Communs urbains: des initiatives citoyennes nécessaires et en forte progression

Bruno Carballa Smichowski
7 min readNov 28, 2017

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Le mot « commun » fait le buzz de plus en plus. Jardins partagés, coopératives d’activité et d’emploi, tiers-lieux, fablabs… les initiatives se multiplient et attirent l’attention des chercheurs et de certains élus. Dans certains territoires de la France les initiatives relevant des communs sont particulièrement ancrées et en expansion. C’est le cas de la région Hauts de France, où les 17 et 18 novembre les commoners locaux ont organisé la 13ème édition des ROUMICS (Rencontres Ouvertes Multimédia de l’Internet Citoyen et Solidaire) sur le thème « Vivre des communs ». Chronos y a assisté et interviewé l’expert international des communs et de l’économie pair à pair Michel Bauwens, qui vient de finir un plan de transition vers les communs pour la ville de Gand.

Affiche des ROUMICS 2017

Bruno Carballa de Chronos : Comment définissez-vous un commun ?

Michel Bauwens — Un commun se définit en trois éléments : une ressource partagée qui est co-créée par une communauté de partenaires, d’utilisateurs et de citoyens ; un lieu qui est géré par les règles de cette collectivité; et l’activité. Il faut en effet qu’il y ait du commoning[1] pour avoir du commun. Il faut un processus de création autour de cette ressource partagée.

Quelles conclusions avez-vous tiré de votre étude des communs dans la ville de Gand ?

La première conclusion est qu’il y a une croissance forte des projets communs. À Gand, le nombre de projets est ainsi passé de 50 en 2006 à plus de 500 aujourd’hui, ce qui correspond à une hausse par dix de ces communs urbains en une décennie. Cette tendance peut être retrouvée sur d’autres territoires européens et a été mise en avant dans quelques travaux, notamment l’étude hollandaise Homocooperans, une étude flamande d’un think tank écologique « Oikos » ou encore les livres sur la Catalogne, notamment de Manuel Castells. Je crois qu’au Nord, Sud et Ouest de l’Europe on assiste à une croissance exponentielle des communs urbains.

Deuxième conclusion : tous les modes d’approvisionnement (provisioning systems) sont couverts, que ce soit l’habitat, l’alimentation ou la mobilité. Même s’ils sont encore marginaux et émergents, il y a des écosystèmes communs en croissance dans tous les domaines. Pour la mobilité, il y a aujourd’hui des coopératives à but non lucratif aussi bien pour les voitures normales (Dégage — Dé Gedeelde Autovloot Gent-) ou pour les voitures électriques (Partago). Pour l’habitat coopératif, il y a le CLT Gent (Community Land Trusts) qui achète des terres pour les sortir du marché afin de créer des loyers bon marché. Il y a une coopérative d’habitats, Wooncoop, qui vient de se lancer dans les briques et il y a aussi au moins une trentaine de projets cohousing d’habitats occupés où c’est les services de l’habitat qui sont mutualisés. Cette tendance est retrouvée dans tous les domaines et c’est la deuxième conclusion très importante. La troisième conclusion est que la structure institutionnelle et économique des communs urbains est très similaire, isomorphe à celle des communs digitaux que j’ai pu étudier avant.

Quel rôle devrait jouer l’Etat vis-à-vis des communs ?

J’ai cette notion d’Etat partenaire. Pour moi, chaque système économique n’est jamais une chose mais une combinaison avec une chose qui domine. Aujourd’hui, dans la forme de capitalisme qu’on connait, c’est Capital Etat Nation, c’est-à-dire que l’Etat et la Nation ont été soumis au dictat (diktat) du marché. Et donc, une société des communs, ce n’est pas une société où il n’y a que des communs mais c’est une société qui va essayer de changer l’Etat et le marché pour que cela serve le développement des communs. Dans ce cas-là, je parle d’un marché génératif — une sorte de marché common friendly qui soutient l’expansion des communs et la survie économique des commoners. L’Etat partenaire est donc un Etat qui crée les conditions nécessaires pour une égalité contributive. Les communs sont contributifs, ce n’est pas sur le travail salarié mais c’est la contribution qui peut payer ou non. C’est une dynamique différente mais tous les êtres humains n’ont pas les mêmes capacités techniques ou intellectuelles pour pouvoir contribuer, et donc le rôle de l’Etat est de créer les conditions nécessaires à l’autonomie individuelle et collective qui permet l’expansion des communs. C’est cet Etat partenaire que je souhaiterais voir évoluer par rapport aux commoners actifs dans les communs.

Quel est le rôle des communs dans les transitions à venir ?

