La « Smart food », entre poudre alimentaire et poudre aux yeux

Hugo
28 min readNov 1, 2018

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La consommation de substituts de repas en poudre, à diluer dans un peu d’eau ou à ingurgiter sous forme de barres, se démocratise chez les jeunes actifs pressés. Le but n’est pas de maigrir, mais de gagner du temps sur la pause déjeuner.
Fer de lance de cet assaut de la « Smart Food » au pays de la gastronomie, la startup Feed affirme commercialiser des repas « nutritionnellement parfaits ». Avec, cerise sur le shaker, une « fabrication en France », garantie sans OGM, 100 % vegan, sans gluten ni lactose. « Un repas complet et économique dans un format pratique », résume Feed, dont les recettes sont élaborées par des « chefs cuisiniers, médecins et ingénieurs en nutrition humaine ». Disruptif ? Dissimulé derrière un marketing audacieux, le projet de Feed est contestable. Parce qu’il s’appuie sur une conception réductionniste de la nutrition et recourt à l’ultra-transformation des aliments. Mais aussi parce qu’il promeut une vision individualiste de l’alimentation, au service d’une société obsédée par la productivité. Des sujets sur lesquels la startup ne se laisse pas facilement cuisiner.

Feed, qui a pris pour cible les travailleurs hyperactifs, semble être l’un des avatars les plus prometteurs de la FoodTech. Au printemps, l’entreprise annonçait un partenariat avec le chef étoilé Thierry Marx, entré au capital de la startup[1] pour y créer une gamme « bio ». Quelques mois plus tard, la jeune pousse révélait une troisième levée de fonds à hauteur de 15 millions d’euros, pour exporter ses recettes aux États-Unis. Tout semble sourire à Feed, qui compte parmi ses actionnaires le fonds d’investissement de Xavier Niel[2]. Oui, mais voilà : on ne peut pas impunément s’attaquer à la sacro-sainte pause déjeuner, dont la France détient le record de longueur, sans faire grincer quelques dents — un comble pour un produit qui dispense ses adeptes de mastiquer. Au-delà des effets sur la santé de ce nouveau type d’alimentation, on peut également s’interroger à propos de la communication de Feed, qui incarne les excès de la « startup nation » appelée de ses vœux par le Président Macron. Une startup nation dans laquelle il est mal vu de gaspiller son temps à partager un repas entre collègues, a fortiori quand la croissance du PIB est en berne. En témoigne la définition apportée par Feed au concept de « smart food » : « Une nourriture intelligente destinée aux individus productifs ». Effrayant !

Un phénomène mondial

La première réaction des Gaulois, ces increvables ripailleurs, lorsque l’on évoque la « smart food », est souvent l’incrédulité. Voire le dégoût, disons-le franchement. Et pourtant, Feed affirme rencontrer un certain succès. En dehors de son site marchand, la startup écoule ses barres et poudres dans plus de 1 000 points de vente (Franprix et Monoprix principalement), ainsi que via le réseau de livraison Uber Eats. L’entreprise revendique dans La Tribune « une centaine de milliers de clients » (dont « 40 % de Parisiens, et une très forte représentation des 25–26 ans »), pour un chiffre d’affaires avoisinant déjà la « dizaine de millions d’euros ». Au niveau mondial, le marché de la « smart food » compte plus d’une dizaine d’acteurs en forte croissance dont on peut commander les produits depuis la France. La marque anglaise Huel, à elle seule, revendique déjà plus de 20 millions de repas vendus depuis sa création en 2014, et la diversification du marché en différents segments marketing est déjà amorcée. Rien qu’en France, Feed compte au moins deux concurrents : Vitaline et Smeal. Sans compter So Shape, positionné sur le créneau du substitut de repas de régime nouvelle génération. Le phénomène de la « smart food » n’est donc plus tout à fait marginal. Et ceux qui n’y voient qu’une mode passagère semblent ignorer les relations complexes qu’entretiennent les Français avec leur assiette. L’engouement pour la gastronomie que dénote le retour en force des émissions culinaires à la télévision ne doit pas faire oublier que la France demeure le deuxième marché au niveau mondial pour McDonald’s.

Vous reprendrez bien un peu de storytelling ?

À l’origine de Feed, selon le storytelling mitonné par son fondateur, la volonté de satisfaire un besoin personnel. Rien de très original au pays des startups. Juriste dans un grand groupe, Anthony Bourbon mène en parallèle « des affaires commencées lorsqu’il était étudiant » — de l’import de voitures allemandes à l’immobilier, raconte-t-il dans cette interview. Notre homme a l’appétit des affaires, et par conséquent assez peu de temps pour se restaurer. Lassé des sandwiches et autres snacking avalés devant son écran, Anthony Bourbon commence à « bricoler » chez lui ses propres mélanges à partir de poudres diverses, avouant aux Échos que « les premiers [repas] n’étaient pas très bons. » Une cinquantaine d’essais plus tard, il juge le goût « acceptable » et constate qu’il n’est pas « le seul psychopathe à vouloir manger de façon pragmatique ». Intimement convaincu que son produit répond à une évolution irréversible de la société, qui veut que l’homme passe de moins en moins de temps à table, Anthony Bourbon se lance dans l’aventure entrepreneuriale. Le pitch fonctionne bien, et peu ont la curiosité de remonter jusqu’à l’origine californienne de ces substituts de repas en poudre. L’histoire, pourtant, ne manque pas de sel.

Feed a-t-il (ré)inventé la poudre ?

