L’IA vue par un philosophe

Boris Sirbey
9 min readOct 10, 2023

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Illustration : dessin de Boris Sirbey mixé à une image générée par Adobe Firefly

Un nouvel horizon anthropologique

J’ai été régulièrement interrogé ces derniers temps pour savoir ce que je pensais de l’IA. Je me suis donc lancé dans le projet d’une série d’articles sur le sujet en prenant ma casquette de philosophe-prospectiviste pour expliquer la façon dont elle pouvait, selon moi, transformer la société dans les années à venir.

Au fil de ces articles, je vais visiter différents univers pour comprendre comment ils peuvent être bouleversés : celui du travail, du management ou de la formation, mais aussi ceux de l’économie, de la politique, des modèles d’organisation, de la science, de la santé, de la guerre, du divertissement ou de la spiritualité, pour n’en citer que quelques-uns.

Un amplificateur sans précédent

La question du devenir de l’humanité me passionne beaucoup plus que celles des technologies qu’elle invente. Néanmoins, un premier point qui me paraît essentiel de souligner est que l’IA n’est pas un gadget passager.
À mon sens, elle s’inscrit dans le patrimoine des grandes inventions anthropologiques qui vont profondément altérer le rapport de l’homme avec lui-même et avec son environnement, au même titre que l’ont fait l’écriture ou l’imprimerie.

Une première conséquence de cette magnitude est que l’IA va agir comme un amplificateur de toutes les tendances qui cohabitent au sein de l’humanité, positives comme négatives. Elle va en outre créer des nouveaux comportements qui, par leurs effets cumulés, vont changer notre psychologie et même notre biologie sur le long terme.

Cela implique que le premier sujet à considérer n’est pas celui de l’IA, mais bien celui de l’état actuel de notre civilisation, de ses forces et ses lignes de fracture.

A cet égard, le monde actuel m’étonne plus que jamais. Il me paraît à la fois inspirant et absurde, drôle et tragique, terriblement prévisible et infiniment surprenant. Ce qui me fascine le plus en lui, c’est à quel point il fait cohabiter une mosaïque d’humanités différentes. Petit tour d’horizon.

Mettre la ville à la campagne

D’abord, il y a l’humanité des grandes villes, toujours plus pressée, plus dense, plus coupée de la nature, plus débordée par l’infobésité, plus étouffée par la pollution, où se concentrent les organisations qui cherchent la voie pour se transformer, être au diapason de l’époque, changer les choses, tout en étant souvent incapables de se libérer du tourbillon de leur propre obsession marchande.

Et il y a l’humanité des campagnes, paisible et proche de la nature, où les gens se sentent de plus en plus déconnectés des centres de décision, constatent une accélération constante et un changement qui se passe sans eux, et qui oscillent entre le soulagement d’être loin de cette folie et l’impression d’être retardés en face des urbains surproductifs qui discutent avec des IA entre leur cours de yoga et leur séance de psy.

Entre burnouts et précarité

Et puis il y a l’humanité de la besogne, qui cherche des nouvelles voies à travers le télétravail, le coworking, le nomadisme, le freelancing ou le management participatif, et qui continue néanmoins à souffrir des burnouts et des dépressions qui frappent au détour de la quarantaine comme une épidémie existentielle salutaire venant rappeler aux accros au boulot qu’il existe un autre être-au-monde.

Et il y a l’humanité qui ne travaille pas, constituée d’une quantité grandissante de jeunes qui ne veulent plus participer au système, de laissés-pour-compte qui cèdent parfois au désespoir, tandis que d’autres utilisent ce temps comme une opportunité pour apprendre, pour réfléchir et pour préparer la société de demain en profitant de ce cadeau inestimable : le temps.

Les nouveaux seigneurs féodaux

Il y a aussi l’humanité riche, ce fameux 1% qui détient deux fois plus que le reste du monde tout en produisant plus de 30% de la facture carbone, qui se sent fréquemment dans une bulle où l’argent la protège de tout, et qui est désormais en face de la tentation faustienne ouverte par le transhumanisme pour prolonger la vie, supprimer la maladie, voire peut-être même atteindre l’immortalité.

Et il y a l’humanité pauvre, constituée d’une majorité de la planète, pour qui la plupart des questions qui traversent les sociétés industrialisées ne veut rien dire, et dont le quotidien, pour beaucoup, se résume encore aujourd’hui à avoir accès à la nourriture, au logement et à l’eau dans un contexte où les bouleversements climatiques pourraient effacer des pays entiers de la carte.

