Les influenceurs sont-ils responsables de leur communauté ?

Réseaux sociaux & éthique, partie 1 : le cas d’abregefrere

Cécile Valero
9 min readApr 12, 2024
Auto-abrègement, mais avec une tasse paresseux

Dans le dernier “WIZZ”, la newsletter de mon agence de communication : Avéré, je demandais si des articles poussés sur le sujet “réseaux sociaux & éthique” intéresserait mes lecteurs. La réponse a été unanime : OUI à 100% ! Et quoi de mieux que de commencer cette série qu’avec le sujet brûlant des influenceurs.ses / créateurs.ices de contenus ? Je ne parlerai ici pas de Booba ni de Magali Berdah, ou des arnaques engendrées par la vente en dropshipping (d’autres le font très bien) ; mais plutôt du modèle économique de ce métier relativement nouveau, et les conséquences qu’il peut engendrer.

Cet article n’a pas pour but de trouver une réponse absolue et gravée dans la roche (tu l’as ?) : je me questionne, et partage ici avec vous mes réflexions personnelles / professionnelles ! Accrochez-vous à vos chaussettes, j’ai des trucs à dire.

Le cas d’Abrège Frère

@abregefrere, c’est le pseudonyme d’un créateur de contenus qui cumule à ce jour 1,4 million de followers sur TikTok. Son concept : résumer des vidéos longues en quelques secondes pour faire gagner du temps à ses abonnés. Rien de révolutionnaire, ça existait déjà aux États-Unis et en Corée notamment, mais c’est le premier français a avoir réussi à le transposer avec succès : il a atteint 1 million de followers en seulement 4 semaines.

Le compte TikTok @abregefrere

Le principe est marrant, joue sur le temps d’attention, et abregefrere (à défaut de connaître le nom de ce commercial dans la “vraie vie”) s’est créé un style bien à lui avec sa gorgée de café et son air blasé. Jusque-là, tout va bien me direz-vous ! Sauf que. Sauf qu’on est sur les Internets. Sauf qu’on vit dans une société où l’écran permet une toute-puissance assumée et décomplexée. Sans grande surprise, ses vidéos ont généré des vagues de harcèlement envers des créatrices de contenus qui ont vu déferler des centaines de commentaires invoquant abregefrere et leur sommant de se taire.

Florilège de toxicité sur TikTok

C’est notamment la créatrice de contenus Chloë Gervais qui a dénoncé sur TikTok cette misogynie ambiante, et mis en lumière cette menace permanente de voir son contenu réduit à quelques secondes. Ses vidéos à ce sujet ont été supprimées parce que BIEN SÛR elle s’est pris une vague de harcèlement sans précédent sur tous ses réseaux sociaux et notamment X, la réduisant à “la copine hystérique de Squeezie, le pauvre”. Il manquerait plus qu’elle soit une personne à part entière… On s’éloigne du sujet (mais pas tant).
Pour mieux comprendre le contexte dans lequel tout ça a lieu : les “story time”, c’est-à-dire les vidéos longues qui racontent une histoire en détails, sont principalement postées par des femmes, donc le principal support de contenus d’abregefrere. Pourquoi ? Une partie de la réponse est que ce sont les compétences relationnelles / conversationnelles qui sont cultivées chez les petites filles dès l’enfance : quand les garçons prennent la place avec leur corps en jouant au foot, les filles sont cantonnées dans un coin (pour ne pas se prendre un ballon dans la tête TMTC) et discutent entre elles. Les mécaniques sexistes qui existent dans nos sociétés sont reflétées sur les espaces digitaux, et sont tout sauf des espaces “safe” pour les femmes.

👀 “La Femme invisible dans le numérique, le cercle vicieux du sexisme”, rapport du Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes

La violence de se voir “abrégée” est donc bien réelle dans la vie (on parle ici du phénomène de manterrupting) comme sur Internet, et je vous conseille de regarder l’excellente vidéo de @lodoniri sur la monopolisation de l’espace de parole comme stratégie de domination avec le cas d’abregefrere.

Suite à ce “shitstorm” (aka “tempête de caca”), abregefrere a commencé à intéresser les autres médias et notamment Le Parisien pour lequel il a fait une interview en réponse à la polémique.