Dès 2013, certains voient dans les substituts de repas en poudre l’alimentation du futur[3]. Et même la réalisation partielle d’une prédiction récurrente de la science-fiction, qui a souvent mis en scène des hommes gobant des gélules. Ou « un bol de morve » comme s’en offusque Neo, le personnage de Matrix à qui l’on propose une bouillie nutritive.

Ce n’est pas un hasard si « Soylent », la première entreprise californienne qui eut la volonté de démocratiser les substituts de repas en poudre tire son nom d’un film de science-fiction datant de 1973, sorti en France sous le nom de « Soleil vert ». Un hommage peu ragoutant pour qui a vu le film, dont l’action se situe à New York en 2022, au cœur d’un monde surpeuplé où la faune et la flore ont quasiment disparu sous l’effet du réchauffement climatique. La plupart des habitants n’ont plus les moyens d’acheter des aliments naturels et sont contraints de recourir aux produits de synthèse fabriqués par une multinationale : « Soylent ». La firme prétend produire l’une de ses spécialités, particulièrement nutritive, le « Soylent green », à partir de Plancton. Sauf qu’il s’agit en réalité d’une préparation à base de… cadavres humains. La provocation est parfaitement assumée par Rob Rhinehart, créateur de Solylent, qui explique cette référence par l’envie de « piquer la curiosité ».

Développeur informatique, autodidacte dans le domaine de la nutrition, Rob Rhinehart fit également de l’utilisation d’OGM dans ses recettes un argument de vente, les packagings de Solylent revendiquant fièrement contenir de l’« engineered nutrition », artificielle et chimique. Le lancement de la marque via une campagne de crowdfunding sur Kickstarter fut soutenu par plusieurs milliers d’Américains, soucieux comme Rob Rhinehart de ne plus « gaspiller de temps à cuisiner et faire une pause pour manger ». Parmi eux, un bon nombre de geeks séduits par l’aspect futuriste du projet et/ou tombés dans l’obsession du quantified-self, avec en tête l’idée de pouvoir se nourrir avec le nombre exact de calories requis par leur métabolisme. La culture informatique imprègne fortement Soylent, qui évoque les différentes « versions » des formules de ses produits, et en a « open sourcé » les recettes (de la v 1.4 à la v 1.7), entraînant la constitution d’une communauté internationale d’internautes partageant, via un forum, les recettes modifiées par leurs soins, assorties d’un « changelog »[4]. Des recettes qui, comme les logiciels, comportent parfois quelques bugs. En 2016, des barres et de la poudre de la marque californienne, estampillés v 1.6, furent ainsi à l’origine de quelques troubles gastriques de nature à faire perdre aux toilettes le précieux temps économisé par les clients de la marque en avalant un substitut de repas liquide.

Soylent desservant uniquement le marché nord-américain, des entrepreneurs étrangers — à l’instar d’Anthony Bourbon le créateur de Feed[5] — ne tardèrent pas à s’inspirer des recettes de la startup américaine pour importer le concept, en Europe notamment. En quelques années seulement sont ainsi apparus Huel (créé en 2014 au Royaume-Uni), Ambronite (créé en 2014 en Finlande), Mana (créé en 2015 en République tchèque, disparu depuis semble-t-il), Queal (créé à Rotterdam Pays-Bas), Saturo (en Autriche), Bertrand (Allemagne). Ou encore Joylent, créé à Amsterdam en 2014 par un certain Joey van Koningsbruggen, un brave type qui aimait déjà la poudre avant de découvrir Soylent et de s’en inspirer, puisqu’il était, ça ne s’invente pas, dealer (Joylent s’est depuis renommé Jimmy Joy).

Le programme de réduction de Feed pour les étudiants.

Vers une alimentation à deux vitesses ?
« Feed répond aux attentes (…) des étudiants qui ont (…) un budget défini, mais qui ne veulent pas perdre de poids » : lorsque l’on écoute Anthony Bourbon vanter les mérites de Feed pour les étudiants, sur lesquels pèse une forte contrainte économique, il y a de quoi s’interroger. Sommes-nous si loin du scénario dystopique du film « Soleil vert », avec une alimentation à deux vitesses, selon que l’on soit riche ou pauvre ?

L’éthique en toque du marketing alimentaire

Sur le site de Feed, il est possible de commander un velouté aux cèpes qui « sent bon les sous-bois », un « doux bouquet d’automne » à base de potiron et carotte, un mélange de légumes du jardin (« le meilleur du potager à emporter ») ou encore un « condensé de méditerranée » à base de tomates et d’olives. Avouez qu’il est difficile de ne pas saliver à la lecture de ces descriptions gourmandes qui ornent le site web de la startup française, également assorti de visuels alléchants de fruits et légumes dans des mises en scène qui frisent la pornographie potagère. Il faut dire que dans l’imaginaire collectif, le bon et le beau sont synonymes de sain. Faut-il pour autant se laisser séduire ?

Depuis toujours l’industrie agroalimentaire exploite les techniques du marketing pour valoriser ses préparations industrielles en procurant l’illusion de l’authenticité, jouant sur les photos de présentation (non contractuelles), puisant dans le lexique de la gastronomie pour baptiser ses plats, ou s’achetant la caution d’un chef cuisinier. C’est d’ailleurs le rôle que reconnaît à Thierry Marx le fondateur de Feed: “[il] nous permet de gagner en notoriété, mais surtout, d’asseoir notre légitimité et notre crédibilité.”