Une fragile pyramide

Il y a encore l’humanité au sommet de la pyramide, où les individus qui se sont hissés à la tête d’États, d’armées ou de multinationales à la force de leur volonté doivent à présent prendre des décisions cruciales et planifier le risque d’une troisième guerre mondiale tout en promettant aux populations que tout ira bien et que les choses continueront comme avant.

Et il y a l’humanité qui porte cette pyramide, qui n’a absolument pas été préparée à un tel niveau de bouleversement et qui regarde, désemparée, en direction des autorités, attendant une promesse de sécurité que nul pouvoir ne peut plus tenir. Une humanité qui commence déjà, pour partie, à lorgner vers des mouvements qui voient dans le chaos grandissant une fenêtre pour prendre le contrôle du collectif en promettant le retour à la sécurité et à l’ordre.

Dignité et déchéance

Ensuite, il y a l’humanité perdue, qui sans distinction d’âge, s’enfonce dans la part obscure des réseaux sociaux où tout le désarroi d’une époque s’est donné rendez-vous. Les termes pompeux comme le Stalking, le Doxing, le Shaming, le Bullying, le Trolling, le Catfishing, le Sexting, le Gaslighting y fleurissent pour désigner des adolescentes et des adolescents qui mettent le feu à des liquides inflammables sur leur propre corps, persécutent les autres jusqu’à la pousser au suicide, ou encore ingèrent des capsules de lessive lors de défis tout aussi débiles que mortels, tandis que des parents partagent des centaines de photos et de vidéos de leur progéniture sur les réseaux sociaux, ignorant tout des possibles répercussions négatives, tant le besoin d’exister et d’être reconnu passe avant l’équilibre de leur propre famille.

Et il y a l’humanité consciente, constituée d’individus qui se livrent à de profondes introspections, tirant les leçons du temps pour méditer sur la relation entre la métamorphose intérieure et extérieure et sur la nécessité d’alchimiser en profondeur ses croyances limitantes pour donner naissance à un monde nouveau. Une humanité où les jeunes se lancent dans la construction d’écolieux pour y incarner des utopies positives, où des communautés constituées de centaines de personnes se réunissent pour guérir des traumas collectifs enkystés dans l’inconscient collectif par la méditation, la pleine présence et les cercles de résonance.

« Ceux pour qui tout va bien »

Il y a, également, l’humanité de ceux pour qui tout va bien, dont je fais partie car je suis un homme blanc, quarantenaire, vivant dans un pays riche, qui n’aura jamais de problème pendant un contrôle de police et dont le CV sera favorisé dans un recrutement. Beaucoup des représentants de cette humanité-là s’interrogent assez peu — et pourquoi le feraient-ils ? — tandis quelques-uns, qui ont réalisé que leur réussite doit moins à leur mérite personnel qu’à la reproduction sociale, cherchent à faire quelque chose pour changer le système.

Et il y a l’humanité de ceux pour qui cela n’ira jamais parce qu’ils ont le mauvais sexe, la mauvaise couleur de peau, le mauvais âge ou la mauvaise tendance, qui doivent se contenter d’un fantôme de dignité et qui finissent par désespérer de cet océan de jugements larvés, d’indifférence et d’aveuglement volontaire.

Nord et sud : un dialogue impossible ?

Et puis il y a l’humanité du nord, celle des pays développés, confortablement installée dans un cocon de prospérité et de progrès.
Celle qui, lasse de l’excès, commence à regarder dans le rétroviseur du temps avec une envie croissante d’une existence plus respectueuse et plus humble. Oscillant entre la reproduction du passé et la responsabilité de l’avenir, elle cherche une nouvelle manière d’être.

Et il y a l’humanité du sud, celle des pays qui aspirent à la prospérité du nord, qui, malgré les entraves de la pauvreté, de la corruption et de l’injustice, demeure pleine d’espoir et d’élan. Cette humanité conquiert son existence jour après jour, porte en elle la résistance et l’optimisme et rêve d’un avenir radieux, et n’entend pas toujours les leçons données par les pays du nord qui, après avoir tant exploité les richesses des pays en voie de développement, leur demandent de freiner leur croissance au nom de l’écologie.

L’humanité néoarchaïque

Il y a enfin une humanité hypertechnologique, qui produit la blockchain, l’Internet des objets, l’informatique quantique, les biotechnologies, les imprimantes 3D, et qui n’est jamais rassasiée dans sa quête prométhéenne de connaissance et son désir de percer l’horizon de la destinée humaine.

