BDD jurisprudence : des outils exploitables par la justice prédictive ?

Case.one France
7 min readNov 17, 2017

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Le 07 octobre 2016, la loi pour une République numérique annonce l’ouverture d’un chantier d’envergure : les jugements administratifs et judiciaires « sont mis à la disposition du public ». La LegalTech s’en frotte les mains, en ligne de mire un projet qui pourrait révolutionner le système judiciaire : la justice prédictive. Pourtant voilà un an que la loi Lemaire est promulguée, et les startups sont loin d’avoir fait le buzz. Côté tribunaux même constat, l’expérimentation d’un logiciel prédictif a même créé la désillusion. Parce que les bases de données de jurisprudence n’ont pas encore été mises à jour ? Alors quel est l’état actuel de la BDD accessible ?

Quelle mise en œuvre du principe de la publicité de la justice ?

En théorie, le principe de la publicité, entre autres, gouverne le fonctionnement de la justice en France. Qu’implique-t-il concrètement ? La publicité des débats et des décisions de justice, soit l’ouverture des portes des salles d’audience au public, sauf exceptions. En aucun cas n’est fait mention de la transcription desdits jugements. Pourtant en pratique, des bases de données de jurisprudence existent, évolution nécessaire et évidente de la transcription des décisions de justice aux Bulletin et Journal officiel, ou encore au recueil Lebon, sous format papier.

Avant de s’intéresser à l’état actuel de la base de données jurisprudence accessible au public, en ligne et gratuitement, le point sur la jurisprudence nationale. Elle inclut les décisions de justice des juridictions suivantes :

- Le Conseil constitutionnel, qui vérifié la conformité de la loi à la Constitution.

- L’ordre administratif — tribunaux administratifs, juridictions spécialisées, Cour des comptes, CAA et Conseil d’Etat.

- L’ordre judiciaire, pénal et civil — TI, TGI, juges de proximité, tribunaux de police, tribunaux correctionnels, Cours d’assises, tribunaux pour enfants, Conseils de prud’hommes, tribunaux de commerce, tribunaux des affaires de sécurités sociale et tribunaux paritaires des baux ruraux en 1ère instance, Cours d’appel en 2ème instance et Cour de cassation.

- Le Tribunal des conflits, qui tranche les litiges entre juridictions administrative et judiciaire.

Dans la mesure où les décisions de justice sont rendues en présence du public, et exclues du champ d’application du droit d’auteur, tout individu — armé de courage — pourrait librement reproduire l’ensemble de la jurisprudence pour la mettre en ligne. L’ampleur de la tâche ne le permettant pas, c’est autrement que cette mise à disposition du public est effectuée — pour partie par le service public, pour partie par des entrepreneurs de la LegalTech.

Legifrance : la base de données de jurisprudence de référence est-elle suffisante ?

Légifrance permet l’accès aux ressources jurisprudentielles suivantes :

1. Décisions et arrêts du Conseil constitutionnel, du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation et du TC.

2. Partie des arrêts et jugements de la Cour des comptes et autres juridictions administratives, judiciaires et financières.

3. Arrêts de la CEDH et décisions de la CJUE.

L’accès est numérique, gratuit et public.

Sont exclues les données de jurisprudence considérées comme « dépourvues d’intérêt juridique ».

Plus précisément, sont consultables de manière exhaustive (en ligne, sur Legifrance) :

  • Jurisprudence CE
  • Jurisprudence TC
  • Jurisprudence Cour de cassation après 1987

Sont accessibles de manière non exhaustive (gratuit, sur Legifrance) :

  • Sélection d’arrêts de juridictions de 1ère instance en matières civile et pénale
  • Sélection d’arrêts de de Cours d’appel en matières civile et pénale

La sélection est effectuée eu égard au critère « d’intérêt particulier ».

Somme toute, actuellement au sein de l’ordre judiciaire — qui intéresse plus particulièrement le public, et par conséquent la LegalTech ! — seule une partie des jurisprudences civile et pénale de 1ère et de 2ème instances est mise en ligne gratuitement à destination du grand public. Une petite partie semble-t-il, puisque 95 % des 15 000 décisions de justice mises en ligne chaque année sur Legifrance concerne des arrêts de la Cour de cassation. Difficile dans ces conditions de concrétiser le rêve de justice prédictive des startups…

Si Légifrance est un service public, qu’en est-il des ressources jurisprudentielles éditées par des entrepreneurs ?

Doctrine.fr, LexisNexis, Dalloz… que valent ces bases de données de jurisprudence ?

Editeurs spécialisés vs startups, le combat est lancé ! D’abord réservée aux professionnels du droit, la mise en ligne des décisions de justice via la création de bases de données de jurisprudence intéresse de plus en plus d’entrepreneurs, dans la lignée de l’uberisation du droit. En donnant accès aux précédents jurisprudentiels, la LegalTech fait miroiter aux justiciables la possibilité de se baser dessus pour anticiper l’issue judiciaire de leurs litiges.