Dans la panoplie des outils marketing de Big Food, la ruse ultime consiste à mettre en avant le visage bienveillant d’un(e) nutritionniste maison, ou à relayer les propos de spécialistes complices ou peu critiques. Une pratique facilitée par le flou qui entoure l’appellation de « nutritionniste ». Utilisée seule, elle désigne un médecin nutritionniste. Mais elle peut aussi être accolée au métier de toute personne ayant reçu une formation en nutrition (aucune ne débouchant sur un diplôme reconnu par l’État). Il existe ainsi des diététiciens nutritionnistes (ceux-ci étant officiellement reconnus comme des professionnels de santé depuis 2007), tout comme des ingénieurs nutritionnistes qui « participent à l’élaboration de produits et à des aspects plus marketing », tel que l’évoque pudiquement le site de l’école de diététique et de nutrition humaine. C’est ainsi que, affublés à tort par les consommateurs d’un savoir médical, les nutritionnistes se transforment en prescripteurs ultra efficaces pour l’industrie agroalimentaire.

Usant de cette vieille recette, Feed se vante d’être « recommandé » par les nutritionnistes, s’appuyant opportunément sur quelques extraits choisis d’articles consacrés à leurs breuvages. Conciliants, les nutritionnistes interrogés par les médias[6] ne voient en effet pas grand-chose à redire à ces repas en poudre, si ce n’est un éventuel sous apport en calories. Boire ces repas serait sans conséquence, hormis quelques possibles troubles digestifs. La réalité est un peu plus contrastée, et on ne peut pas vraiment parler de bénédiction par les professionnels de l’alimentation, a fortiori pour une consommation régulière. Si aucune étude clinique n’a encore été menée sur le long terme, des médecins et chercheurs s’inquiètent.

Manger liquide : une drôle d’idée

Ce qui interpelle en premier lieu les professionnels de l’alimentation, c’est la forme de ces repas. L’alimentation, en temps normal, stimule l’ensemble de nos sens : la vue, le toucher, l’odorat, le goût et même l’ouïe. Identifier visuellement les aliments qui entrent dans la composition d’un plat, sentir les arômes qu’ils dégagent, reconnaître les différentes saveurs en bouche, toucher un aliment ou l’entendre craquer sous la dent : les stimuli perçus par nos cinq sens concourent à nous mettre en appétit, et déclenchent les mécanismes physiologiques liés à la digestion.

De plus, les repas liquides nous dispensent de mastiquer. Or la mastication joue un rôle essentiel dans l’alimentation. Celle-ci est directement à l’origine de la sensation de satiété, dont le cerveau envoie le signal environ quinze à vingt minutes après le début du repas. Faites l’expérience de mastiquer longtemps : très vite, vous n’aurez plus faim. À l’inverse, expédiez dans l’estomac ce que vous avez en bouche, après seulement deux ou trois mouvements de mandibules, et vous mangerez plus que nécessaire.

Enfin, avec les substituts en poudre, le repas est directement ingéré sous une forme proche de celle d’un bol alimentaire, mettant au chômage technique une partie des organes de la mécanique digestive. Cela entraîne logiquement une perturbation dans les signaux échangés avec le cerveau, qui régule dans le processus de nutrition. Sans parler, à la longue, de l’atrophie des muscles de la mâchoire qu’on ne sollicite plus, susceptible d’entraîner des problèmes dentaires.

Une approche réductionniste de la nutrition

Bruno Chabanas est interne de médecine en Santé publique, nutritionniste et ingénieur en agroalimentaire. Il est l’auteur du blog « Nutrition VS Placebo ». Interpelé par les allégations de Feed, il s’est penché sur la composition de ces boissons-repas dans un billet de blog daté du 29 novembre 2017. Son analyse est sans appel : « Lorsque Feed prétend fournir des repas complets, nutritionnellement parfaits, qui n’occasionnent aucune carence, cela fait référence à une vision partiellement obsolète de la nutrition, basée sur une approche réductionniste. Dans les années 1980–1990, on a pensé pouvoir extraire les nutriments, vitamines, oligo-éléments et sels minéraux essentiels contenus dans les aliments, de façon à les assembler ensuite dans des proportions idéales pour créer, artificiellement, une alimentation parfaite. L’approche, qui a inspiré la création des fameux apports nutritionnels conseillés (ANC, auxquels font référence les informations nutritionnelles présentes sur les emballages alimentaires[7]), a séduit par sa simplicité : en quelque sorte, l’alimentation apparaissait sous la forme d’une simple équation, avec des variables faciles à isoler. » Mais les études cliniques, ainsi que l’étude NutriNet santé basée sur le suivi d’une cohorte de sujets durant plusieurs années, ont montré les limites de cette approche simpliste de l’alimentation : « Il n’a pas été possible, comme on le pensait au départ, de mieux distinguer les modes et régimes alimentaires qui constituent des facteurs de risque dans la survenue de maladies métaboliques telles que le diabète de type 2, l’obésité, voire certains cancers. » Autrement dit, satisfaire les ANC ne suffit pas à être en bonne santé.

