Ruth (Mary Stuart Masterson) & Idgie (Mary-Louise Parker). © Act III Communications, 1991.

Beignets de Tomates Gays

Carrie Speaking
7 min readMar 8, 2016

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Also available in English.

Fried Green Tomatoes est un film qui m’a grandement marquée, pour une raison toute particulière. Il est l’adaptation de l’excellent et très attachant best-seller Fried Green Tomatoes At The Whistle Stop Café, de Fannie Flagg.

Avec ce film, j’ai eu deux premières fois. La toute première fois, j’avais 18 ans. En plus d’avoir un faible pour la bouille ensoleillée et désarmante de Kathy Bates, j’ai été touchée par l’histoire, les personnages, la complicité de Ruth & Idgie dans ce sud des Etats-Unis au temps de la Grande Dépression. J’ai revu ce film un nombre incalculable de fois, lorsque l’envie s’en faisait sentir. C’était devenu l’un de mes films préférés : celui que je regardais seule avec une soupe en hiver ou avec un bol de céréales en été. C’était devenu mon film.

Bien sûr, toutes les visualisations n’avaient pas la même saveur. A mon premier retour des Etats-Unis, j’avais le goût du pain de maïs dans la bouche, l’oreille pour les différents accents régionaux et je sentais l’odeur, caractéristique, du détergent pour les sols utilisé au supermarché. Je captais plus de clins d’oeil, plus de références. Mais tout ceci, finalement, relevait du détail. Puis un jour, à l’âge de 28 ans, est venue une énième revisualisation, au hasard d’un énième bol de céréales. Seulement, cette fois-là, ce fut ma première revisualisation après mon coming out.

Nous avons tous des moments d’absence. Vous vous êtes certainement déjà demandé pourquoi vous étiez rentré dans une pièce, ou ce qui vous avait pris de taper le digicode de votre ancien immeuble dans le terminal de carte de crédit, ou encore pourquoi vous aviez rangé vos clés dans le frigo.

C’est exactement l’effet que m’a fait cette “deuxième première fois” avec Fried Green Tomatoes : Ruth & Idgie étaient en couple et je ne l’avais jamais remarqué.

Jamais. Deux femmes en couple. Colocataires, copropriétaires, partenaires de business, certes. Mais en couple, quoi : bibliquement parlant.

Au moment de le réaliser (j’étais seule dans la pièce, mais mon expression devait être comique), j’ai passé le reste du film dans une espèce d’état second, à la fois honteuse et interloquée. C’était évident ! Comment était-il possible que je ne l’aie jamais remarqué ?

Chaque fois que je regarde ce film à présent, ça me saute aux yeux, je ne vois plus que ça.

Chaque regard, chaque effleurement, chaque silence est un condensé de cet amour, de ce désir : pas de baiser, pas de sexe, mais cette intensité amoureuse et sexuelle entre les deux personnages. En fait, c’est la source principale de tension et d’émotion dans le film. Ce jour-là, le jour de cette “deuxième première fois”, j’en frissonnais : j’avais l’impression d’avoir commis une injustice envers les deux personnages. De les avoir, en quelques sortes, trahis. A la fin du film, n’y tenant plus, j’ai allumé mon laptop pour me documenter au sujet de cette histoire. Parce qu’évidemment, je n’avais jamais lu le roman.

Nouveau moment d’absence : cela faisait presque vingt ans que ce couple enflammait les discussions sur le world wide web. Le film et le roman étaient cités dans des ouvrages sur le féminisme, le lesbianisme, l’identité de genre. Et moi, la fille aux bols de céréales, j’étais complètement passée à côté.

Fried Green Tomatoes at the Whistle Stop Café est un classique américain écrit en 1987 par l’auteure ouvertement lesbienne Fannie Flagg et dans lequel les deux personnages Ruth & Idgie vivent une histoire d’amour décrite sans ambiguïté, que ce soit du point de vue de leurs sentiments, de leur désir, ou de leur partenariat domestique. Cependant, le roman ne contient aucune scène à caractère sexuel. Fannie Flagg est très claire sur ce choix de sa part (traduction personnelle) :

“C’est une histoire sur l’amour et l’amitié. La sexualité n’y a pas d’importance. Dans le livre, les personnages sont tous proches les uns des autres et les gens peuvent en tirer les conclusions qu’ils veulent. C’est ça que vous espérez en écrivant un livre. Nous les observons depuis l’année 1991. [Les années 30] étaient très différentes. Il y avait des amitiés très chaleureuses entre femmes.”

(Intervention citée par Jeff Berglund, dans “Cannibal Fictions: American Explorations of Colonialism, Race, Gender, and Sexuality”.)

