Ce que j’ai appris en envoyant une newsletter toutes les semaines pendant 7 ans…

Benoit Zante
TLDR by Benoit Zante
13 min readSep 4, 2018

Après sept années consacrées à développer la newsletter de Petit Web (43 728 abonnés au compteur), il est temps de tourner une page… et d’en profiter pour tirer quelques enseignements sur l’économie des médias, un monde que j’ai pu observer directement de l’intérieur, mais aussi à travers les nombreux articles et interviews que j’ai été amené à réaliser sur la transformation du secteur, en France comme à l’international…

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[TL;DR]*

* Pour exprimer que la section qui suit le sigle est un résumé du message initial, pour les personnes qui ne veulent pas en lire l’entièreté.

1/ La frugalité oblige à l’efficacité. Petit Web s’est développé sans lever de fonds : de là est née la nécessité d’adopter un modèle efficace, sans déperdition d’énergie. Résultat : une croissance, certes lente, mais saine.

2/ Un média ne peut plus vivre du seul couple publicité / abonnements. Il n’y a pas de recette miracle : à chacun de construire un “mix” cohérent et unique, porté par une vision, qui permet de se développer sans trahir son ADN et ses valeurs.

3/ Il faut se méfier des indicateurs flatteurs, mais qui ne veulent rien dire : ce qui compte, c’est l’engagement, l’attention de son audience, et sa traduction en termes de monétisation.

4/ Les barrières techniques à la création d’entreprise, médias ou non, sont de plus en plus faibles, à condition d’être suffisamment agile avec les technologies et capable de connecter différents outils entre eux.

5/ Dans un contexte de guerre de l’attention, pour émerger avec peu de moyen, il faut savoir se différencier, mais surtout être intransigeant sur la qualité.

Merci à tous les partenaires, amis, lecteurs qui ont contribué, souvent sans le savoir, à faire grandir Petit Web et à rendre cette aventure entrepreneuriale aussi plaisante.

Si vous souhaitez rester en contact et suivre mes nouveaux projets, c’est par ici : http://eepurl.com/dF0M-v

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1/ La frugalité, c’est la clé de l’agilité

La première “Lettre de Petit Web” a été envoyée au printemps 2011. A l’époque, Facebook venait à peine d’ouvrir un bureau à Paris, le mot “programmatique” n’évoquait pas grand chose (on parlait d’ailleurs plutôt d’”ad exchange”), personne ne parlait de “transformation digitale” et encore moins d’uberisation (et pour cause, Uber n’existait pas…), Amazon ne vendait pas de salade sur son site et Netflix ne produisait pas encore de contenus…

Pour la petite histoire, Petit Web est né sur les cendres de la CB Webletter, que Geneviève Petit avait lancé avec succès au sein de CB News, juste quelques temps avant que l’entreprise de Christian Blachas ne soit placée en liquidation judiciaire (la marque CB News a heureusement perduré, pour renaître sous la forme d’un mensuel et d’un site internet).

Le passage d’une PME structurée comme CB News, à une équipe réduite à deux, puis trois personnes a imposé dès le départ une économie de moyens et de ressources, ainsi que la recherche d’un modèle économique efficace, sans déperdition d’énergie. Pour simplifier, la newsletter est le socle d’une base de donnée qualifiée, qui permet ensuite d’organiser des événements, qui sont eux-mêmes des sources de contenus pour la newsletter. La qualité du contenu de la newsletter ou des événements permet de faire grossir la base, de gagner en légitimité et d’organiser des événements plus ambitieux, et ainsi de suite.

Cette volonté de croître organiquement, de façon frugale et avec une équipe resserrée, a été une source formidable d’agilité. Elle a permis d’essayer rapidement, et d’échouer tout aussi rapidement, jusqu’à trouver les bons formats. Au quotidien, plus besoin d’attendre le bon vouloir des “geeks” du service informatique pour éditer et envoyer un e-mail à toute la base ou à un petit segment test. Plus besoin d’attendre plusieurs jours pour obtenir des chiffres d’audience (très limités, en plus), une connexion à Google Analytics et Mailchimp suffit. Etc.

Petit Web, version 1.0

Un tel mode de fonctionnement, “efficient”, avec une croissance naturelle (et saine, sans achat d’audience) détonne quelque peu dans un monde où les levées de fonds et les croissances (comme les chutes) rapides sont devenues la norme. Mais ce n’est bien sûr pas propre à Petit Web. My Little Paris, par exemple, a développé son média et son activité e-commerce sans jamais lever de fonds, jusqu’à son rachat par AuFéminin en 2013.