N’en déplaise aux ingénieurs de l’industrie agro-alimentaire, il apparaît assez difficile de rivaliser avec ce que la nature produit, à l’état brut. Comme le résume un article du site Berkeley Wellness, rattaché à l’université californienne : « Le problème, c’est qu’on ignore encore beaucoup de choses sur ce qui fait que les aliments sont bons pour nous. Il y a beaucoup de composants non identifiés qui sont essentiels pour la santé. Puisqu’ils n’ont pas été identifiés, ils ne peuvent être inclus dans aucun substitut de repas. De plus, les composants présents dans les aliments agissent en synergie pour des effets optimaux, c’est-à-dire que le tout est plus grand que la somme des parties lorsqu’il s’agit des effets santé des aliments, et aucune poudre ou boisson ne peut remplacer l’emballage naturel. »

Feignant d’ignorer ces mises en garde scientifiques, Feed affirme vous fournir « uniquement les nutriments dont vous avez besoin », « conformément aux recommandations des autorités sanitaires », ainsi que l’ont peut le lire dans les réponses adressées aux questions qui fusent sous chacun de leur post sur les réseaux sociaux. Habile et juridiquement irréprochable. Mais ces allégations apparaissent bien audacieuses vis-à-vis de l’état actuel des connaissances en matière de nutrition.

En outre, Bruno Chabanas pointe l’excès de Phosphore (82 % des apports journaliers recommandés en un seul repas !) et la présence de fructose (via l’isomaltulose) dans la composition du repas Feed alors étudiée : « Par un simple calcul, la bouteille de Feed apporte environ 15 g de fructose (l’équivalent de 5 morceaux de sucre). Alors que l’on en consomme déjà bien trop à cause des produits sucrés, apporter du fructose dans ce qui représente un vrai repas (salé) est à mon sens une erreur de taille. »

Depuis la publication de son article, Bruno Chabanas a constaté que les recettes Feed ont été modifiées. Mais la startup ne s’est pas contentée de corriger certains des défauts qu’il pointait : la composition des boissons-repas s’est considérablement enrichie. Ainsi les dernières recettes, consultables sur le site de la marque, contiennent une liste à la Prévert d’ingrédients réputés bons pour la santé, tels que la farine de noix de coco, le lin jaune, le moringa ou encore le shiitake, un champignon chinois aux prétendues vertus médicinales. Sauf que Feed ne précise pas dans quelles proportions ces aliments précieux sont présents. Aussi, conformément à la réglementation, il pourrait bien n’y en avoir que des quantités infinitésimales, voire seulement des traces. « Feed joue sur l’image séduisante des super-aliments, aux allégations santé infondées, mais populaires, pour détourner l’attention des défauts nutritionnels des autres composants. » On peut parler d’un véritable « effet de halo » concernant leurs listes d’ingrédients, exploitant un biais cognitif des consommateurs, qui veut qu’ une caractéristique jugée positive à propos d’un produit a tendance à rendre plus positives les autres caractéristiques de ce produit, même sans les connaître. De plus, « d’autres défauts subsistent, soutient Bruno Chabanas. La portion de légume (même réhydratée) reste inférieure à celle recommandée pour un repas, et l’on sait que la qualité nutritionnelle des fruits et légumes déshydratés est moindre que celles des légumes frais ou congelés. » Certes, la lyophilisation engendre une dégradation des aliments plus faible que la déshydratation par séchage, mais rien n’indique que Feed utilise systématiquement ce procédé industriel coûteux.

Les aliments ultra-transformés en embuscade

Le docteur Anthony Fardet est chercheur en alimentation préventive et holistique, auteur de l’essai « Mangeons vrai : halte aux aliments ultra-transformés » paru en juin 2017. Pour lui, le succès de l’approche réductionniste de la nutrition tient aussi et surtout aux intérêts économiques de Big Food : « L’objectif des industriels de l’alimentation est de réduire l’apport en matières nobles dans leur préparation, qui constituent la principale source de coûts. Pour cela, les industriels recourent à des procédés de fractionnement, purification, raffinage et recombinaison des ingrédients, produisant des formulations auxquelles ils ajoutent une kyrielle d’additifs et d’agents cosmétiques pour maquiller et rendre à ces aliments artificiels le goût, la couleur et la texture perdus. »

Ces procédés récemment popularisés[8] sous le terme de « cracking », donnent naissance à des aliments d’un nouveau genre, que le docteur Fardet a baptisés « aliments ultra-transformés » (ou « fake foods »), en référence à la classification scientifique NOVA évaluant le degré de transformation des aliments. Et ces « faux aliments » ont envahi les supermarchés depuis les années 1980, pour en constituer aujourd’hui près de 50 % de l’offre alimentaire. On en retrouve jusque dans les préparations des restaurateurs. En documentant l’ultra-transformation des aliments et ses effets, le docteur Fardet a apporté un cadre théorique pour penser, de façon rationnelle et scientifique, les craintes pour la santé évoquées par les médecins nutritionnistes comme Bruno Chabanas à propos de la déstructuration des aliments par les procédés de transformation industriels. « Dans le cas de Feed, si l’on observe la composition de la bouteille “Tomates à la provençale”, il est facile d’identifier plusieurs marqueurs d’ultra-transformation : présence d’isomaltulose, d’arômes artificiels, de maltodextrine, et/ou d’épaississant. Autant de substances que l’on ne retrouve pas dans une cuisine domestique, ni même dans les rayons d’un supermarché. En outre, on devine que les farines utilisées ne sont pas complètes et ont été raffinées, car Feed est contraint d’ajouter des sels minéraux et vitamines — qui devraient normalement s’y trouver. Malgré la promesse marketing de Feed, on trouve finalement assez peu d’ingrédients naturels si l’on regarde attentivement la liste des ingrédients, hormis les 6 % de tomates en poudre et morceaux. Même les pois mentionnés dans la recette ne sont présents que sous la forme de protéines de pois — preuve que l’aliment a été transformé. »

Or, l’ultra-transformation des aliments a selon le docteur Fardet un grand nombre de conséquences fâcheuses. « Lorsque l’on déstructure un aliment, on perd “l’effet matrice”. Chaque aliment possède une structure complexe, dont on peut observer les effets sur la digestion, le métabolisme, la satiété et, par conséquent, sur la santé à long terme. En déstructurant les aliments, on diminue l’effet de satiété, car les matrices visqueuses ou liquides sont moins rassasiantes que les matrices solides. Et l’on perd la plupart des vertus santé des aliments. » Pour le docteur Fardet, ces « faux aliments » sont une des causes principales de maladies chroniques et de mortalité précoce au monde.