Et puis il y a une humanité première, celle des peuples racine, des « grands frères » qui étaient là avant nous : Aborigènes, Sans, Samis, Amérindiens, Papous, Yanomamis, Kogis… Dépositaires d’une sagesse ancestrale, ils continuent à vivre en harmonie avec la nature et regardent la mondialisation et la technologie qui s’étend inexorablement comme un vent de folie à travers la planète, se demandant si leur mode de vie pourra survivre à cette époque.

La vie et la mort

Illustration : dessin de Boris Sirbey mixé à une image générée par Adobe Firefly

Toutes ces humanités cohabitent aujourd’hui, malheureusement pas toujours en considérant l’équilibre éminemment fragile que forme leur mosaïque complexe.

Pour ma part, j’ai toujours voulu accueillir le monde comme il est. Le traverser avec un regard dénué de haine. Pour la première fois, pourtant, j’en viens à former un jugement, car je réalise, qu’au-delà de toutes ces dichotomies, il y en a une qui prédomine, qui porte sur la vie et la mort elles-mêmes.

Pendant des millénaires où les civilisations se sont succédé, l’humanité a donné naissance à un extraordinaire patrimoine de vie, constitué de l’art, de la spiritualité, de la philosophie, de la culture et de l’écologie. Et en miroir, elle a formé un patrimoine de mort, formé par la manipulation des masses, les instruments de destruction massive, l’exploitation du vivant et les sources d’addiction.

Grâce à l’IA, ces deux patrimoines peuvent désormais faire un bond prodigieux en avant. Cette dernière peut rendre la production de l’art accessible à tous, ouvrir la possibilité de créer des entreprises sur un modèle holistique et neuronal, organiser des écosystèmes collaboratifs internationaux, identifier la valeur créée par les citoyens et la redistribuer équitablement à l’échelle de sociétés entières, révolutionner la médecine, rendre possible de nouvelles formes de psychothérapie qui étaient jusqu’ici réservée à une élite, métamorphoser les sciences sociales, optimiser la grille énergétique planétaire ou encore préserver les écosystèmes.

Elle peut, avec une facilité tout aussi déconcertante, donner naissance à des armes intelligentes terrifiantes, soutenir des États totalitaires où les moindres faits et gestes seront épiés, servir à manipuler l’information et les émotions ou encore fabriquer une réalité virtuelle insidieuse pour égarer la conscience.

Face à notre part d’ombre

Par conséquent, comprenant que ce n’est pas de l’IA dont nous avons peur : c’est de notre propre nature. Nous avons peur d’être trop inconscients pour faire un bon usage de cette nouvelle technologie, trop lâches pour nous rebeller devant les pouvoirs qui l’utilisent pour nous asservir, trop faibles pour ne pas en explorer le côté obscur.

Mais nous pouvons tout aussi bien réaliser que nous avons en nous les qualités nécessaires pour l’utiliser afin de sortir de nos difficultés actuelles par le haut et donner naissance à une nouvelle société, harmonieuse et consciente.

Nous sommes, plus que jamais, en face de la terrible beauté de l’équation humaine, plus que jamais déchirés entre l’ombre et la lumière. L’IA, dans sa forme la plus absolue, n’est qu’un miroir de cette dichotomie : elle possède la capacité de refléter notre propre image, dans ce qu’elle a de meilleur comme de pire.

Miroir, mon beau miroir…

Et si la réalité actuelle semble écrasante, que nos capacités semblent bien minces face aux défis que le monde actuel impose, rappelons-nous avant tout que nous avons le pouvoir de penser, de réfléchir et de décider. Je vois beaucoup d’individus et d’organisations se précipiter pour apprendre à utiliser l’IA en réagissant à la pression sociale ambiante, à un sentiment diffus d’urgence, à la peur d’être dépassé.

Dans un tel contexte, la crainte ne saurait être bonne conseillère. Pour commencer à agir plutôt que réagir, il faut d’abord réfléchir. L’IA est l’équivalent d’un feu prométhéen, un pouvoir qui peut être utilisé pour brûler comme pour éclairer, ce qui signifie que la première chose à faire pour en développer un usage responsable est de donner de la hauteur à notre pensée.

Ce qui tombe parfaitement, puisque c’est quelque chose que l’IA peut nous aider à faire. C’est le thème que j’aborderais dans mon prochain article : L’IA maïeutique, ou comment inquiéter nos propres croyances.

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Boris Sirbey

I'm a doctor of philosophy and an entrepreneur who is seeking the path to build a new civilization of consciousness by 2050.