Sous la peau

Cedric Ledoux
4 min readMar 29, 2018

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Contenu explicite.
Publié dans le numéro 10 de la revue le
Bateau.

Cela faisait des années que Jérémie ne s’était pas tenu ainsi, nu, dans une pièce autre que sa salle de bain. Il contemplait avec étonnement son corps, comme on redécouvre une vieille connaissance. Ses jambes avaient-elles toujours été aussi minces ? Son ventre aussi plat ? Ses mollets aussi blancs ? Etrange impression.
La combinaison était disposée sur son support à l’autre bout de la chambre. Depuis qu’il l’avait reçue, quatre jours plus tôt, il ne faisait que ça : la regarder et la préparer. Allait-il ajouter encore un peu de parfum ? Non, décida-til. L’odeur devait rester légère, subtile. C’est comme ça qu’elle le portait.
Elle lui manquait tellement, depuis si longtemps. Tout ce temps, il avait cherché un moyen de la retrouver. Mais les photos, les vidéos, cela ne suffisait pas.
La première fois qu’il avait entendu parler de Skin, il n’y avait pas cru. Le catalogue lui était presque tombé des mains : des gants, cravaches et boules-baillons en cuir humain, confectionnés dans des cuves à partir de cellules ? Qui était assez tordu pour vouloir ça ? Des soumis, des pervers, des détraqués.
Et puis, il avait découvert la page consacrée aux combinaisons sensorielles. Il se rappelait la chaleur sur son visage, dans la salle d’attente, le mélange d’espoir et de honte…
La patronne lui avait demandé : avez-vous seulement un échantillon génétique exploitable ?
Il avait acquiescé. Il conservait depuis sa mort une boucle de ses cheveux, dans une malle cachée sous son lit. Il y avait aussi son rouge à lèvre, son chapeau préféré, ses gants, quelques sous-vêtements… et un flacon de son parfum préféré. Uniquement des objets qui avaient embelli son corps.
Il avait donc prélevé trois brins de cheveux et les avait envoyés à Skin. Moins d’un mois après, une épaisse enveloppe cachetée lui parvenait : elle contenait une proposition de devis détaillée. Il avait immédiatement signé. Les sept mois d’attente suivants avaient été les plus longs de sa vie.

Il se leva et traversa la chambre. L’extérieur de la combinaison était synthétique, pour plus de souplesse et de résistance. Le seul orifice se trouvait au niveau de la bouche — le tube en silicone qui s’y insérait permettait de respirer.
Jérémie contourna le support et défit lentement le zip de fermeture. Les deux pans synthétiques se séparèrent, dévoilant une matière d’un blanc crémeux parsemé de tâches de rousseur. Exactement l’aspect de sa peau, à l’époque. Il posa dessus une main tremblante : le contact du cuir finement tanné était presque celui de l’épiderme vivant… Il abaissa la tête et laissa son parfum l’envelopper. Convulsivement, ses bras se portèrent autour du mannequin support et l’enserrèrent tandis que les souvenirs le submergeaient.
Il n’avait plus jamais été heureux depuis sa mort. Leurs discussions lui manquaient ; ses attentions lui manquaient ; son corps même, avec ses formes et chacune de ses particularités, lui manquait terriblement.
Il défit jusqu’au bout la fermeture et étendit la combinaison sur le lit. Puis il attrapa la bouteille de lubrifiant et s’en recouvrit de la tête au pied — il n’aurait pas supporté d’abîmer sa peau, même rien qu’une égratignure. Ses mains glissèrent le long de ses flancs, empoignèrent ses fesses, saisirent avec une roide maladresse son sexe, descendirent jusqu’à ses genoux et ses pieds… jusqu’à ce que brillant et humide, il repose le récipient vide.
Il s’assit à coté de la combinaison et la caressa du bout des doigts, à bout de souffle ; il l’attrapa par les épaules, la souleva avec milles précautions, y glissa une première jambe, puis la deuxième.
Ça y est, pensa-t-il avec exultation, il la sentait contre lui, sa peau contre sa peau… Un hoquet lui souleva la poitrine mais il continua, il enfila les deux bras et plaqua le masque contre son visage. Il déglutit et tendant le bout de la langue, goûta doucement le cuir, se revit à 18 ans dans ses bras, le visage enfoncé dans la masse de ses cheveux — la même odeur, c’était la même odeur… Fébrile, il attrapa le zip et le remonta jusqu’au point de fixation, à la base de sa nuque. Puis il s’allongea sur le lit et se laissa dériver, haletant.

Une heure, puis deux, s’écoulèrent. Jérémie goûtait chaque centimètre carré de sa peau retrouvée, de son odeur. Son cœur battait à tout rompre et de bas gémissements aigus s’échappaient de sous son masque. Il sentait sa verge lentement se tendre, son gland frotter contre le cuir…
C’était comme de renaître à son propre corps, de redevenir sensible.
C’était comme de la sentir de nouveau se pencher sur lui, pour lui brosser les cheveux, l’embrasser, le border…
Elle lui avait tellement manqué. Sa maman.

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