Vous allez me dire : “c’est pas sa faute s’il est suivi par des gros c**s”. OK. “C’est pas sa faute s’il n’y a que des meufs qui font des story time”. OK. “C’est pas sa faute si l’espace numérique n’est pas “safe” pour les femmes”. OK… Mais est-ce qu’il n’a pas une responsabilité envers son contenu et par rapport aux personnes (toxiques) qui le suivent ? N’est-ce pas à lui de “gérer” sa communauté ?

Il y a plusieurs choses qui me dérangent dans cette histoire :
1. Il n’utilise pas la fonction “collage” pour ses vidéos, mais enregistre le début des vidéos ce qui implique une non-rémunération pour la vidéo originale (on y reviendra).
2. Certes, il tag l’auteur / l’autrice dans sa description mais pas systématiquement. C’est peut-être mieux au vu des vagues de harcèlement engendrées…
3. Dans sa réponse il ne reconnaît pas les mécaniques systémiques misogynes à l’oeuvre et dit qu’il “respecte la femme, l’homme, l’humain avant tout”. Mouais. À mon sens il aurait d’abord pu écouter les femmes qui lui ont dit de façon répétée que ce n’est pas OK ou qu’il y a des conséquences négatives pour elles.
4. “C’est de l’humour, du second degré”. Est-ce que j’ai vraiment besoin d’expliciter cet argument de Boomer ?
5. Il dit qu’il ne se permettra “jamais d’abréger un contenu sensible”et assure qu’il fera “tout ce qu’il peut pour empêcher ça” (en parlant de la misogynie et du harcèlement” mais il est devenu viral parce qu’il a résumé l’histoire d’une femme qui ne se postait plus en maillot de bain sur les réseaux sociaux parce qu’elle avait été victime de “deepfakes” postés sur des sites de contenus pour adultes. Je n’invente rien, il le dit avec fierté chez Konbini.
6. Si son intention n’était pas négative (je n’en sais rien, je ne le connais pas et je ne m’avancerai pas sur le sujet), il n’a pour autant pas changé son concept et continue de faire des vues, de l’argent et des collaborations (avec principalement des comptes masculins).

Est-ce trop demandé de reconnaître que les espaces digitaux ne sont pas sans danger pour les femmes, et qu’on en prenne collectivement la mesure ?

Is business really business?

Dans toute cette affaire, il y avait un élément qui m’échappait, me dérangeait mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus : le sujet du modèle économique des créateurs.ices de contenus sur TikTok. Aujourd’hui, pour gagner de l’argent sur ce réseau social il faut rejoindre le “fonds créateur”, aka “le Saint Graal de la TikTok money”.

Les critères via TikTok Newsroom :
1. Avoir plus de 18 ans
2. Résider dans un pays où le fonds créateur est disponible (la France par exemple)
3. Avoir plus de 10 000 abonnés
4. Avoir réalisé 100 000 vues dans les 30 derniers jours
5. Avoir un compte en accord avec les Règles Communautaires et Conditions de Service
6. Publier des vidéos de plus de 60 secondes (les seules qui seront éligibles à la rémunération)

Le concept d’abregefrere est né d’une dérive de cette dernière condition, mise en place par le réseau pour nous y faire rester : beaucoup (trop) de comptes font des vidéos en 2, 3, 4 parties pour accrocher l’attention et générer un effet de “vache à lait” sur leurs story time. En gros, grâce à un titre accrocheur voire putaclic (exemple : “Story time : mon mari m’a trompé avec ma mère”) on regarde la / les vidéos en entier pour avoir le fin mot de l’histoire, ce qui engendre de la rémunération pour le créateur de contenus.

TikTok quand on essaie de fermer l’application

Le petit conseil technique pour les story time un peu longues mais intéressantes : il est possible d’accélérer les vidéos TikTok en gardant son doigt appuyé en haut à gauche de l’écran de son smartphone.

SAUF QUE. Abregefrere ne résume pas des vidéos de ce style, qui font durer le suspens pour rien : il résume des vidéos qui font maximum 2min30, et quand il le fait il n’utilise pas la fonction de collage (qui permet d’identifier le contenu original et d’y renvoyer en légende). J’en déduis donc que les vidéos réduites ne bénéficient pas de sa visibilité / rémunération. Je précise que je n’ai pas trouvé d’information fiable sur les modalités de rémunération pour les collages (même si je suppose qu’un collage par quelqu’un avec autant de visibilité génère forcément des vues sur le contenu originel), n’hésitez pas à me dire si vous avez l’info ! Cet aspect en particulier me pose un souci, parce qu’en plus de générer du harcèlement il n’y a pas de rétribution monétaire pour les créatrices de contenu.

