La story est la nouvelle vidéo

Aurélien Viers
8 min readFeb 3, 2018

Le contrôle de la vitesse, c’est : tout.

(A ce propos, ce billet fait 11.000 signes. Comptez bien 8 minutes).

La vidéo n’est pas morte. Loin de là. Pour diffuser des infos sur le web, c’est même, plus que jamais, le format le plus populaire, avec l’écrit (et en attendant, peut-être, l’audio). Les vidéos courtes, carrées, sous-titrées ont renouvelé le genre, et se sont révélées parfaitement adaptées à un nouveau type de consommation : sur les écrans des smartphones et via les applications des réseaux sociaux.

Plusieurs autres expériences n’ont pas connu la même destinée ces dernières années, souvent balayées par leur non-compatibilité avec l’ère du terminal mobile, comme le webdoc, la datavisualisation (dans sa forme la plus complexe), ou encore la réalité virtuelle (jusqu’à preuve du contraire).

Pour informer, la vidéo est donc loin d’être obsolète. Il reste même encore tout à inventer. Mais s’il fallait lui imaginer une succession, un brillant héritier, un fils prodigue, ce serait la story.

Qu’est-ce qu’une story ? Un format avec des visuels verticaux (photos, vidéos, texte, etc.) qui occupent tout l’écran du smartphone. Les stories sont conçues avant tout pour le mobile. On les consulte en balayant chaque écran (comme on tourne les pages d’un livre), et elles sont découpées en petites séquences. C’est aussi un format “fini”, avec un début, un milieu et une fin, et souvent éphémère, disparaissant au bout de 24 heures.

Snapchat a forgé et popularisé le concept, même si d’autres applications, comme Steller, avaient ouvert la voie. La story moderne est à mettre au crédit du product designer Evan Spiegel (le fondateur de Snapchat), qui a remis l’histoire, le récit, au centre du jeu. Et c’est particulièrement intéressant pour le journalisme à l’ère des fils d’actualité à scroller à l’infini (Facebook, twitter).

Aujourd’hui, la story est partout. Et ce n’est qu’un début. Instagram a repris le concept, et son adoption par les utilisateurs (production, consultation) se révèle massive. Il y a ainsi les Moments de Twitter, les stories apparues sur Skype, WhatsApp, les “reels” annoncés par YouTube, etc.

Mark Zuckerberg vient d’annoncer que le futur fil d’actualité de Facebook se présenterait peut-être uniquement dans le futur sous forme de stories.

On peut se demander si Instagram ne va pas entamer sa mue avant, et adopter, comme Snapchat, une présentation 100% stories, tant la double navigation (stories à swiper / posts à scroller) paraît confuse. Il va falloir trancher.

Snapchat, le grand inspirateur, annonce même la diffusion future de ces stories partout sur le web. Alors qu’actuellement, on ne peut les consulter que sur l’application, et de manière éphémère.

Le format visuel idéal ?

Pourquoi la story se révèle-t-elle un format idéal, très contemporain, pour raconter des histoires en images, pour mettre en scène l’information ?

Il y a bien longtemps que l’on rêvait d’un format “multimédia”, pour employer un mot suranné, mêlant, selon les besoins :

  • le texte
  • la photo
  • la vidéo,
  • l’audio,
  • l’insertion du lieu et de la date,
  • l’identité des interlocuteurs,
  • l’indexation (via les hashtags)
  • ̶d̶e̶s̶ ̶o̶r̶e̶i̶l̶l̶e̶s̶ ̶d̶e̶ ̶l̶a̶p̶i̶n̶,̶
  • l’affichage de la durée

Ce « couteau suisse » est aussi un outil interactif, avec lequel le lecteur peut jouer, qu’il peut s’approprier, et qui offre la possibilité d’insérer des outils participatifs comme le sondage, l’envoi de messages à la rédaction ou au reporter.

