Les « ouvriers comédiens »

Ugo, Isabelle, Arslan, Abou et les autres se réunissent tous les lundis depuis trois ans pour répéter une pièce de théâtre. Une pièce qui parle d’eux, de leur vécu de personnes handicapées mentales. Comme un manifeste pour reconsidérer la normalité.

Céline Bagault
16 min readJul 17, 2014

« Libre et vivant ! ». Ugo se concentre et s’éclaircit la gorge. La deuxième fois, les mots jaillissent plus clairement. Il répète : « Libre et vivant ! ». Assis sur une chaise, à sa gauche, Nicolas lui demande : « Quand est-ce que tu te sens le plus vivant, le plus libre ? ». « Portugal ! sourit Ugo. Lisbonne… ». « Et qu’est ce que tu y fais au Portugal ? », relance Nicolas. « Baigner, tennis », répond Ugo en brassant l’air d’une raquette imaginaire.

Comme tous les lundis, Ugo, Arslan et les autres se retrouvent pour répéter une pièce de théâtre. Dans la grande salle paroissiale, des chaises empilables posées sur le lino gris font office de décor. Après la plage, Ugo raconte qu’il se douche, puis s’habille pour aller en boîte de nuit : « Chemise blanche, veste noire ! — Beau gosse quoi, s’exclame Arlsan. — Oui, Monsieur beau gosse ! » reprend Nicolas, assis entre eux deux. Entre les répliques apprises, des morceaux d’improvisation viennent se glisser. Chaque nouvelle trouvaille déclenche les rires des autres.

Ces comédiens sont neuf adultes de 27 à 61 ans dont la trisomie, l’autisme, des facteurs génétiques ou environnementaux ont altéré les facultés intellectuelles, la cognition et le langage. Cinq comédiens professionnels et éducateurs les accompagnent. Pour autant, la pièce, sobrement intitulée “ Ils pensent, Je Suis ” n’est pas une pièce sur le handicap. Elle raconte simplement des scènes de vie : l’amour, les vacances, les nuits à la belle étoile, mais aussi l’impossibilité de communiquer ou le sentiment de solitude.

Pour Ugo et ses compagnons il a fallu tout apprendre des règles du théâtre. S’exprimer distinctement, rester immobile quand on ne joue pas, se taire quand les autres parlent, retenir son texte, distinguer le théâtre de la réalité. Une entreprise qui débute en octobre 2011 avec les pensionnaires de l’Arche à Paris. Établissement médico-social et communauté chrétienne fondé par Jean Vanier dans les années 1960, l’Arche propose une prise en charge des personnes déficientes intellectuelles à des degrés divers : certains vivent en foyer, d’autres y sont accueillis tous les jours ou une fois par semaine.

Gérard guide Stéphane.
Crédits : Céline B.

En 2011, les administrateurs de l’Arche décident de monter une pièce de théâtre sur la relation d’aide. Une pièce qui ne soit pas seulement interprétée par des personnes handicapées mais qui, écrite collectivement, raconte leur histoire. Elle sera dirigée par le metteur en scène Gérard Gallego, directeur artistique de l’association Instant Présent. Celui-ci s’est spécialisé dans le théâtre social. Ses spectacles sont joués par des détenus de longue peine, des jeunes en réinsertion, des personnes handicapées. S’il est rompu à l’exercice délicat d’amener le théâtre hors des chemins balisés, Gérard Gallego confie l’inquiétude qu’il éprouve en arrivant : « Je me demandais comment on allait pouvoir faire du théâtre ensemble. En fait, je ne parlais que de mes appréhensions, pas des leurs. Eux, ils n’avaient pas peur ». « Jamais ! » l’interrompt Arslan en riant.

Parapet plutôt que chef de file

Ugo, Stéphane Nicolas et Arslan. Crédits : Isabelle B.