De plus grands groupes médias tentent aussi de développer leurs propres “start-up” internes, en marge de l’activité principale, afin d’expérimenter : c’est notamment une culture que l’on retrouve chez CCM Benchmark (désormais membre du groupe Figaro), notamment lors du lancement de NextPlz, son site dédié au jeune. La version anglophone des Echos, The Innovators, a aussi été lancé sur ce mode, avec une équipe réduite, s’appuyant sur un Medium plutôt que les interfaces de publication des autres titres du groupe. Mais dans chaque cas, se pose rapidement la question du passage à l’échelle, de l’élément déclencheur qui permettra de passer à la vitesse supérieure…

2/ Les médias ne peuvent plus vivre de la seule publicité

Le succès le plus discret de Petit Web est d’avoir réussi à être rentable dès les premiers jours, grâce à un modèle économique équilibré, combinant de multiples sources de revenus (publicité, production de contenus, événements, veille…). Car aujourd’hui, en BtoB comme en BtoC, les médias doivent faire le deuil des modèles économiques “simples”, ceux dans lesquels les abonnements et la publicité étaient les deux seules sources de revenus, dans des proportions plus ou moins importantes selon les cas.

J’omet volontairement une troisième source de revenus, classique pour les médias, mais peu satisfaisante sur le long terme : les subventions, de l’Etat (en France), de Google, ou de millionnaires en quête de respectabilité. Alors que beaucoup de start-up font la course aux subventions, Petit Web n’a jamais joué cette carte.

Le premier événement organisé par Petit Web : au printemps 2011, chez AXA

Certes, les médias attirent toujours la publicité et ils ont toujours des possibilités de faire payer ses lecteurs, mais dans des volumes qui ne suffisent plus à assurer la pérennité des entreprises de presse. Partout dans le monde, Google et Facebook s’accaparent une part toujours croissante des budgets publicitaires. Tout le monde produit maintenant du “contenu”, des agences aux boîtes de production, en passant par les nouveaux venus du web, à cheval entre le divertissement, la publicité et l’information. Dans ce contexte, il est devenu difficile pour les médias de valoriser leur qualité éditoriale… et c’est devenu un problème, pour la société et la démocratie, que ni les lecteurs, ni les annonceurs ne semblent prêt à résoudre.

Heureusement, les nouvelles opportunités de monétisation des médias se ramassent à la pelle : production de contenus (podcasts, vidéos, publi-rédactionnel…), événementiel (salons, foires, colloques, formations…), e-commerce (des croisières aux box de cosmétiques), tech (logiciels,…), conseil,… Reste à ne pas perdre son âme à force de diversifications.

Une rencontre informelle organisée par Petit Web

L’une des raisons de la réussite, sur le plan économique, de Petit Web à été la capacité de tester et de multiplier les sources de revenus, au-delà de la publicité, afin de ne pas dépendre de seulement quelques clients ou d’une seule catégorie d’annonceurs. Avec une complexité : dans l’information professionnelle, les sources de vos articles, vos lecteurs et vos clients sont souvent les mêmes.

Entre BtoB et BtoC, le cas de Wired, titre du groupe Condé Nast est un modèle du genre : le magazine de papier glacé est la vitrine d’une marque qui s’affiche sur des conférences, des événements co-brandés, du contenu sponsorisé, un service d’abonnement de t-shirts (4 par an, pour 100$) ou un cabinet de conseil en innovation. Comme Wired, partout dans le monde, les médias sont à la recherche de la bonne formule : mais il n’y en a pas. Le défi est de parvenir à se constituer un “mix” cohérent et unique, porté par une vision, qui permet de se développer sans trahir son ADN et ses valeurs.

3/ Le culte des pages vues est un leurre

Il s’agit peut-être de la (mauvaise) habitude la plus ancrée parmi les professionnels des médias en ligne et plus généralement du marketing : le culte de la page vue, et de ses dérivés (visiteurs uniques, fans, nombres de téléchargements…), qui sont autant de “vanity metrics”, flattant les egos, mais détournant l’attention de ce qui compte vraiment. La page vue a le mérite d’être la monnaie unique pour tout un marché qui reste fortement dépendant de la publicité, mais elle conduit à des travers, dont le “clickbait” (ou “putaclic” en français) n’est que le plus visible.

2012, retour de SXSW, un événement couvert par Petit Web tous les ans depuis cette date.