La story , c’est surtout un format adapté à l’ère du mobile - tenu droit dans la main, en mode portrait (94% de l’usage) - faisant la part belle à l’image, ergonomique, et dont le format fini (un début, un milieu, une fin), se révèle particulièrement adapté pour informer, pour raconter l’actualité en images - et au storytelling en général, donc à l’univers de la communication.

Dans une story l’image, verticale, s’étend sur tout l’écran du smartphone, faisant ressortir chaque pixel. Contrairement à la plupart des diaporamas ou des lecteurs vidéo actuels, au format horizontal, qui n’occupent qu’un quart de l’écran. Avec des visuels verticaux, dans une story, l’effet se révèle beaucoup plus immersif.

Mais le grand avantage de la story, c’est le contrôle absolu de la vitesse.

C’est la maîtrise parfaite du temps.

Si l’on prend l’exemple d’Instagram, on peut regarder une succession de stories en mode passif : l’application nous fait passer au visuel suivant toutes les 5 secondes, et on bascule automatiquement à la story suivante à la fin de la précédente.

En mode actif, on peut zapper toute une story au premier coup d’oeil, pour aller directement à la suivante. Mais on peut zapper aussi DANS la story, visuel par visuel. Un peu comme si vous aviez la télécommande lors d’une présentation powerpoint ennuyeuse.

Mieux encore, on peut aller non seulement en avant, mais également faire une pause (en maintenant le pouce appuyé), revenir en arrière (avec un “tap” à gauche de l’écran).

Principale conséquence : le lecteur est son propre monteur.

C’est lui qui a la maîtrise du rythme de l’histoire. Pas l’éditeur. L’utilisateur dispose d’un contrôle absolu de la vitesse… comme lors de la lecture d’un journal papier, ou d’un article sur le web.

La vitesse, c’est tout

Pourquoi est-ce si important ? Sur le web, la vitesse est tout. Rien d’autre ne compte. C’est l’alpha et l’oméga de l’expérience utilisateur sur Internet. Vous pouvez diffuser le meilleur contenu du monde, avoir concocté des formats audacieux, si le temps d’attente est trop long pour consulter la page (on parle d’une attente insupportable au bout de 2,5 secondes), votre public a déjà abandonné. Personne ne le verra.

De même, si le lecteur ne saisit pas d’emblée la durée de la consultation (me propose-t-on de lire une brève ou une enquête au long cours ?) il fuit.

Si vous mentez (ou que vous êtes imprécis) sur la longueur du format, en lui indiquant “qu’il va tout comprendre” à un sujet complexe, mais que vous vous perdez dans les détails, et que la consultation est deux à trois fois supérieure à ce que le lecteur attendait, il y a de grandes chances pour qu’il vous maudisse. On confond encore trop souvent dans les formats pédagogiques : “le lecteur vous accorde trois minutes” et “le lecteur vous accorde cinq minutes”. Les deux sont possibles, selon le sujet, mais il faut absolument lui annoncer la couleur.

Sur les stories, justement, la durée totale est clairement affichée, ainsi que la progression, sous forme de barres de temps en pointillé (chaque barre représentant une séquence de 5 secondes).

Par ailleurs, si vous ne permettez pas à votre public de balayer rapidement les différentes parties, comme on le fait dans l’édition avec le chapitrage, ou sur un journal papier avec les différents niveaux de lectures (intertitres, relances, pagination, légendes, etc.), c’est autant de risques d’agacement. Cela correspond aux attentes bien documentées du lecteur -et les réponses ont déjà apportées depuis les débuts de l’imprimerie - et à des phénomènes plus récents, comme notre goût immodéré pour la vitesse.

Contrôler la vitesse, cela peut paraître anodin (ou déjà vu, avec l’écrit), mais c’est un immense changement de paradigme dans ce que l’on pourrait appeler, à l’ancienne, les formats audiovisuels.

