Quel modèle pour la fluidité des usages numériques ?

Tout le monde souhaite concevoir des usages et des expériences fluides. Mais qu’est-ce que c’est au juste, la fluidité des usages (numériques) ?

Attoma
9 min readFeb 1, 2016

Digressions autour de la diversification des objets interactifs, interfaces numériques et de leurs usages, qui appellent à changer la vision que nous avons de la fluidité de l’expérience utilisateur

De l’écran aux objets

Au début de l’informatique, l’interface clef était l’ordinateur de bureau. L’utilisateur était assis chez lui ou à son travail, dans un environnement relativement calme et pauvre en sollicitations extérieures. L’enjeu pour les designers était alors principalement de concevoir des interfaces faciles d’utilisation.

A partir des années 2000, les téléphones portables, puis les smartphones et les tablettes, se sont répandus. L’utilisateur peut désormais utiliser des interfaces numériques dans des contextes variés. Le travail des designers consiste alors à adapter le modèle de fluidité des usages qui vaut pour les ordinateurs fixes à ces nouveaux supports. Un des enjeux centraux est le responsive design : adapter l’affichage d’une page web en fonction de la taille de l’écran de l’objet utilisé.

Aujourd’hui on assiste à la démultiplication non seulement des situations d’usage de ces interfaces, mais aussi des formes matérielles qu’elles prennent avec l’internet des objets et l’informatique vestimentaire (wearable technologies). La question n’est plus tant d’adapter les contenus au format des écrans que de juger de la pertinence d’un tel mode d’interaction par rapport à d’autres, telle que la commande vocale. Il ne faut pas seulement par exemple ajuster l’aspect visuel d’un site web à l’écran sur lequel il s’affiche, mais adapter le choix même des services qu’il délivre en fonction du support sur lequel il se greffe. Ce nouveau paradigme technologique invite ainsi à repenser en profondeur les facteurs déterminant la fluidité des usages.

Pour une vision enrichie de la fluidité

La fluidité des usages numériques a été abondemment étudiée depuis les années 1980 par l’ergonomie. Celle-ci a permis de dégager des règles de conception qui sont essentielles pour designer des interfaces intuitives et faciles d’utilisation. Mais au delà du rapport direct à l’interface, nous pensons qu’une nouvelle dimension doit être prise en compte à l’heure de l’informatique ubiquitaire sous peine d’une compréhension limitée des usages : très simplement, celle du contexte d’utilisation.

Cela peut paraitre simple, mais en réalité il s’agit d’un changement de paradigme similaire à celui qui a été opéré en linguistique avec l’avènement de la pragmatique : les mêmes mots ne prennent pas le même sens selon les contextes d’énonciation. De manière analogue, une même interface de service peut faciliter un usage et une expérience fluide sur l’écran d’un smartphone, mais peut se révéler parfaitement inadaptée pour une montre connectée.

L’influence du contexte d’utilisation sur la fluidité des usages numériques peut se décomposer en trois facteurs : les éventuelles difficultés de manipulation de l’interface qu’il occasionne, la manière dont il peut moduler les ressources cognitives mobilisables par l’utilisateur, et les variations de l’influence des normes sociales et culturelles qu’il induit. De manière sous-jacente, c’est également la question de l’insertion de l’interface dans un écosystème serviciel, c’est-à-dire les différents canaux par lesquels un service est délivré à une personne et leur pertinence.

Spotify sur smartphone : un exemple d’inadéquation d’une interface avec son contexte d’utilisation

L’application Spotify pour smartphone diffuse des publicités entre les musiques qui se terminent invariablement par « pour en savoir plus, cliquez sur la bannière »… alors que :

1. Le téléphone est le plus souvent rangé dans sa poche lorsqu’on écoute de la musique, aussi il est peut probable qu’on le sorte pour cliquer sur une bannière alors même qu’on est souvent engagé dans une autre activé.

2. On ne « clique » pas vraiment sur l’écran tactile d’un smartphone.

3. L’expression « bannière » est pour le moins désuète ;)

Enjeux physiques

Lorsqu’on est au calme devant son ordinateur de bureau, peu d’éléments sont susceptibles d’entraver la tape d’un texte, la lecture d’une information, ou la perception d’une sonnerie. Il n’en va cependant pas toujours de même à l’extérieur ou dans d’autres contextes comme les transports en communs.

Dans les environnements bruyants (rue animée, bus, etc.), l’utilisation du canal audio est malaisée : une sonnerie n’est pas toujours entendue, parler à un interlocuteur ou utiliser la commande vocale est souvent périlleux.

L’utilisation de ses mains pour interagir avec une interface est également rendu difficile dans certaines circonstances : lorsqu’il fait froid les mains s’engourdissent ou l’on revêt des gants, dans la rue on est amené à porter des bagages ou donner la main à un enfant.

La vue peut par ailleurs être gênée par une luminosité trop forte, qui crée des reflets sur les écrans et/ou induit le port de lunettes de soleil. Un vent fort, comme lorsqu’on est à vélo, peut aussi brouiller la vue.

Enfin, certains contextes induisent des risques de casse ou d’endommagement des objets : intempéries, risque de chute ou d’éclaboussure lorsqu’on fait du sport.

Tous ces facteurs font qu’aujourd’hui il existe un décalage entre les possibilités offertes par certaines interfaces mobiles et leurs conditions d’utilisation, ce qui conduit à des ruptures dans l’expérience de fluidité. Aussi, mieux comprendre ces contraintes physiques permet de mieux les incorporer dans la conception des services et de leurs interfaces.

