st Century Fox)
  • 3 grands distributeurs généralistes (Walmart, Target, Macy’s)
  • 1 entreprise d’électronique(Samsung), 1 pharmaceutique (Pfizer), et 1 de bière (Anheuser-Busch InBev)

Ce sont toutes des entreprises énormes qui sont en compétition à l’échelle mondiale et maitrisent un vaste réseau de distribution. Elles construisent des empires de marques et avec celles-ci ciblent différents grands groupes démographiques en même temps qu’elles utilisent leur taille pour investir en R&D, baisser les coûts de production et dominer les canaux de distributions (l’espace disponible en rayons).

Toutes cherchent à toucher le plus possible de consommateurs au travers d’un marketing direct massif et non personnalisé. Toutes génèrent de la valeur sur l’ensemble du cycle de vie d’un consommateur. Et bien sûr toutes peuvent s’offrir la publicité TV (les 200 plus grands annonceurs U.S représente 80% des dépenses publicitaire télévisuelle).

Ce qui devrait inquiéter les patrons des grandes télévisions traditionnelles c’est que chacune de ces entreprises qui a généré de recette publicitaire est sous le coup d’exactement la même menace que la télévision elle-même: internet.

  • L’e-commerce, en jonction avec les publicité ciblés et mesurable de Facebook, a permis l’émergence d’un nombre croissant de petites marques de bien de consommation qui délivrent des produits supérieurs à une audience extrêmement ciblée. L’e-commerce contribue également à réduire l’avantage concurrentiel que constitue l’espace en rayon dont les marques généralistes établies profitaient.
  • Les grands distributeurs généralistes, qui offrent peu d’autres avantages que la disponibilité et leur prix bas, sont dépassés par Amazon sur ces deux aspects. Je ne vois pas bien pourquoi ils continueraient à exister.
  • Les entreprises automobiles sont elles face à trois challenge: les voitures électriques, les voitures à la demande et les voitures sans conducteurs. Ces trois aspects pointent vers un futur où les voitures seront des biens achetés en flotte par de grandes entreprises qui piloteront ces flottes de véhicules disponibles à la demande. Rendant la publicité inutile.

Les autres entreprises sur la liste font face à moins de danger sur le long terme. En partie car certaines sont déjà réduites à l’état d’infrastructures de services (les télécoms ou les cartes de crédits), et d’autres car elles sont en croissance (côté divertissement les blockbusters deviennent de plus en plus gros, et la population vieillit côté pharmaceutique).

Les annonceurs télé sont des entreprises du XXème siècle: bâties pour un marché de masse, pas des niches, et pour des points de vente physique, pas l’e-commerce. Pour l’instant chacun soutient l’autre, mais la chute inévitable de l’un et l’autre ne fera qu’accélérer celle du dernier debout.

Le rebond

La nature même de ces gros annonceurs télé explique ce rebond de dépense publicitaire: les marques particulièrement adaptées à la publicité télé sont par définition moins adaptées à la publicité digitale. Personne ne clique sur un lien pour acheter une voiture ou du détergent dans son feed. Et les grands distributeurs généralistes physique ne souhaitent pas encourager au shopping un client en ligne. Après un peu d’expérimentation, ils sont de retour à la publicité télé.

Comme toutes nouvelle technologie la publicité digitale suit le “hype cycle”:

Le “Hype Cycle”.

Pour voir ce qu’il se passe dans d’autres domaines que le digitale dans la publicité il suffit de retourner le graph. Ce qui représente le passage de la désillusion pour la publicité digitale est un rebond pour la publicité télé.

Facebook et Snapchat parviendront à créer des formats adaptés de publicité pour les grands marques. Les deux possèdent des contenus publicitaires incroyablement immersif et les deux investissent dans des moyens de traquer l’engagement et les dépenses générées. Y compris physique.

Du côté de la télé, je ne serai pas si optimiste que ça au vu des chiffres de ce rebond..

Les agrégateurs

Google, Facebook, Amazon, Airbnb, Uber ont tous modularisé leur fournisseurs de contenus et intégré leur consommateurs et leur distribution au travers d’une expérience utilisateur supérieure.

La théorie de l’agrégation

Netflix, celui qui veut devenir un agrégateur

En 2008 Netflix était principalement un service de location de DVD par courrier avec un service de streaming vidéo à peine sorti et permettant de ne regarder que des films de catégorie B sur son ordinateur (uniquement). C’était la première étape.

Starz, une chaîne de télévision premium, a vu dans ce service de streaming limité un moyen de faire générer un peu plus de revenus à leur vaste catalogue de contenus (incluant des films Disney et Sony) et ont signé un accord de distribution avec Netflix.

Au même moment, la sortie du premier Roku et de l’Apple TV 2, chacun incluant une app Netflix, permis à Netflix d’accéder au grand écran.

Les clients existants de Netflix ont rapidement adopté cette expérience supérieure: des milliers de contenus disponibles à la demande. Le taille effective du catalogue de Starz n’était que d’un contenu: celui qui passait en ce moment à la télévision. Lorsque Netflix proposait un catalogue de dizaines de milliers de contenus. Les utilisateurs ont commencé à ramener leurs amis sur le service et Netflix a commencé à générer de plus en plus d’abonnements, de revenus et de momentum. Seconde étape.