La fonction Collage est un outil de création qui te permet de combiner une autre vidéo sur TikTok avec celle que tu es en train de créer. Si tu autorises une autre personne à faire un Collage avec ta vidéo, elle peut utiliser une partie de ta vidéo comme partie de sa propre vidéo. — TikTok Help Center

Contre-argument : abregefrere en faisant principalement des vidéos courtes de moins d’une minute (je vous avoue que je n’ai pas non plus regardé la totalité de ses contenus depuis sa création en janvier 2024), ne devrait pas avoir accès à la rémunération pour ses vues. De là à dire que c’est un passe-temps purement bénévole qui ne lui rapporte absolument rien, j’émets quelques doutes (coucou les collab’).

Au-délà de ce cas précis et au vu de l’engouement pour son concept VS les conditions de rémunération de TikTok je me pose la question : comment faire de l’argent et en vivre dans un monde digital où l’attention est toujours plus réduite, et les exigences toujours plus grandes ?

Ne vous emballez pas, je n’ai pas la réponse à cette question.

Est-ce qu’on doit être prêt à tout pour répondre aux algorithmes ? Là c’est bon, j’ai l’info : NON.

Les responsabilités

D’abord, ce mot = beurk, être un adulte tout ça tout ça. Et pourtant…
Si les influenceurs.ses n’ont pas une certaine responsabilité envers les comportements de leur communauté : qui en a ? On sait pertinemment que dire aux réseaux sociaux en eux-même “ouh la la attention il y a du harcèlement sur votre plateforme” ça ne change rien. Le harcèlement et les contenus racistes, sexistes, grossophobes, validistes et autres joyeusetés règnent toujours en maîtres sur les réseaux sociaux. J’en parlais déjà en 2020 aux Rencontres Nationales du Etourisme, en mentionnant la couverture de Télérama où on voyait une photo artistique de Barbara Butch, et qui avait été censurée / invisibilisée sur Instagram. Quand on sait que les réseaux sociaux souffrent des mêmes mécaniques patriarcales et sexistes que nos sociétés, ce n’est pas très étonnant…
Des choses changent, certes : la parole se libère, les femmes prennent plus de place sur les réseaux sociaux (j’en parle dans mon podcast “du social dans le réseau, par là) ce qui permet d’amener des représentations plus variées et authentiques et c’est très bien ! Mais il ne faut pas pour autant penser qu’on est arrivés au bout du chemin : il y a du boulot et on va le faire ensemble.

Pour en revenir à notre sujet, je suis convaincue qu’influenceur.se est désormais un véritable métier avec lequel il faut compter. J’englobe là-dedans les créateurs.ices de contenus, qui ont également un rôle de gestion social media. Un métier à part entière donc, avec des compétences propres (liste non exhaustive) :
- création de contenu qualitatif
- maîtrise des outils digitaux
- connaissance des tendances digitales
- modération des commentaires et messages privés
- gestion de communauté
Et la plus importante à mon sens est d’avoir conscience de son impact. Conscience des enjeux de société autour de la prise de parole digitale, conscience de ce qui se passe ailleurs dans le monde, conscience de ce qu’une vidéo peut engendrer en positif comme en négatif.

Avoir de l’influence, ce n’est pas rien ! On en a tous un peu à notre petite échelle (pas peu fière d’avoir fait découvrir la machine à pâtes à mon entourage), mais on ne peut pas se dire qu’avoir plus d’un million de personnes qui nous suit sur un réseau social est sans conséquence ni responsabilité.

Pour finir joyeusement, en toute sororité : je vous conseiller d’aller faire un tour sur le compte @reflechisfrere par Olympereve qui a pris le contre-pied de cette affaire avec un objectif très clair de combattre la misogynie sur les réseaux sociaux. Pour lire son ITW dans 20 minutes, c’est par là.

Et toi, t’en penses quoi ?

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