Cette déclaration de Fannie Flagg a fait couler beaucoup d’encre. Les termes “amitiés très chaleureuses” font figure d’euphémisme lorsque l’on sait que le roman ne laisse aucune place à l’ambiguïté quant à la relation amoureuse qui existe entre Ruth & Idgie. Certains ont même accusé Flagg de vouloir cacher le thème de l’homosexualité dans son propre roman. A l’inverse, d’autres soulignent le caractère non pas homosexuel mais homosocial de l’histoire, ce qui rend la relation entre les deux personnages plus réaliste : à l’époque, on ne se définissait pas “lesbienne” et, dans les petites communautés rurales, deux femmes vivant ensemble pouvaient être acceptées sans que les gens ne posent de questions sur ce qui se passait dans l’intimité de la chambre à coucher — même si les gens en question n’étaient pas dupes.

Quelques extraits du roman, en version originale (la mise en gras de certains passages sont de mon fait).

Un fait indéniable cependant : le film est beaucoup, beaucoup plus ambigu que le roman. Les témoignages de “moments d’absence”, curieusement semblables aux miens, sont nombreux. Exemple (traduction personnelle) :

“Je me souviens quand il est sorti, j’étais convaincu qu’elles étaient juste très bonnes amies. (Bon, j’étais très jeune et très innocent.) Ma mère l’a vu et a immédiatement penché pour l’interprétation lesbienne, et j’en suis resté bouche-bée. Je l’ai revu des années plus tard, et je ne pouvais pas croire que j’étais passé à côté la première fois.” (source)

Le terme homosocial employé par certains semble ici parfaitement adéquat. Une autre source, Naomi Rockler, fait référence à la notion d’identité.

Nous y voilà.

Dans le roman, la relation entre Ruth & Idgie est très facilement identifiée comme lesbienne par le lectorat, même sans explicitation sexuelle, même sans que le terme “lesbiennes” ne soit utilisé. Comme le dit Flagg, ça n’a pas vraiment d’importance. Dans le film en revanche, cette relation laisse l’audience perplexe. On passe à côté ou bien on la voit, immédiatement ou des années plus tard.

Ceci semble être un choix assez clair de la part de la production : on n’a pas voulu estampiller le film “LGBT”. On a voulu élargir l’audience. En contre-point de ces efforts, les actrices, le réalisateur et Flagg s’assurent de surfer suffisamment sur cette ambiguïté pour que le doute soit permis.

Rockler souligne que le film révèle, finalement malgré lui, un fait sociologique intéressant : les gens qui considèrent le lesbianisme uniquement comme un comportement sexuel (par hostilité, ignorance ou conformisme involontaire à une hétéronorme) ne verront pas que Ruth & Idgie sont en couple. En revanche, les gens qui considèrent le lesbianisme comme une identité incluant à la fois orientation sexuelle, orientation amoureuse, remise en cause des codes de genre définis par la société, culture à part entière, vision des choses à part entière, verront la relation amoureuse liant Ruth & Idgie comme une évidence.

Or, c’est bien avec les codes de genre que joue le roman. Idgie est parfois désignée comme un homme par les habitants, même s’ils savent très bien que c’est une femme : on pense au “that boy” que lui lance le barbier, ou encore lorsqu’elle joue le rôle du “mari” aux côtés de son ami Grady, qui joue l’épouse, dans une mise en scène théâtrale qualifiée de “womanless wedding” (mariage sans femme).

Ces codes de genre me sont complètement passés au-dessus la première fois. Mais aujourd’hui, je ne vois plus qu’eux. Il m’aura fallu dix ans et un coming out pour en arriver là.

Cette division inéluctable de l’audience entre ceux qui voient et ceux qui passent à côté peut sembler négative, comme l’effet d’un déni organisé de l’homosexualité de Ruth & Idgie. Mais Rockler fait un autre constat, plus positif. Le traitement en filigrane de cette relation lesbienne dans le film rend cette dernière plus poignante, plus forte, plus émouvante : l’ambiguïté permet le jeu, elle permet à la tension d’être maintenue et donne une saveur particulière à certaines scènes. Enfin, un tel traitement permet de ne pas occulter aux yeux du spectateur le thème des amitiés entre femmes, qui parsèment cette histoire à connotation tout de même fortement féministe.

A l’époque de la sortie du film, nous étions en 1991. Cette adaptation du roman de Fannie Flagg aurait-elle été différente (comprendre : moins ambiguë) si elle avait été réalisée aujourd’hui ?

Je voulais écrire un article sur cette expérience personnelle. Elle n’est cependant pas unique ni particulière : on entend tous les jours des histoires au sujet de la lecture homo vs. hétéro de tel roman, tel film ou telle actualité. Mais ça n’est qu’un exemple du fait que nous faisons tou-te-s l’expérience du monde à travers notre propre filtre. Il est parfois intéressant et amusant d’emprunter les lunettes de son voisin et d’en refaire l’expérience, une “deuxième première fois”.

C.I.D
alias CARRIE SPEAKING,
Auteure de voyage, Blogueuse.
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