Mais ce n’est pas tout : l’ultra-transformation a aussi des conséquences environnementales. Car ces procédés industriels façonnent une agriculture mondialisée peu vertueuse. La production d’aliments ultra-transformés s’appuie sur des monocultures intensives, gourmandes en pesticides, dont les récoltes se promènent à travers la planète, comme l’a montré « L’empire de l’or rouge », l’édifiant documentaire de Jean-Baptiste Malet qui a suivi le parcours d’une tomate à l’heure de la globalisation. Ainsi, même les recettes « bio » de Feed n’échappent pas à ces travers. La prétendue « fabrication française » signifie simplement que l’assemblage des diverses poudres « originaires de l’UE et non originaire de l’UE » a été réalisé en France.

L’ultra-transformation doit donc être vue, au-delà de ses implications sanitaires, comme un indicateur global de dégradation de notre système alimentaire. « Manger régulièrement des aliments ultra-transformés, c’est participer à la dégradation de l’environnement, à la souffrance animale, à la destruction des traditions culinaires et de la vie sociale et aux petits producteurs », déplore le docteur Fardet. Une démarche aux antipodes du mouvement Slowfood, qui vise, justement, à rendre sa dimension politique à l’alimentation.

Smart food : une poudre à consommer avec modération (mais ce n’est pas Feed qui vous le dira)

« Du strict point de vue de la santé, une consommation occasionnelle (une fois par semaine) de ce type de repas en poudre est sans risque », affirme le docteur Fardet, concédant que les aliments ultra-transformés peuvent jouer un rôle de « dépannage ». Anthony Bourbon, le fondateur de Feed, se montre également prudent : « Chez Feed, on n’envisage pas que la smart food s’oppose à la food traditionnelle, peut-on lire chez Usbek & Rica. Feed n’a pas vocation à remplacer tous nos repas, mais seulement de se proposer comme une alternative intelligente, peu coûteuse et saine à privilégier lorsque l’on n’a pas le temps de cuisiner. » Mais cette salutaire invitation à la modération, on ne la retrouve nulle part sur son site ou les packagings de ses produits. Dans le même article, le fondateur de Feed affirme d’ailleurs y recourir, à titre personnel, deux fois par jour. Et la communication de la startup sur les réseaux sociaux, qui mise beaucoup sur le bouche-à-oreille virtuel, ne s’embarrasse pas à faire le tri entre les posts de ceux qui promeuvent une consommation occasionnelle et ceux qui font l’apologie d’une consommation intensive. Tous sont partagés et likés avec la même gourmandise, sans précaution particulière. Pour ne prendre qu’un seul exemple, qui a défrayé la chronique, on citera le tweet de ce chef d’entreprise qui se vantait en avril dernier de tester Feed pendant un mois dans le but de « gagner 30 heures mensuelles », rognées sur ses pauses déjeuner. Pas vraiment une ode à la pondération. Mais Feed n’a pas tenté de dissuader le candidat de réaliser cette expérience. Ce qui a coûté au malheureux d’être, pendant quelques jours, la risée des réseaux sociaux comme le rapporte cet article de Francetvinfo.com.

Enfin, avec Feed comme avec les aliments ultra-transformés en général, il existe un phénomène d’accoutumance aux goûts artificiellement exacerbés, qui procurent des plaisirs faciles et addictifs, pointe le docteur Fardet : « Des goûts salés, sucrés, gras exacerbés, mais aussi standardisés, qui débouchent sur des plaisirs sans risque. Un plat traditionnel, on peut l’apprécier ou non. La nourriture basée sur des aliments ultra-transformés est fabriquée pour plaire au plus grand nombre. Et le retour en arrière est difficile, car le goût naturel des aliments paraît bien fade, décevant en comparaison. »

Les autorités sanitaires sur la brèche

S’il n’est pas surprenant qu’une entreprise en pleine croissance n’appelle pas ses consommateurs à la modération, c’est aussi parce qu’il existe des garde-fous : les autorités sanitaires. Officiellement, celles-ci n’ont pas encore pris position sur la « smart food ». Interrogée, l’ANSES (agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), qui déplore régulièrement un manque de moyens, répond ne pas disposer à ce jour d’un avis scientifique relatif aux substituts de repas en poudre tels que Feed. Consultée également, l’EFSA (autorité européenne de sécurité des aliments), explique qu’il n’y a pas de législation spécifique concernant la « smart food ». L’EFSA indique néanmoins consacrer des efforts croissants à la régulation des allégations nutritionnelles et de santé présentes sur les aliments commercialisés au sein de l’UE. En France, c’est à la DGCCRF (direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) que revient la tâche de contrôler localement ces mentions figurant sur les emballages des denrées alimentaires et les publicités. Sauf que les substituts de repas en poudre ne font pas vraiment l’objet d’un contrôle particulier : « Ces produits constituent a priori des substituts de repas qui n’affichent aucun objectif de perte de poids, mais visent simplement à faciliter la prise d’un repas standard, répond la DGCCRF. Ce sont donc des denrées de consommation courante. À ce titre, ils sont soumis à la réglementation alimentaire générale. » Ainsi, la « smart food » ne bénéficie pas d’un encadrement législatif strict, à l’instar des compléments alimentaires qui ne peuvent échapper à une déclaration de mise sur le marché. Pourtant, lorsque l’on étudie de près la liste des composants de certaines de ces boissons-repas, on n’est pas très loin de la préparation parapharmaceutique enrichie en multivitamines et minéraux. Gageons tout de même que la DGCCF et l’EFSA goûteront d’avoir été associées, à leur insu, au projet de Feed. Car on peut lire, dans la FAQ en ligne de la startup, que « Feed a été créé en étroite collaboration avec la DGCCRF et l’EFSA, dans le strict respect des nombreuses normes européennes concernant les substituts alimentaires. »