Face aux urgences climatique, énergétique et alimentaire qui sont en train de s’accélérer, Il y a une crise du marché, de l’Etat par rapport à la transition nécessaire où les communs ont un rôle clé à jouer. Dans l’histoire, à chaque fois qu’il y a eu une surutilisation des ressources naturelles, il y a eu ensuite un crash et c’est les communs qui sauvent la situation. C’est la mutualisation des connaissances et des infrastructures ainsi que la relocalisation de la production qui va permettre à l’humanité d’apprendre à vivre dans les limites de la biocapacité de la nature. Si l’Etat et le marché ne le font pas, c’est aux citoyens de prendre les devants et de créer des modes de production et d’échanges préfiguratifs par rapport à ce qui est nécessaire. Cela donne de la légitimité à l’action des citoyens et la ville doit soutenir activement les communs parce qu’on a besoin des communs pour survivre en société.

Connaissez-vous des territoires en France où les communs se développent particulièrement ?

Il y a une dizaine d’années, la ville de Brest a créé tout un tissu de connaissances communes pour et par les citoyens. Brest est un bon exemple et également Lille, qu’on peut appeler en caricaturant le « Vatican des communs » en France, car autant Gand est pionner des communs physiques et des infrastructures physiques qu’on a besoin pour vivre, autant Lille l’est avec l’Assemblée des Communs et des gens comme Simon Sarazin, Christian Mahieu, Julien Lecaille ou encore Marion Rousseaux qui sont allés beaucoup plus loin dans les structures immatérielles. Je ne parle pas seulement des connaissances mais de comptabilité contributive, de supply chain (chaîne d’approvisionnement), de comment se rémunérer, des formes de gouvernance. C’était ainsi extraordinaire de voir la profondeur de l’expérience et de l’expérimentation à Lille.

En France, Michel Briand indique qu’il y a environ 100 000 communs. Ça parait beaucoup mais juste à Rennes, il y en a 200 ou 300. Autre exemple: le film Demain. À chaque fois qu’il passe dans un village, il y a des projets qui sont créés après le film. Il y a donc en France, malgré l’esprit jacobin, unitaire et étatique, une poussée des communs.

Vous opposez les notions de modèles économiques extractifs et de modèles économiques génératifs des communs. Pouvez-vous nous préciser votre pensée ?

La nouvelle forme d’économie politique, de capitalisme existant, ne repose pas sur la plus-value par les marchandises mais consiste davantage à capter le surplus de la valeur de nos travaux et échanges communs. Aujourd’hui, on a une économie de plateforme à l’image de ce que font Google, Facebook, Uber ou AirBnB, où Il y a une extraction de nos échanges et nos contributions. Par contre, un modèle génératif serait un modèle qui soit juste par rapport aux contributions, qui reconnaisse les contributions de chacun à notre commun. Nous devons désormais réfléchir de façon juste, afin de remettre le surplus dans la collectivité et les infrastructures collectives. La première chose à faire est, quand on vit dans une société qui n’est pas basée sur les communs, de créer des membranes protectrices [2] et de déclarer la souveraineté de la valeur. Aujourd’hui, ce qui n’est pas une valeur marchande n’est pas reconnu par le système. Toute la politique est basée là-dessus, même la politique progressiste — avoir de la croissance puis taxer et enfin redistribuer. Mais en fait, on accepte un système extractif à l’image de l’agriculture qui va appauvrir les sols tous les ans alors qu’une agriculture génératrice va enrichir les sols tous les ans. Il faut désormais que toutes les externalités que l’on ignore soient intégrées dans notre modèle de système économique et social. D’abord il faut donc créer une membrane, puis une souveraineté de la valeur, puis identifier comment rétribuer de façon juste ces contributions. Il n’y a pas une réponse possible mais ce qui est générique est cette notion de comptabilité contributive, basée sur une reconnaissance des contributions. À Lille, cela marche déjà avec plusieurs associations de projets de communs qui se sont liées dans un ensemble de reconnaissance mutuelle des contributions. Il faut avant tout que le surplus reste dans les communs et soit réinvesti dans les communs et les commoners, et jusqu’à présent, c’est très peu le cas. La richesse produite par les communs ne sert pas les commoners mais sert au profit des plateformes privatisées.

[1] Terme du théoricien des communs David Bollier qui suggère que les communs « sont moins un nom qu’un verbe, car il s’agit principalement des pratiques sociales du faire en commun-les actes de soutien mutuel, les conflits, la négociation, la communication et l’expérimentation qui sont nécessaires pour créer des systèmes de gestion des ressources partagées. Ce processus rassemble la production (auto-approvisionnement), la gouvernance, la culture et les intérêts personnels en un seul système intégré ». (David Bollier, Faire en commun : un paradigme de transformation, p.2)

[2] Terme de Michel Bauwens qui réfère aux mécanismes permettant aux communs de garder la valeur qu’ils créent sans qu’elle soit captée par des organisations relevant du modèle extractif qui ne rendraient rien aux communs en retour.

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Bruno Carballa Smichowski

Expert économie collaborative et de la donnée chez Groupe Chronos