Quand l’hôpital se transforme en Koh-Lanta.. sauf que c’est pas un jeu

Cécile Monteil
10 min readApr 9, 2020

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Paris, le 9 avril 2020.

Je travaille habituellement aux Urgences Pédiatriques de l’Hôpital Robert Debré, à Paris. Nous sauvons la vie de certains enfants, c’est vrai, mais on ne va pas se mentir, on voit habituellement beaucoup de piqûres de moustiques, d’ampoules aux pieds ou de morve au nez.

Avec la crise du Covid19, notre activité a chuté. De 250 à 300 passages par jour, nous sommes passé à une 50aine.. Le coronavirus contamine tous les humains, mais à de rares exceptions près, il ne donne pas de formes graves chez l’enfant. Les morves au nez et les ampoules aux pieds restent donc chez eux, trop peur d’attraper le corona aux urgences !!

Il reste alors les vraies urgences, malheureusement plus graves qu’en temps normal. Des fractures qui traînent depuis plusieurs jours “On pensait que la douleur allait passer”, des appendicites qui arrivent au stade de péritonite gravissime, ainsi que les effets du confinement : les frères et sœurs qui se battent, les disputes entre parents enfants “Mais je vous assure docteur, je ne lui tire jamais le bras mais là vraiment il ne voulait pas faire ses devoirs, avec le confinement je n’en peux plus, j’ai tiré, il est tombé!!”

Dans les hôpitaux pour adultes, c’est une autre histoire, les services débordent de partout. On parle de la guerre. Moi, je n’aime pas dire que c’est la guerre. En guerre, on part au front pour tuer. Ici, on part au front pour sauver des vies.

Si je devais faire une comparaison, ça serait avec l’émission « Koh-Lanta », sauf qu’ici c’est pas un jeu.

On manque de tout. C’est pas nouveau. Le 17 février, le tout nouveau ministre de la santé Olivier Véran annonçait l’ouverture d’une “grande consultation pour élaborer un diagnostic précis de la situation dans les hôpitaux”. C’est à dire ? Qu’est-ce qu’il ne comprend pas des SOS géants que nous envoyons depuis plus d’un an de “grèves-en-travaillant”…? Ne faudrait-il pas plutôt chercher un diagnostic de leur côté ? Ce même jour, alors que le coronavirus était déjà sur le sol français depuis plusieurs semaines, il disait encore “La France est prête car nous avons un système de santé extrêmement solide”. Un diagnostic que je tairai me vient à l’esprit.

On manque de lits.

Alors on squatte. On annule tout un tas de consultations, d’hospitalisations et de chirurgies et on squatte les services pour héberger les patients COVID+. Chez nous, qui ne voyons que des enfants, nous nous sommes adaptés pour faire “de l’adulte”, afin de soulager les autres hôpitaux. Outre la réorganisation de nos services avec les circuits enfants COVID+ et COVID-, nous avons ouvert :

  • Un secteur de réanimation adulte COVID+ (20 lits)
  • Une unité de soins intensifs COVID+ (14 lits)

Les urgences pédiatriques étant calmes, je partage mon temps avec cette nouvelle unité de soins intensifs, qui squatte le service ORL. Nous recevons plusieurs types de patients, tous COVID+. Les adultes sortants tout juste de réanimation. Les enfants sortants de réanimation, ou instables en post-opératoire. Les femmes enceintes ou post-accouchement très instables

Nous sommes bien mieux lotis que dans certains services adultes, où ils sont parfois 2 médecins pour 50 patients (oui… vous avez bien lu) !!

On manque d’équipement de protection personnelle

Mon masque chirurgical et mon FFP2 viennent du Centre du Don des Corps de l’Université Paris Descartes, avec lequel je travaillais via mon activité de simulation en santé universitaire. Parce qu’à l’hôpital, ils ont été volés.

Ma sur-blouse vient de chez Chanel (oui, Chanel le couturier de mode). Via une amie à la Direction, Chanel a fait un don de sur-blouses jetables, de sur-chaussures et de charlottes, parce qu’à l’hôpital, on n’en a plus. On a de la chance, dans certains hôpitaux, ils utilisent des sacs poubelles…

La visière qui protège mon visage a été imprimée en 3D par un réseau de “makers” bénévoles, parce qu’à l’hôpital, on n’en a jamais eu.

Je me nettoie les mains avec du gel hydro-alcoolique de chez Clarins — fabricant de cosmétiques -, parce qu’à l’hôpital, on n’en a pas assez.