Il semble néanmoins que la prise de conscience soit enclenchée au sein des autorités sanitaires, en particulier sur la dangerosité des aliments ultra-transformés. Le cri d’alarme du docteur Fardet a ainsi été entendu jusqu’au Haut Conseil de la Santé publique a publié le 9 février dernier un rapport recommandant d’ « interrompre la croissance de la consommation des produits ultra-transformés et réduire la consommation de ces produits de 20 % sur la période entre 2018 et 2021. » Et le Docteur Fardet fut également auditionné par la commission d’enquête sur l’alimentation industrielle le 6 juin 2018, dont le rapport a été récemment publié.

Épluche si affinités : quelles alternatives ?

Nous y voilà. Réduire en poudre les promesses de la « smart food » demande un peu de temps. Mais cela reste bien plus simple que d’apporter, sur un plateau, des alternatives plus vertueuses.

A la Coroutine, espace de coworking et tiers-lieu lillois, l’évocation des substituts de repas en poudre ne déclenche pas vraiment l’enthousiasme. L’idée d’expédier son repas devant son écran d’ordinateur apparaît presque absurde aux yeux de ces indépendants, qui ont fait le choix de partager leur lieu de travail pour rompre la solitude, mettre en commun leurs compétences et parfois même leurs clients. Il faut dire qu’à la Coroutine, la pause déjeuner occupe une place centrale dans la vie du lieu. Depuis près de 5 ans, les co-workers y font la cuisine à tour de rôle pour régaler l’ensemble des travailleurs présents. « L’idée est venue très spontanément, rapporte Claire Jeandroz, réalisatrice d’un documentaire sur le coworking et habituée des lieux. Le midi, chacun sortait s’acheter un sandwich. Un jour, quelqu’un a proposé de faire des pâtes pour tout le monde. Le lendemain, on a remis ça et petit à petit nous avons diversifié le menu, équipé le coin cuisine en ustensiles et appareils électroménagers. Nous avons instauré un roulement entre les cuisiniers volontaires et une caisse commune pour faire les courses, en nous approvisionnant chez un agriculteur en circuit court pour les fruits et légumes. » Le plat, unique, est végétarien pour convenir à tous les régimes alimentaires. Ce qui ne l’empêche pas d’être parfois sophistiqué, et assorti d’un copieux plateau de fromages. « Un poste de dépense important », s’amuse Claire. Ce système officieux, baptisé la « Cocotte », revient à 3 euros seulement par repas et par personne. Une solution économique, mais surtout conviviale. « Aujourd’hui, nous servons environ 10 couverts par jour — chiffre qui peut doubler en fonction de la fréquentation du lieu. » La préparation, réalisée en duo, prend de 1h à 1h30. « C’est un moment agréable, permettant de faire plus ample connaissance avec un coworker. Et de parler de travail ou, le plus souvent, de tout autre chose. » Les cuisiniers volontaires sont en moyenne mobilisés une fois par semaine, et le repas dure entre trente minutes et une heure. « La Cocotte participe à l’esprit du lieu et à son attractivité, même si le système a évidemment ses limites, reconnaît Simon Sarazin, cofondateur de la Coroutine. L’heure de repas est assez approximative et l’investissement en temps pour les cuisiniers volontaires est conséquent. » Du temps mieux investi que celui inutilement dépensé en réunions, pourraient légitimement persifler les cadres, qui y consacrent en moyenne 27 jours par an, et sont seulement 12 % à estimer efficaces ces rassemblements intempestifs des forces vives des entreprises (baromètre Wisembly/IFOP, 2018).

Est-il, pour autant, permis d’imaginer des cuisines autogérées dans les entreprises, dont les effluves embaumeraient les open spaces à l’approche de la pause méridienne, signalant délicatement à chacun qu’il est temps de s’arrêter pour partager un moment avec ses collègues ? Pas vraiment, tant pour des raisons pratiques que sanitaires. Dommage, car les chief happiness officers ne cessent de redécouvrir les vertus de la cuisine, dépensant chaque année des fortunes en team-building pour souder les équipes autour de la confection d’un plat exotique.

Les travailleurs les plus chanceux bénéficient d’une cantine (dont la gestion est majoritairement confiée à une poignée de spécialistes de la restauration collective, industrielle et standardisée). Les autres s’en remettaient jusque-là aux plats préparés, sandwiches et autres snacking, convoitant l’arrivée d’un providentiel foodtruck pour égayer leur journée. Ils ont désormais la possibilité de goûter à la smart food. Et celle de recourir aux services de livraison de plats confectionnés dans des restaurants, occasionnellement ou tous les jours via un système d’abonnement. Des restaurants, qui si ça continue, n’en auront bientôt plus que le nom. Car déjà se profilent à l’horizon des « restaurants » sans places assises, achevant de nier au repas son aspect convivial.

