Les aiguilles du temps

Barbara Debout
7 min readMay 2, 2018

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À seulement 23 ans, Guillaume Gaulis, prodige du mécanisme horloger possède son atelier de restauration de montres aux puces de Saint- Ouen. Le jeune bobo aux vieilles montres nous fait entrer dans son cabinet des curiosités avec une joie de vivre communicative pour nous faire découvrir son monde au royaume du vintage, là, où le temps s’est arrêté.

Un horloger, on l’imagine plutôt grisonnant, en blouse, assis à son atelier et sa loupe à l’oeil. Alors, lorsqu’on arrive pour faire restaurer une vieille montre à l’Atelier du Temps, on est surpris. « Salut, tu viens pour l’interview ? D’abord on va déjeuner et après on s’y colle. » Détendu, affichant un grand sourire, Guillaume met à l’aise quiconque entre dans son atelier. Grand brun aux traits enfantins, il n’est pas aisé de l’imaginer chef d’entreprise et expert en horlogerie pour nos douanes françaises.

Cependant, entre les différents tours, les fraiseuses, polisseuses, potences, la machine à laver les montres et les petits tiroirs remplis de pièces détachées l’horloger est dans son élément. Personnage paradoxal jusqu’au bout, malgré son métier tournant autour du temps, il fait partie de ceux qui ne regardent jamais l’heure. C’est avec son look décontracté fait de pièces vintage tendance qu’il déclare : « Je n’ai aucun rapport au temps, je ne connais aucune date, si je dis que j’arrive dans dix minutes, j’arrive deux heures après, je ne suis jamais stressé (rire) ».

Le pas décidé d’un fonceur

« Mon métier n’est pas une affaire de famille mais je suis entré dans l’horlogerie parce que mon père était ce qu’on appelle un amateur averti de montre ». Sans s’en rendre compte lorsque Guillaume exprime son parcours et les choix importants qu’il a dû faire malgré son âge, il cite souvent son père. Ce Franco-Suisse est vraisemblablement un pilier dans sa vie, qui sans vouloir imposer quoi que ce soit à son fils l’a guidé vers la vie de « professionnel passionné » qu’il mène aujourd’hui. Bien qu’il avoue avoir pris conscience de l’importance de sa famille depuis peu, la manière dont il parle de ses proches est touchante.

Il argumente aussi bien avec fierté de la réussite de sa mère dans une compagnie aérienne sans même avoir obtenu le bac que de son père dans l’import export également non diplômé ou bien de son frère jumeau, Julien, brillant élève à Polytechnique. Le contraste de ces jumeaux monozygotes est par ailleurs intéressant. Tandis que l’un est « carré » et poursuit de hautes études, l’autre est brouillon et manuel. Ils sont cependant complémentaires et se protègent l’un l’autre.

Pour en revenir à la réussite du roi de la débrouillardise, la fierté est à son comble. En échec scolaire, c’est lors de son stage de troisième que l’horlogerie s’avéra devenir une évidence. Après deux semaines en Suisse dans un atelier, c’était décidé : il ferait un CAP d’horloger au lycée Diderot. Rapidement remarqué par ses professeurs, il fait ses armes chez Rolex en parallèle de ses études. Le brevet des métiers d’art en poche, Guillaume était fin prêt à exercer son métier. C’est lors d’une première ballade avec son père dans les puces de Saint Ouen du côté des antiquaires que le coup de coeur est apparu : Guillaume voulait installer son atelier ici et nul par ailleurs.

« Je ne rêve pas ma vie, je la vis »

Très manuel de nature, il aime dire « les mains sont le prolongement d’une idée ». Pour lui, on se perd dans l’intellectualité. Chaque matin, il a l’impression de se lever pour faire quelque chose de concret : « Je ne rêve pas ma vie, je la vis ». Passionné par son travail plus que par un statut professionnel, il confie : « Je suis passé maître horloger, c’est très bien à mon âge mais ça ne m’excite pas vraiment. Ce que j’aime c’est démonter une montre que je n’avais jamais démontée avant, ça c’est extraordinaire à mes yeux ». Lorsqu’on lui demande pourquoi les vieilles montres, il répond : « la valeur financière de la montre quelque part on s’en fiche mais c’est son histoire et ce qu’elle a représenté pour ceux qui l’ont porté qui est intéressant. J’aime le design et la fabrication des vieilles montres, à cette époque il n’y avait pas de machines mais des hommes ».