L’information sur internet pour Google (énorme volume) tout comme les voitures pour Uber, les appartements pour Airbnb où les biens de consommation pour Amazon sont de purs produits de bases. Interchangeables. Ils permettent au problème de découverte et d’accès résolu par leur agrégation de surpasser la valeur individuelle d’une unité de bien.

En télévision c’est différent. Il n’y à pas un volume infini ou interchangeable de contenu de qualité. La différenciation est clé.

Ainsi lorsque le premier deal avec Starz expira, Netflix a utilisé ses revenus en croissance pour payer, très cher, l’accès à ce contenu de qualité et continuer à attirer des utilisateurs au travers de son expérience supérieure.

Avec une notoriété croissante, un grand nombre d’utilisateurs et de plus en plus de moyens Netflix est alors allé sur le terrain de la création originale d’une manière innovante par rapport au reste de l’industrie: les créateurs reçurent un contrôle total et la garantie de pouvoir créer des saisons entières à la fois. Ce qui attira les créateurs de talent et donc les contenus de qualité. Troisième étape.

Il n’y a pas de prime time sur Netflix. Le dimanche à 21 heures est identique au Mardi à 11 heures ou du Vendredi à 18 heures. Netflix à créé une place de marché où créateurs et consommateurs s’échangent temps précieux contre contenus de qualité.

En continuant ainsi Netflix a le potentiel pour devenir un vrai agrégateur, et la seule télé nécessaire, mais il va avoir besoin d’énormément de moyens financier pour cela. C’est pourquoi son cours en bourse est si volatil.

Au cours de 3 des 4 derniers trimestres Netflix à rater ses projections de croissances. Blâmant tour à tour le passage aux cartes à puces aux Etats-Unis ou un taux de churn plus élevé que prévu. Chaque fois le cours de l’action s’est effondré. C’est la malédiction des revenus récurrents liés à un modèle d’abonnement. Le moindre changement dans les hypothèses de croissances ont des impacts énormes sur les prévisions de revenus.

Un résumé rapide des prix de Netflix:

  • En Mai 2014 Netflix a augmenté les prix pour son streaming HD de $7.99 à $8.99 pour les nouveaux abonnés; les anciens abonnés pouvaient garder l’ancien prix pour deux ans. Ils étaient “pris par la main”.
  • En Octobre 2015 Netflix a augmenté à nouveau les prix pour son streaming HD de $8.99 à $9.99 pour les nouveaux abonnés, les consommateurs à $8.99 pouvaient garder l’ancien prix pour un an.
  • En Avril 2016 Netflix annonça qu’il allait graduellement augmenter les prix de ses membres à $7.99 au lieu d’impacter tous le monde en Mai comme prévu.

Chaque fois que Netflix à fait un pas vers la fin de sa stratégie de “prise par la main” cela a généré des articles sur une “Netflix price increase”, les utilisateurs se sont inquiétés (voir graph plus bas) et le churn augmenta.

Google Trend pour “Netflix price increase”

Pour atteindre la puissance financière nécessaire à la réalisation de leur stratégie d’agrégation, Netflix va avoir besoin soit d’une base d’utilisateurs bien plus large, soit d’un ARPU (average revenue per user) supérieur.

La réalisation de chacune de ces hypothèses semble aujourd’hui plus difficile que prévue. Sa croissance internationale continue à décevoir et le marché U.S semble plus sensible au prix que précédemment anticipé. Bien sur Netflix est loin d’être condamné: ils possèdent de nombreux utilisateurs fidèles, ils sont profitables dans de nombreux marchés et sont toujours en croissance. Cependant l’opportunité réelle réalisable semble plus faible que l’opportunité théorique envisagée.

Disney et l’opportunité qu’offre la différenciation

Bob Iger est largement considéré comme leur des meilleur CEO du monde, et a raison: sous sa direction Disney a joui d’un succès sans précédent. Sa première décision majeure fut d’acquérir Pixar, suivie par Marvel et Lucasfilm. Le but de ces acquisitions était d’établir des franchises fortes de films “à ne pas rater” qui génèrent des revenus non seulement pour ses studios mais également en merchandising, attractions pour ses parcs à thème, jeux vidéos, séries télévisées…

Le coeur de la stratégie est axé sur un contenu fortement diversifié.

Au cours des dernières années ESPN, détenu par Disney, a utilisé une approche similaire. La chaîne a longtemps été le diffuseur des sports les plus populaires, ce qui fit d’ESPN l’un des piliers du cable américain. Cependant, récemment, l’appétit d’ESPN pour les droits exclusifs des leagues et évènements les plus populaires, même niche, à fortement crû. En parallèle Disney à acquis 33% de MLBAM, considéré comme l’une des meilleures technologies de streaming derrière Netflix. (Avec une option pour 33% supplémentaire).

La fameuse citation d’Alan Kay’s: “People who are really serious about software should make their own hardware.” pourrait se traduire pour le monde des médias en: “People who are really serious about differentiated content should own their own distribution platform.”.

Cet investissement, et la qualité de leur contenus, leur donne une grande marge de manoeuvre concernant leur futur et la décision éventuelle d’offrir un service d’abonnement direct.

Merci de m’avoir lu, n’oublier pas d’aller lire et vous abonner à Stratechery.

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