« Demeure la solution de préparer ses repas à la maison, et de les emporter au boulot », rappelle le docteur Fardet. Une option chronophage, évidemment, quoique simplifiée par des acteurs de la FoodTech tels que Quitoque (racheté par Carrefour) ou l’allemand Hello Fresh, qui livrent à domicile les recettes et ingrédients pour les réaliser. Des solutions onéreuses, qui pourraient néanmoins donner de bonnes idées à la grande distribution alimentaire. Ou aux spécialistes du marketing, qui semble-t-il ont déjà flairé la tendance : cuisiner en grande quantité et préparer ses repas à l’avance porte désormais un nom, le « batch cooking ».

Quoi qu’il en soit, bien se nourrir coûtera toujours plus cher que de recourir à la poudre de perlimpinpin de l’industrie agroalimentaire. Depuis les années 1960, la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation n’a cessé de diminuer. Peut-être est-il temps, pour chacun d’entre nous, de revoir certains arbitrages et/ou de consommer moins[9] pour consommer mieux. Et être bien dans son assiette. Alimentaire, mon cher Watson.

Poudre aux yeux pour gens pressés : la « smart food » comme symptôme d’une société obsédée par la productivité

Le succès des substituts de repas en poudre à destination des actifs pressés est l’un des symptômes d’une maladie très contemporaine, l’obsession de rendre productive chaque minute de son temps.

La « smart food » au crible de la sémiologie

La promesse de Feed, vous rendre plus efficace en vous libérant de la corvée de cuisiner et de celle, plus pénible encore, de mâcher tout en partageant quelques banalités avec vos collègues, trouve logiquement de l’écho dans un monde professionnel individualiste et obsédé par la productivité, où les promesses de bonheur au travail cachent mal la multiplication des burn-out et autres pathologies symptomatiques de la difficulté à déconnecter. Un monde du travail devenu fou, où même une simple balade digestive entre collègues peut se transformer, sans prévenir, en un co-walking, autrement dit une réunion en marchant. Un monde du travail, où les siestes ne sont tolérées qu’une fois rebaptisées « Power Nap », appellation plus dynamique qui suggère que le salarié ne roupille pas, mais qu’il se recharge — comme on le dirait d’un appareil électronique[10].

Si Roland Barthes était encore parmi nous, aurait-il consacré une « Mythologie » à la « smart food », comme il le fit pour un certain nombre d’objets emblématiques des années 1950, de la DS au bifteck-frites ? Son approche semble en tout cas fertile pour ausculter le shaker translucide adoubé par Thierry Marx et tenter de raconter ce qu’il cristallise de notre époque, de ses fantasmes et de ses dérives.

Le sémiologue se serait sans doute d’abord arrêté sur le nom, « Feed », qui évacue le plaisir comme la dimension sociale du repas. Il s’agit, ni plus ni moins, de se nourrir parce que cela est nécessaire — à la régénération de la force de travail, ajouteraient les disciples de Marx (Karl, pas Thierry). La nourriture considérée comme un carburant.

Et puis, évidemment, il y a le « Smart » de « smart food », petit mot passe-partout dont le succès ne se dément pas. Cet anglicisme est aujourd’hui toléré au Scrabble, mais c’est bien sûr dans le domaine du marketing qu’il permet de marquer le plus de points (de croissance). Utilisé comme préfixe, il s’incruste dans la dénomination de nombreux objets du quotidien, du Smartphone à la SmartTV, jusqu’à la Smart City. Avec une ambition : ringardiser l’existant au profit du plus moderne — souvent connecté et truffé de technologies. Une ringardisation de l’objet et, par extension, de son propriétaire : à l’heure des Smartphones, celui qui n’a qu’un simple (télé)phone est regardé de haut. Sans doute est-ce l’effet recherché avec l’appellation Smart Food. Pourquoi se contenter de l’alimentation traditionnelle quand on peut avantageusement la remplacer par sa version intelligente, améliorée, moderne ?

Libérer du temps. Pour mieux s’aliéner ?

La promesse principale de la « smart food » repose sur le gain de temps. Bien malin, celui qui mange liquide pour améliorer sa productivité journalière en sautant la pause déjeuner. Et pourquoi pas le dîner, car la recherche de productivité n’est plus circonscrite à la vie professionnelle ; aujourd’hui même le temps libre est soumis à cette injonction de rentabiliser le temps. « Nous sommes entrés dans une période d’hyperconsommation du temps », expliquait le sociologue Jean Viard dans un numéro de Le 1 hebdo qui se posait la question Est-il urgent de ralentir ? . « L’offre de choses à faire augmente plus vite que celle du temps disponible qui est pourtant, elle aussi, en rapide augmentation. On peut allumer trente-six chaînes de télévision, lire quantité de livres, prendre l’avion pour voyager partout, et la pression d’Internet est constante… Mais la réalité, c’est qu’on n’a jamais eu autant de temps, et de très loin. Si je donne le temps en masse, l’espérance de vie moyenne en Europe est aujourd’hui de 700 000 heures, contre 500 000 heures avant 1914, et 300 000 heures estimées à l’époque du Christ. » Malgré cette profusion de temps disponible, nous n’avons jamais tant éprouvé le sentiment de manquer de temps. En ville, on marche de plus en plus vite. Même la vitesse de notre débit de parole augmente, rapporte le documentaire de Cosima Dannoritzer, récemment diffusé sur Arte, Le temps, c’est de l’argent. Et ce n’est pas près de s’arrêter, car depuis que le capitalisme a fait du temps une marchandise, tout le monde court. Alors, dans cette frénésie, les marchands de « gain de temps », méprisant le corps humain et son rapport sensible au temps, nous roulent dans la farine.