Ce que Guillaume apprécie particulièrement dans son métier c’est l’autonomie. Chaque fois qu’un client entre, il est quasiment sûr de faire une découverte sur lequel il sera libre de faire ce qu’il veut. « J’aime cette confiance avec le client qui a acheté une vieille montre. C’est généralement moi qui choisis jusqu’à quel point je vais la restaurer. Soit je fais des réparations basiques, soit j’essaye de rendre le modèle tel qui l’était à l’origine », cette phrase n’est pas anodine. L’horloger devient le maître du temps. En restaurant une montre, il connaît le train de vie de la ou des personnes qui l’ont portées. Rayures et inscriptions, qui témoignent d’une usure certaine, sont un pas de plus pour accéder à une découverte. Grâce aux mots empruntés, au même rythme que les aiguilles d’un cadran abimé, apparaît dans le clair obscure, un autre visage.

« j’aime le rapport au passé, je suis vintage dans ma tête »

Assis à son bureau style empire, il lance : « Il y a une montre Rolex en or 18 carats datant de 1915 dans le tiroir, c’est extrêmement rare. Elle fut fabriquée pendant la Première Guerre mondiale alors qu’à cette époque c’était uniquement des 12 carats ». Pour Guillaume les montres ça représente une histoire, un passé. Au-delà du côté historique qu’une montre peut avoir, il porte un intérêt particulier au temps. « De nos jours, on vit par rapport à des rendez-vous alors qu’avant le seul rendez-vous était celui avec la mort », il explique que le premier objet en rapport avec le temps était le « Memento Mori » un genre artistique de créations de toutes sortes, qui partageaient toutes le même but, celui de rappeler aux hommes qu’ils sont mortels et la vanité de leurs activités ou intérêts terrestres.

En d’autres termes : « Souviens-toi que tu vas mourir ». Une pensée morbide pour certain, une philosophie de vie pour d’autres. Bien que Guillaume ressemble physiquement aux gens de son âge, dans son esprit, c’est une autre affaire, « j’aime le rapport au passé, je suis vintage dans ma tête. Je me vois comme quelqu’un qui a une valeur qu’on n’a plus maintenant ». Pour lui, les réseaux sociaux sont faits pour éloigner les gens, les contrats écrits parce qu’on ne sait plus faire confiance sur parole et il est nostalgique d’une époque où on réparait les choses au lieu d’en changer.

La réparation du temps

Sa personnalité peu commune, s’explique sans détours par un passé parfois douloureux. Cerné par le deuil, il en parle les yeux embués : « J’ai enterré 28 personnes depuis mes 16 ans, dont ma copine de l’époque. » Le sentiment de culpabilité, palpable chez cet horloger, pousse à vouloir comprendre le point de départ de son voeu le plus profond : celui de remonter les aiguilles du temps. « Mélanie ma défunte petite amie est morte parce que je lui avais demandé de nous rejoindre en soirée. Auparavant, je l’avais incité à passer son permis 125. Je suis devenu fou, mes amis qui devaient me soutenir me rendaient coupable de ce qui était arrivé », ce drame de jeunesse, marquant une période où il dépérissait chaque jour un peu plus, l’a éloigné de sa famille et de ses valeurs. « L’autodestruction c’est un moyen d’oublier le deuil, je vivais beaucoup dans le paraître. Pendant deux ans j’étais cocaïnomane et j’avais l’impression d’être un chat noir, autour de moi c’était l’hécatombe. »

Guillaume, sur toute cette période, a quitté le domicile familial, il confie : « Le deuil m’a amené des soucis avec ma mère, je perdais des copains mais je ne pouvais pas lui parler des circonstances de ces décès, elle se serait inquiétée. J’ai préféré arrêter de me confier et je me suis détaché d’elle. Pendant des années, je ne savais pas si je l’aimais et j’ai arrêté de lui parler. J’ai participé à son autodestruction, elle a traversé un cancer du sein seule. Maintenant que la crise est passé je l’idolâtre et je vis de nouveau chez nous : je veille sur elle. »

Pour lui, ces pertes ont participé à ce qu’il est devenu aujourd’hui, « J’aime la mécanique parce que j’aime le concret et c’est ce que je cherche désormais chez les gens. Quand je suis avec un client je ne cherche plus à gagner de l’argent, ce que je cherche c’est un rapport de confiance ». Ce jeune homme au passé chargé d’amertume, piqué par les aiguilles du passé, affiche qu’il a choisi son camp : celui de la vie.

À défaut de pouvoir restaurer le temps comme on restaure une montre ancienne, Guillaume vit au jour le jour, trouve difficilement ses limites, mais son côté combatif, malgré ses propres rayures, reste l’aspect le plus remarquable chez lui. Malgré un engouement pour le passé, c’est au final tourné vers l’avenir, sans avoir regardé l’heure une seule fois, qu’il conclut d’une voix rêveuse teintée d’enthousiasme : à notre âge on doit pouvoir tout quitter pour tout recommencer.

Barbara Debout

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