Le soir, je mange Frichti ou Fauchon, livrés gracieusement. Le matin, on a des gâteaux faits par des enfants pour les soignants. Dans la petite chambre de garde improvisée, l’hôpital a mis un paquet de café moulu, une petite cuillère, mais pas de cafetière. J’ai pas compris.

Parce qu’on est en tension au niveau des draps, on m’a demandé si cela me dérangeait d’utiliser les draps du médecin de garde la veille sur mon lit de camp… à ma tête, je suis repartie avec un drap propre.

Note : depuis quelques jours, alors que la crise dure depuis plusieurs semaines, les dons et quelques stocks arrivent enfin et les choses s’améliorent progressivement.

On manque de matériel et de médicaments.

Alors on bricole.

  • Plus de masques de ventilation non-invasive ? Essayons des masques de plongée Décathlon bidouillés.
  • Plus assez de pousse-seringues électriques pour chaque médicament ? Mélangeons-les directement dans une même poche de perfusion et espérons que le débit sera à peu près correct et que les produits n’auront pas d’interactions adverses entre eux.
  • Pas assez de respirateurs ? Tentons d’utiliser le même respirateur pour deux personnes “à peu près” similaires sur le plan de l’atteinte respiratoire et du gabarit. MacGyver n’aurait pas mieux fait.
  • Et puis demandons aux vétérinaires leurs matos et leurs médicaments, peut-être grâce à eux on passera le cap…

Pour info, l’essai européen “Discovery” qui teste 4 molécules pour le traitement du coronavirus, est en stand-by dans certains bras de l’essai car les médicaments manquent et on ne peut donc pas les administrer…

On manque de personnel.

Organisons des promotions de compétences sans examens (et sans complément de salaire) !! J’ai été promue médecin de soins intensifs, et j’ai aussi pu aller donner un coup de main aux urgences adultes d’un autre hôpital adulte. Oh, j’ai eu fait de l’adulte par le passé, et on nous a mis quelques cours en ligne, mais nos cerveaux ont du s’adapter très –très- très vite et sans trop se poser de questions !!

En Italie, ils ont dû former des radiologues et des ophtalmologues à se servir de respirateurs tellement c’était la cata…

On manque de connaissances sur le virus.

Le COVID19 est une nouvelle maladie dont on connaît très peu de choses. On se raccroche en essayant de la comparer aux autres coronavirus comme le MERS-CoV ou le SARS-CoV-1 mais rien à faire, il est différent, et on découvre tout au fur et à mesure…

Les protocoles et recommandations changent tous les 4 matins. Il y a celui de Bichat, celui de Larib, celui de Marseille ou celui des chinois… Les essais cliniques prennent du temps incompressible pour obtenir des résultats. En attendant il faut choisir que faire, en pesant toujours le pour et le contre, parfois on ne sait même pas le pour ni le contre…

« Est-ce qu’on administre un traitement qui a potentiellement des effets indésirables graves et qui n’a à ce jour montré aucun effet clinique prouvé scientifiquement ? Et si on ne le met pas, que la personne décède et que la famille porte plainte pour n’avoir pas tout tenté ? Mais si on le fait et que les effets indésirables surviennent, entrainant de graves séquelles, comment vivra-t-on avec ces décisions ? »

Vous remarquerez que les soignants sont bien les seuls à ne rien comprendre, puisque maintenant, tout le monde s’improvise éminent médecin ou épidémiologiste sur les réseaux sociaux…

Et puis parfois, c’est dur..

Les journées sont intenses, parfois épuisantes. Les scopes sonnent de partout, les téléphones sonnent de partout. Les logiciels informatiques sont si mal faits qu’ils nous font perdre un temps fou. Mais comment ont-ils pu dépenser des millions pour un truc pire qu’au temps de Windows 98?! Ou est-ce le corona qui a aussi infecté les ordinateurs ??

On regarde les scanners thoraciques, on se demande comment ces gens respirent encore. Les mauvaises nouvelles sont difficiles. Les patients sont très isolés et tristes car les visites ne sont pas ou peu autorisées. Les femmes accouchent seules, elles sont ensuite séparées de leur bébé pendant parfois plusieurs semaines. Dans les services de réanimation, les places sont chères, il ne fait pas bon avoir plus de 70 ans. Il ne fait pas non plus bon d’être le réanimateur qui va devoir faire le choix d’attribuer ses précieux lits, le choix de qui va vivre ou mourir.