Car, pour en revenir à la « smart food », le plus décevant est sans doute que malgré une économie de temps irréfutable, la promesse d’une productivité professionnelle accrue est une illusion. Si les ravages du présentéisme en entreprise sont maintenus connus, et même chiffrés, la croyance dans la possibilité d’augmenter à l’infini sa productivité au travail persiste. Au mépris de la science, qui démontre — mais n’est-ce pas somme toute logique ? — l’existence d’une corrélation négative entre la durée du travail et la l’efficacité. Ainsi qu’une dégradation de la qualité des décisions prises au fil de la journée, causée par la fatigue cérébrale. Sans évoquer les risques pour la santé, ou la nécessité, plus politique, de partager le travail. D’ailleurs, la durée de la journée de travail idéale, tant du point de vue de productivité que de la qualité de vie, serait de six heures[11]. Ce qui laisse amplement le temps de manger.

Enfin, Barthes aurait sans doute opéré un rapprochement entre la smart food et d’autres inventions diaboliques, comme le bandeau Dream de la startup française Rythm (dont Xavier Niel est également actionnaire), qui ambitionne d’améliorer notre sommeil. Ou plutôt d’en réduire la durée, en l’optimisant. On pourrait aussi citer Koober, qui veut nous faire avaler un livre par jour, en vingt minutes seulement. Ces trois innovations témoignent d’une même volonté, pathologique, de rendre chaque seconde de notre vie utile, au point de sacrifier des choses aussi essentielles que manger, dormir, lire… ou encore faire l’amour. Après tout, Tinder ne vend-il pas, une sorte de « smart sex », soit la possibilité d’assouvir ses besoins sexuels sans perdre du temps à aimer, ou au moins à séduire ? Tout cela n’est pas simplement pathétique : la souffrance est réelle. Comme l’exprime l’un des spécialistes contemporains de cette question du temps[12], le sociologue allemand Hartmut Rosa, « l’accélération devient problématique quand elle mène à l’aliénation, quand elle dénature la qualité de la relation qu’on a avec soi-même et les autres ou avec son travail, au point d’entraîner un grand vide relationnel intérieur ».

Notes

[1] Source : https://thegoodlife.thegoodhub.com/2018/01/04/feed-lalimentation-du-futur/

[2] Source : https://www.lsa-conso.fr/la-startup-feed-leve-3-millions-d-euros-pour-democratiser-ses-repas-nutritionnellement-parfaits,264907

[3] En français, lire cet édifiant billet du bloggeur Ploum : https://ploum.net/le-meal-engineering-le-futur-de-la-nutrition/
Sur le sujet de la nourriture vue par la science-fiction, lire également : https://usbeketrica.com/article/quand-la-sf-passe-a-table

[4] à ce sujet, lire aussi : http://www.slate.fr/story/90141/soylent-poudre-nutritive-inspire-bricoleurs

[5] Il évoque dans cet article d’Ubsek & Rica le fait de s’être inspiré de Soylent : https://usbeketrica.com/article/la-nourriture-du-futur-sera-t-elle-de-la-poudre-de-perlimpinpin

[6] Voir par exemple le « test » de Feed par l’émission La quotidienne de France 5 : https://www.youtube.com/watch?v=5uyCwJ_I4yY ou celui réalisé par BFM TV : https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/les-repas-liquides-feed-sont-ils-si-bons-pour-la-sante-1093143.html

Et parfois, c’est encore mieux (pour Feed) : leurs éléments de langage sont rapportés sans aucun éclairage complémentaire et/où contradictoire de la part d’un professionnel de l’alimentation, ce qui revient à leur offrir un spot de pub. Exemple avec le JT 12 45 de M6 : https://www.facebook.com/feedsmartfood/videos/feed-dans-le-1245-chez-m6-/235382007131746/

[7] A propos des Apports Nutritionnels Conseillés, devenus Références Nutritionnelles pour la Population (RNP), lire cet autre billet de Bruno Chabanas : « L’illusion (relative) de nos véritables besoins nutritionnels »

[8] Voir Envoyé Spécial, diffusé le 13/09 sur France 2 : https://www.francetvinfo.fr/sante/alimentation/video-envoye-special-vous-emmene-dans-le-monde-des-apprentis-sorciers-la-fabrique-des-faux-aliments_2935399.html

[9] Chemin sur lequel les Français pourraient bien s’être déjà engagés : https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/0302249947963-la-france-devient-une-societe-de-deconsommation-2204870.php

[10] Lire https://www.usinenouvelle.com/blogs/le-blog-des-experts-des-neurosciences/le-tabou-de-la-sieste-en-entreprise-face-a-l-essor-des-power-naps.N741999

[11] https://e-rse.net/horaires-travail-journee-productivite-22477/#gs.7nUwyxs

[12] Sur la question de notre rapport au temps, se reporter à « Accélération. Une critique sociale du temps » et « Résonance. Une sociologie de la relation au temps, ou encore « Remède à l’accélération » de Hartmut Rosa. Voir également les réflexions de Paul Virilio, grand penseur de la vitesse décédé récemment.

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Hugo

Inventeur d’histoires vraies. Producteur d’écrits vains. Journaliste en culotte courte.