Pour un média professionnel, il faut sans cesse arbitrer entre la recherche de l’audience, et le maintien de la qualité de cette audience. Un exemple : quel est l’intérêt de générer des tonnes de pages vues avec un article sur “comment devenir un youtubeur”, si c’est pour attirer des ados, bien éloignés de la cible des décideurs du marketing ? A l’inverse, il peut être tout à fait pertinent de publier un article pointu sur l’achat média programmatique, même s’il suscitera mécaniquement moins d’intérêt qu’un article sur les tendances “social media”.

Bien sûr, en fonction des modèles économiques, les indicateurs les plus appropriés varient. Pour la newsletter, le premier qui vient à l’esprit est le nombre d’abonnés. Pourtant, ce qui compte vraiment, c’est le taux d’ouverture, qui mesure l’engagement réel de ses abonnés. Si seulement un tiers de la base est réellement active, ça change tout. Et encore, l’ouverture, ce n’est qu’un point de départ : clics et partages apportent une précision supplémentaire dans la mesure de “l’engagement”.

Avec le jury du Grand Prix de l’Innovation Digitale ID18

Aujourd’hui, la (relative) facilité d’utilisation des outils d’analytics permet des études bien plus poussées, utiles pour mieux connaître son audience : telle édition de la newsletter a-t-elle suscité plus d’abonnements que la précédente ? Pour quelle raison ? Quel article a généré le plus de clics ? Pourquoi ? Le must (auquel Petit Web n’était pas parvenu) : pouvoir identifier quels sont les articles qui permettent de “convertir” des visiteurs en abonnés à la newsletter, mais pas en n’importe quels abonnés… ceux qui seront toujours dans votre base après quelques semaines, car ils auront adhéré au contenu.

Ce qui compte, in fine, c’est la façon dont cet “engagement” se traduit en espèces sonnantes et trébuchantes : des médias comme Mashable, Buzzfeed France ou Le Lab en ont fait récemment l’amère illustration. D’ailleurs, au détour de l’article relatant la visite d’un journaliste de Libération au Figaro, on apprend que le comité de rédaction du journal, après avoir passé en revue les articles les plus lus, regarde de près la liste des articles qui ont suscité des demandes d’abonnement. De telles approches vont se généraliser à mesure que les médias en ligne se mettent à raisonner en termes de “revenus” et non plus seulement “pub” et “pages vues”.

Networking sur la terrasse pendant un Petit Club, hébergé depuis 2017 par le Partech Shaker.

Cet enjeu du choix des indicateurs pertinents (et avec lui, celui de la qualité) n’est pas nouveau : la question se pose à la fois du côté des éditeurs et des régies. Mais cette réalité doit encore être prise en compte par le marché publicitaire… En 2016, The Economist et le Financial Times commençaient à vendre de la publicité non pas au CPM (coût par mille) ou au CPC (coût par clic), mais au CPH (coût par heure), c’est à dire en fonction du temps passé, de l’attention. Depuis, les annonces à ce sujet se sont raréfiées… signe que les agences et les annonceurs, mais aussi les journalistes ont du mal à changer de logiciel ?

4/ Il ne faut pas avoir peur de la technologie

La question des analytics et des indicateurs de performance (les fameux KPIs) l’a déjà esquissé : pour réussir en tant que média en ligne, il est nécessaire d’avoir les bons outils, ceux qui correspondent aux besoins réels de l’organisation. Certes, c’est évidemment plus facile à mettre en place dans une équipe resserrée, où les décideurs sont aussi les utilisateurs des outils… Mais il y a un principe propre à tout “stack” technique (encore un anglicisme…) : trouver le juste équilibre entre les fonctionnalité et la simplicité d’utilisation. Autrement dit, mieux vaut parfois un outil qui fait moins de choses, mais les fait de façon plus simple, qu’une usine à gaz que seuls quelques “geeks” peuvent prendre en main.

Entre le lancement de Petit Web en 2011 et aujourd’hui, nous avons eu une chance folle : l’UX s’est invitée dans les logiciels professionnels (enfin dans la plupart d’entre eux), et, surtout, tous ceux qui désirent lancer leur start-up, pas seulement des médias, ont maintenant à leur disposition pléthore d’outils proposant des fonctionnalités qu’il aurait fallu développer de son côté il y a encore quelques années.

Petit Web, version 3, enfin adapté au mobile

J’ai évoqué Mailchimp, un pionnier de l’expérience utilisateur en BtoB : cet outil d’e-mailing nous a grandement facilité la vie. Il a su évoluer dans le bon sens. C’est le jour et la nuit par rapport au premier outil de routage utilisé aux débuts de Petit Web. Tout aussi classique, WordPress s’est révélé très adapté à nos (petits) besoins en matière de site internet. Les nombreux plugins permettent facilement de personnaliser l’expérience. Petit Web a connu trois version graphiquement très différentes (la première, par Uzik, la dernière par l’agence Intuiti), mais est toujours resté fidèle à WordPress.