Enjeux cognitifs

Selon les contextes, on ne dispose pas non plus toujours de ses pleines capacités cognitives.

Les interfaces mobiles sont par exemple souvent employées en parallèle avec d’autres activités qui viennent interrompre par intermittence leur utilisation : voyager dans les transports en commun, faire du sport, marcher dans une rue animée, etc. Cela induit d’une part une « charge cognitive » élevée pour l’utilisateur, ce qui limite ses capacités de mémoire et d’attention ; et d’autre part une utilisation “en pointillés” du service, qui doit donc être adapté pour faciliter sa reprise en main après une interruption.

Le niveau de stress et d’anxiété de l’utilisateur, de même que son état de fatigue (tôt le matin ou tard le soir), sont également des facteurs qui altèrent la maîtrise de ses ressources cognitives : capacité de réaction, de prise de décision, etc. Leur prise en compte peut être crucial dans certains contextes, comme dans les situations d’urgence ou stress (un départ en avion, une urgence médicale, un sinistre en voiture, etc.).

Enjeux sociaux et culturels

La présence d’autres personnes à proximité, qu’elles soient familières ou non à l’utilisateur, a une influence décisive sur ses usages.

Le fait que son activité soit visible par autrui le conduit par exemple à restreindre certains de ses usages pour préserver son intimité. Par exemple, taper un sms dans le métro lorsqu’on sent quelqu’un lire ce qu’on écrit derrière son dos. Ce facteur est sans doute l’un des principaux freins à l’utilisation de la commande vocale dans l’espace publique.

L’image de soi que l’on veut renvoyer aux autres est également paramètre important : utiliser une interface en public a une signification sociale qui varie en fonction des contextes. Dans le monde professionnel par exemple, il convient de respecter certains codes esthétiques et vestimentaires. De manière générale, il est mal perçu de montrer des signes de « distraction » par rapport à ses interlocuteurs en consultant un objet connecté (smartphone, smartwatch, etc.) – que ce soit dans le cadre d’une réunion professionnel ou lors d’un moment de détente avec des amis.

Enfin, le risque de vol est une préoccupation récurrente des utilisateurs dans l’espace public. Devoir exhiber une interface onéreux pour l’utiliser peut ainsi induire gêne et anxiété, ce qui limite son usage.

L’avantage qu’offre le téléphone portable de pouvoir téléphoner partout se heurte parfois à la volonté de garder ses conversations confidentielles (Photo : AFP).

Insertion fluide dans un écosystème de service

Au delà de ces contraintes très concrètes qui pèsent sur l’utilisation d’une interface, une donnée importante à prendre en compte est la manière dont elle s’insère dans un écosystème serviciel. Une interface, une application, n’est souvent qu’un point de contact parmi d’autres dans la délivrance d’un service. Aussi, il convient d’interroger la cohérence des fonctionnalités qu’elle offertes par rapport à ce contexte, afin qu’elle ne soit pas redondante ou en conflit avec d’autres points de contacts existant.

Par exemple, une application mobile qui informerait le voyageur sur les perturbations en cours sur le système ferroviaire doit être pensée de façon cohérente par rapport aux renseignements qu’il pourra recevoir en gare ; voire le renvoyer vers des agents présents sur place si cela s’avère plus pertinent.

(Photo : Toshihiro Gamo)

Un discours techno-enthousiaste encore très loin des usages réels

L’étude de ces différentes enjeux contraignant l’utilisation des interfaces numériques est d’autant plus intéressant que le discours publicitaire des marques qui investissent ces domaines alimentent un imaginaire techno-enthousiaste qui est encore très loin de la plupart des usages réels du quotidien.

Cette publicité pour Android met en scène une expérience fluide d’usage de différentes interfaces et services à travers différents lieux tout au long d’un parcours unique. Mais qu’en est-il de l’utilisation de la commande vocale lorsqu’on est dans une rue animée ? Entre amis ? Que se passe-t-il si le protagoniste n’est pas seul avec son chien mais qu’une deuxième personne s’insère dans le film ?

De la même manière, dans une ancienne publicité française pour l’iPhone par exemple, on part faire du jogging avec Siri, mais de nombreuses questions restent en suspend : que se passe t-il si on part à deux faire du jogging ? Puis, l’iPhone suit notre activité en piscine. Mais est-on vraiment prêt à laisser son portable sur le bord d’une piscine publique, malgré les risques d’éclaboussures et de vol ?

Pour une vision pragmatique des expériences mobiles

A l’opposée de ces exemples de fluidité parfaite que nous présente ces spots publicitaires, Nicolas Nova s’est ingénié à montrer tous les inévitables petits accrocs de fluidité d’usage que présenteraient les technologies qu’on nous promet :

La manière dont on représente la fluidité d’usage des nouvelles technologies est souvent trompeuse : tout le monde n’est pas Pierce Brosnan qui peut piloter avec précision une voiture… du bout d’un doigt sur une surface tactile pas plus grande que la paume d’une main.

C’est pourquoi la philosophie d’Attoma est d’offrir une vision pragmatique des usages des futurs services (en mobilité). Nous privilégions des approches d’étude interdisciplinaire, mêlant à la fois une exploration ethnographique des contextes d’usage et l’étude de l’humain orientée par les sciences socio-cognitives.

Pour nous, il s’agit de comprendre comment les gens utilisent réellement ces nouveaux objets et services, quel sens ils apportent aux utilisateurs dans leur vie.

Cette compréhension est une étape fondamentale pour concevoir ensuite des services qui permettent d’exploiter au maximum les potentialités nouvelles offertes par la technologie et offrir aux clients des expériences fluides.

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