Aux côtés des sites institutionnels tels que LexisNexis ou Dalloz, voient ainsi le jour des plateformes ludiques dont Doctrine.fr. Au-delà d’une interface moderne, cette startup met en œuvre une stratégie marketing séduisante, schémas à l’appui :

Nombre de décisions de justice indexées (données de Doctrine.fr, mise à jour le 25 septembre 2017)

L’entreprise met également en avant des délais de mise en ligne à compter du prononcé des décisions de justice défiant toute concurrence.

Des arguments de vente impactants, car il s’agit bien là de commerce : contrairement au service public Légifrance, Doctrine.fr, à l’instar des éditeurs spécialisés, monnaie l’accès à sa base de données de jurisprudence. On est très loin d’une mise en ligne accessible au public gratuitement…

Autres versions de bases de données de jurisprudence, les plateformes intranet réservées à une catégorie de professionnels du droit — magistrats, ministère et éditeurs juridiques notamment. On y recense principalement JuriCa, qui se targue de mettre en ligne 165 000 décisions civiles par an — pour une base actuelle évaluée à 1,5 million — et JuriNet. Mais ces BDD ne représentent que peu d’intérêt dans l’économie actuelle du droit, dans la mesure où elles ne sont pas publiques.

En résumé sur l’état actuel des BDD jurisprudence :

  • En termes de volume et en se fiant au site éponyme, Doctrine.fr constituerait la base de données la plus fournie actuellement en matière de décisions judiciaires — principal intérêt pour les justiciables.
  • En termes d’ergonomie et de design, même constat, Doctrine.fr se range dans la lignée des nouveaux sites web intuitifs et ludiques, pour une navigation aisée. Reste que s’il remporte nombre de suffrages, ce service reste payant contrairement à Légifrance.

La concurrence et l’économie du droit s’apprêterait pourtant à subir un bouleversement, avec la mise en ligne annoncée de l’ensemble de la jurisprudence, accessible à tous et gratuitement. Où en est ce projet ?

Loi numérique du 07 octobre 2016 : à quand l’ouverture des données de jurisprudence ?

Une partie des décisions judiciaires en ligne gratuitement sur Legifrance, un volume prétendument important de la jurisprudence accessible sur abonnement payant sur Doctrine.fr : les bases de données actuelles sont non seulement éparses et conditionnées à des droits d’accès soit moyennant finance, soit sur habilitation, mais surtout non exhaustives pour la plupart des jugements qui intéressent le public. Dans un contexte d’innovation et une optique de transparence, le gouvernement s’engage pour une République numérique en promettant un accès en ligne, public et gratuit de la jurisprudence dans son intégralité.

De la demande d’accès aux décisions de justice à l’offre publique des données de jurisprudence

Les articles 20 et 21 de la loi Lemaire prévoient la mise à disposition du public, à titre gratuit, des jugements administratifs et judiciaires. A une condition : le respect de la vie privée des personnes. Ce critère ne modifie pas l’état actuel des bases de données de jurisprudence, qui respectent déjà le principe d’anonymat : l’identité des parties aux litiges publiés sur les BDD est rendue inaccessible, des analyses préalables du risque de ré-identification des personnes étant mise en œuvre.

Cette modification substantielle des conditions d’accès aux décisions de justice remet en cause l’équilibre économique du droit, dans de nombreuses mesures :

  • Les bases de données de jurisprudence payantes auraient vocation à disparaître, à moins d’offrir des services à réelle valeur ajoutée — moteur de recherche plus performant, notamment.
  • La mise en ligne des jugements rendus au quotidien permettrait aux startups de la LegalTech, via des outils algorithmiques adaptés, de monter efficacement au créneau de la justice prédictive, plus facilement et de manière plus performante exhaustivité oblige.
  • Les justiciables pourraient anticiper l’issue de leur litige, favorable ou non, et décider de saisir les tribunaux en pleine connaissance de cause. Pour désengorger le système judiciaire ?

Le texte d’application « à venir »…

Si de nombreuses mesures de la loi pour une République numérique sont d’ores et déjà en vigueur, RAS côté ouverture des données de jurisprudence. Le site institutionnel du Ministère de l’économie et des finances, laconique, appose un patch « à venir » aux côtés de cette mesure : « le processus de mise en œuvre est lancé dans le cadre d’un groupe de travail réunissant les parties prenantes : services judiciaires, Legifrance, Cour de cassation, Conseil constitutionnel / Conseil d’Etat, CNIL ». Evidemment, beaucoup d’instance publiques concernées — la CNIL pour les garanties Informatique et Libertés et notamment le processus d’anonymisation, les greffes des tribunaux dont la tâche s’avère nouvelle et fastidieuse, le site qui publiera ladite jurisprudence. Pour sûr, des enjeux majeurs et des interrogations lourdes de sens — risque de débordements de la justice prédictive notamment.

L’initiative publique va dans le sens de l’économie numérique, mais semble pour le moment marcher sur des œufs. Aucune date n’est annoncée pour la mise en ligne systématique de l’ensemble de la jurisprudence des tribunaux français, et le délai risque d’être plus long que prévu. Selon l’adjoint au directeur du service de documentation, des études et du rapport de la Cour de cassation Ronan Guerlot, il faudrait patienter 4 à 5 ans à compter du décret d’application de la loi Lemaire. Quand on sait que ce texte est « à venir »… La justice prédictive n’est sûrement pas pour demain !

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