Si c’était à refaire aujourd’hui, je garderai les mêmes outils, même si de nombreux services spécifiques aux médias ont vu le jour entre temps. Substack, notamment, permet de gérer toute sa newsletter de A à Z, en intégrant des options de monétisation et d’abonnement. Le Washington Post vend aussi différentes briques de logiciels qu’il a développé en interne, via sa filiale Arc Publishing : outil de gestion de la newsroom, logiciel de gestion des contenus vidéo et photo, analytics, etc. Bref, les barrières à l’entrée pour les entrepreneurs se sont fortement réduites en quelques années, pour qui est suffisamment agile avec les technologies et capable de connecter différents outils entre eux.

5/ Une ligne éditoriale et une identité fortes sont les seuls moyens d’émerger

Outre sa temporalité (mettre son site internet à jour une seule fois par semaine ? Sérieusement ?), la particularité de Petit Web est son ton, marqué par la volonté d’être proche des lecteurs et de partager des prises de position affirmées. C’était une nécessité afin d’émerger : pour exister sans budget d’acquisition et en publiant de façon hebdomadaire, donc avec beaucoup moins de contenus que la plupart des concurrents, il faut être astucieux et se démarquer. Dans le contexte de “guerre de l’attention”, cette leçon vaut pour tout le monde, médias comme marketers, mais elle me semble encore accrue lorsqu’on s’adresse à des professionnels dont le temps est compté.

La soirée de remise du Grand Prix de l’Innovation — ID18.

Se démarquer ne suffit pas : il faut ensuite entretenir le lien, tenir la promesse sur la durée. La proximité qui s’est créée avec les abonnés de la newsletter au fil des années est indéniable. Petit Web n’est pas tout à fait un média comme les autres : les e-mails, les tweets, les réponses à nos sondages lecteurs le montrait régulièrement. Ce lien est difficile à définir, il tient sur finalement peu de choses : une incarnation, une identité, un style d’écriture, la volonté de mettre en avant les gens derrière les projets, des indiscrets, la notion de rendez-vous du lundi… D’autres médias réussissent eux aussi à développer de tels liens et à se démarquer, avec leurs propres recettes : Axios, avec ses éditorialistes et un style très particulier, The Outline, avec son approche graphique innovante, Business Insider, avec sa façon particulière de traiter l’information économique,…

Quant au positionnement “impertinent“, il ne fonctionne sur le long terme que s’il s’accompagne d’une exigence encore plus grande de, justement, pertinence. Encore une fois, la qualité doit être au cœur du modèle. Le risque est grand pour l’éditorialiste de basculer dans le “yakafokon”, de devenir cet éternel donneur de leçon, hors sol, qui n’apporte finalement aucune solution : un sujet sur lequel a d’ailleurs bien disserté Usbek&Rica en ouverture de son numéro d’été.

Comme pour tous les points abordés précédemment, tout est question d’équilibre. Et d’un choix : celui de la qualité. Car la “transformation numérique” de l’économie, et tout particulièrement du marketing est loin d’être achevée. Les professionnels ont plus que jamais besoin d’analyse et de décryptages de qualité pour anticiper et réagir aux défis qui arrivent : l’omniprésence des plateformes, le développement de l’intelligence artificielle, l’automatisation croissante du marketing, la complexification de la gestion des talents,… pour n’en citer que quelques-uns, que Petit Web continuera sans nul doute à aborder dans les années à venir.

Bien sûr, il s’agit ici que de quelques éléments rassemblés rapidement : les sept années qui viennent de s’écouler ont été particulièrement riches, je pourrais en parler bien plus longuement, mais cet article est déjà bien dense. Finalement, la meilleure conclusion de toute cette aventure entrepreneuriale, c’est qu’il est important de s’entourer de gens passionnés et passionnants.

Merci donc à Geneviève, Monelle, Voa pour tous ces moments.

Merci à tous les partenaires, amis, lecteurs qui ont contribué, souvent sans le savoir, à faire grandir Petit Web et à rendre cette aventure entrepreneuriale aussi plaisante.

Si vous souhaitez rester en contact et suivre mes nouveaux projets, c’est par ici : http://eepurl.com/dF0M-v

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Alors, à bientôt ?

Benoit Zante

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