Prenons l’exercice, classique, de la réalisation d’un reportage destiné à être diffusé dans un journal télévisé. Pour monter son reportage, il fallait prendre le téléspectateur par la main. Le présentateur était chargé d’apporter une première contextualisation via une introduction (le “lancement”, dans le jargon). Le reporter devait ensuite dérouler son histoire, sans paraphraser les images, et parfois même répéter l’info plusieurs fois, sous des formes différentes (ce que l’on voit souvent dans des magazines à la télévision), pour être bien certain que son message passe.

C’est en général la première leçon apprise à l’école de journalisme, dans les spécialisations télé : “Attention, vous changez d’univers. Contrairement au texte, le téléspectateur ne peut revenir en arrière, ni faire de pause. Vous devez donc être extrêmement clair dans la construction de votre récit en images”.

Le journaliste et le monteur prennent un soin méticuleux à ne pas aller trop lentement (trop ennuyeux), ni trop vite, et tenter de trouver un rythme commun à toutes les générations de spectateurs. Il en va de même avec la vidéo sur le web, dont le rythme a eu tendance à s’accélérer ces dernières années.

Avec la story, rien de tel. S’il s’agit bien sûr de construire un récit intelligible et articulé du premier coup d’oeil, mais l’utilisateur peut faire des pauses, revenir en arrière, accélérer. De quoi faire passer des infos plus complexes ? A minima, une chose est sûre : c’est une grande évolution pour raconter une histoire en images.

Les players vidéo en retard

En négatif, l’irruption de la story fait prendre conscience du manque d’innovation des plateformes vidéo. On a copié l’interface du magnétoscope sur les premiers players conçus pour les écrans d’ordinateur, en enlevant au passage certains boutons comme « accélérer en avant » (fast forward) ou « en arrière ». A l’apparition du mobile, on a voulu aussi faire rentrer avec un chausse-pied ces lecteurs sur des écrans encore moins adaptés, et toujours au format… cinéma, en 16:9e.

Sur YouTube et d’autres plateformes, on a seulement vu apparaître la possibilité de faire des sauts de 15 secondes en avant ou en arrière. Insuffisant. Peu intuitif. Pas ergonomique.

Et maintenant ? Les éditeurs doivent se méfier de deux écueils et saisir deux opportunités.

  • Premier écueil. Mettre tous ses oeufs dans le même panier, faire du “tout-story”, en oubliant que le travail fondamental sur son positionnement, sa stratégie éditoriale (“Quelle info, quel message veux-je faire passer, et à qui ?). En VO : “Do not pivot to stories, pivot to readers”. La story est un format prometteur, mais c’est un outil parmi d’autres. Ce long billet en est l’exemple : l’écrit se révèle souvent efficace (pour de longues démonstrations par exemple).
  • Deuxième écueil : Miser tout sur les plateformes. Leur ergonomie est quasi parfaite, leur créativité sans limite en terme de fonctionnalités, leur audience impressionnante. Les éditeurs ont déjà fait preuve d’une grande inventivité sur Snapchat (dans la section Discover, ou sur Instagram). Pour autant, il apparaît vital de tenter de s’en servir plutôt que d’en être asservi. Utilisons-les pour expérimenter, pour la notoriété, pour mettre en avant notre savoir-faire, et comme levier pour nous apporter un nouveau public (avec par exemple les liens sortants sur les stories de type Instagram).
  • Première opportunité : Développer ses propres formats de story, ses propres outils, pour imaginer des fonctionnalités encore mieux adaptées aux besoins narratifs visuels. Bref,concevoir ses propres outils, adaptés à ses sites web mobiles (voir ici des belles expérimentations avec le format “slider” publiées par le New York Times et Le Temps), et innover au sein de ses propres applications mobiles (actuellement, seule l’appli du Figaro propose une rubrique Stories).
  • Deuxième opportunité : Travailler davantage avec des start-up pour imaginer de nouveaux players vidéos, qui prennent en compte la nouvelle donne créée par la révolution en cours de la story — car on peut bien parler de révolution.

Aurélien Viers

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Aurélien Viers

Journaliste, je dirige le pôle visuel du “Parisien”