Puis quand le soir tard, ou au petit matin en rentrant de garde, on rentre chez soi après avoir nagé dans un bain de coronavirus, mal protégés, on se dit qu’en fait, on met en jeu la vie de nos conjoints. Une collègue aide-soignante vit avec sa maman, âgée, qui n’a nulle part d’autre où aller. Le lendemain, quand on y retourne, on apprend qu’un collègue est absent, au fond de son lit, il l’a attrapé, pourvu qu’il s’en sorte.

Je n’ai pas vu ma fille depuis bientôt un mois. Elle est avec mes parents car mon mari étant coincé à l’étranger au début de la crise, je n’y arrivais pas avec les gardes. Son visage change, ses jambes s’allongent.. au travers d’un écran d’iPhone. Ils sont à la campagne, où la vie est plus douce. Ma mère a un cancer, elle se fait soigner à Paris.

Alors parfois, je sais que ma fille est tout à côté, mais je ne peux pas la voir. Comment comprendrait-elle que je ne l’embrasse pas, que je ne la prenne pas dans les bras, par peur de la contaminer, qu’elle contamine mes parents ? Maman est à haut risque. Alors on la reprendra après, quand nous pourrons nous en occuper correctement. Et puis c’est bien elle qui s’en tire le mieux, à courir dans l’herbe, cueillir les fleurs, martyriser le chat, le chien, et manger les gâteaux de sa Mamou…!

Mais on ne manque pas de soutien !

J’ai, comme tant d’autres confrères, le syndrome de l’imposteur dans ce métier improvisé, parfois si loin du mien. Mais je ne pourrais être nulle part ailleurs que là où je suis. Malgré tous les coups durs qui ont été portés à l’hôpital, nous avons tous répondus présents. Nous mettons tous notre cœur et notre énergie à la tâche malgré la boule au ventre. Je suis soufflée, époustouflée, par la solidarité des équipes, qui est tellement forte qu’elle m’en donne des frissons.

On rit ensemble, parfois nerveusement. Devant un prélèvement que l’on doit acheminer dans la glace, mais qu’on a que 4 glaçons. Quand j’ai envie de demander à la dame, par déformation professionnelle “Alors, en quelle classe es-tu?” ou bien “Tu veux que je te prête mon stylo canard ? Il fait quoi le canard?

On prend quelques secondes pour échanger les meilleures blagues corona du moment. On plaisante sur le fait qu’on va prendre plus de kilos que les gens confinés avec toutes ces bonnes choses qu’on nous livre. On est ému et on sourit aux applaudissements le soir à 20h.

Et puis à tous ceux qui ne restent pas confinés, les cons-finis, qui n’ont pas compris qu’eux aussi, en restant chez eux, peuvent sauver des vies, et qu’on retrouvera sur un brancard..

A tous ceux qui ne démordent pas de leurs explications ignares sur la chloroquine ou le complot d’un vaccin, et avec qui j’ai arrêté de gaspiller mon énergie, car il faudra bien les soigner, eux aussi, quand ils seront sur un brancard.

A tous ceux qui ont laissé des mots dans les immeubles pour que les infirmières déménagent, de peur d’être contaminés, mais dont la vie dépendra de ces mêmes infirmières, quand ils seront sur ce brancard.

Et bien je ne veux juste pas y penser. Ce sont eux les perdants. Ils n’ont pas compris qu’avec cette crise, refait surface une humanité qui parfois se perdait. Que c’est l’occasion de comprendre que c’est tous ensemble, unis, que l’on en viendra à bout.

Puis viendra 2021..

Peut-être en 2021, tout reviendra comme avant. Est-ce que le gouvernement sauvera nos hôpitaux qui crient à l’aide depuis des années ? Quelles seront les conséquences psychologiques de cette crise pour les soignants, les malades, les familles ?

A quoi ressemblera le Monde après cela ?

Comment va-t-on gérer la crise du système de soins qui arrive ensuite: Tous ces patients dont on a suspendu les soins, les chirurgies, dont les symptômes s’aggravent, qui vont tous arriver d’un coup.

Les consultations, les urgences, les blocs opératoires qui seront pleins à craquer ?

(Jean d’Ormesson — Le Guide des Egarés)

Je n’ai pas la réponse.

Je sais qu’on y arrivera.

Tous ensemble.

Cécile.

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Cécile Monteil

Pediatric emergency doctor, healthcare simulation, new technologies.