Assis entre Ugo, un brin timide, et Arslan, irrépressible boute-en-train, Nicolas joue les équilibristes. Comme les cinq autres comédiens professionnels ou éducateurs
“ accompagnateurs ”, Nicolas a la tâche délicate de donner du rythme à la scène sans pour autant se montrer trop directif. Pour ce faire, il relance ou interrompt leurs répliques quand c’est nécessaire, fait répéter les phrases difficiles à prononcer. Plutôt parapet que chef de file. Nicolas relance Ugo : « Et qu’est-ce que tu danses en boîte de nuit ? ». En guise de réponse, Ugo se met à onduler doucement. « C’est quoi ça comme danse ? Demande Nicolas ? — Une douce, invente Ugo. Une musique d’amour ».

A 27 ans, Ugo, jean retroussé sur des baskets à scratch et lunettes branchées, rougit facilement. Pour son père, Jean-Michel, qui vient le chercher à la fin de chaque répétition, le théâtre a permis à Ugo d’« assumer sa présence sur scène, alors qu’il est d’ordinaire très timide. Je l’ai découvert autrement. Après la première représentation à Vincennes en 2013, Ugo s’est senti très fier de ces gens qui l’applaudissaient et le félicitaient. Je l’ai surpris ensuite à regarder le DVD du spectacle tout seul. »

Un sentiment de fierté qui s’explique en partie pour Gérard, le metteur en scène, par le fait que les personnes handicapées sont « les plus isolées du monde. On ne les voit jamais dans l’espace public. Du coup, quand quelqu’un de l’extérieur vient les voir, c’est l’euphorie ». Cette euphorie, je l’expérimente dès mon arrivée en septembre 2013. Lorsque Gérard me présente et annonce que j’assisterai aux répétitions en vue d’en faire un article, je suis accueillie par des cris de joie et de grands éclats de rire. « J’ai hâte de lire ce que tu écriras sur nous », me glisse Florence un peu plus tard. Il est entendu que j’écrirai sur chacun d’entre eux, que nul ne sera oublié.

Florence.
Crédits : Isabelle B.

Florence habite l’un des studios de l’Arche, qui permettent d’expérimenter la vie en autonomie. Cette grande brune de 32 ans a l’une des vies sociales les plus intenses de la communauté. « Tout le monde a rendez-vous avec Florence », sourit Benoît Cazala, le directeur de l’Arche à Paris. Si son handicap ne se remarque pas au premier coup d’œil, il se manifeste surtout par sa grande émotivité. Au sein de la troupe, Florence est l’une des rares à s’exprimer sans aucune difficulté. Dans la pièce comme dans la vie, c’est elle qui traduit Aboubakar, dit
“ Abou ”, qui ne parvient à formuler que des voyelles, au prix de beaucoup d’efforts.

Après une pause de quelques minutes, l’atelier se ranime. Tout le monde s’assoit et reprend le fil de son histoire. Le silence se fait pour qu’Abou répète son monologue. Il fait partie de la scène de l’abécédaire, où les comédiens disent un mot commençant par une lettre donnée par Chloé, une comédienne accompagnatrice et coordinatrice de l’association Instant Présent. « C comme ? Camarade ! ». Abou se lève et, doucement, phrase après phrase, raconte son histoire de camaraderie : « Quand j’étais petit, je jouais, à la police ». Florence, assise non loin de lui, répète sans le regarder chacune de ses phrases qu’elle est la seule à comprendre si précisément. Abou explique que, parce qu’il ne parlait pas, les autres enfants ne voulaient pas jouer avec lui. Un jour, pourtant, il bredouille un mot : « Marco, un ami, m’a dit : “ mais tu parles ! ”. Et c’est la première fois que j’ai parlé ».

Entre Chloé et Séda, Abou raconte son enfance. Crédits : Isabelle B.

Gérard lui conseille : « Abou, quand tu dis tes répliques, il faut que tu aies des images. Que tu penses à des images qui illustrent ce que tu racontes. Comme ça, ça ne sera pas mécanique ». Abou est un grand homme, costaud, au crâne dégarni et à la peau noire. D’ordinaire, son large sourire dévoile des dents du bonheur. Mais cette fois, Abou ne sourit pas. Il quitte la scène et vient s’asseoir sur une chaise à côté de Gérard et lui montre son cœur, d’un geste de la main. « Je sais qu’elle t’émeut cette histoire, c’est normal », répond Gérard en touchant son épaule.

Le siège des laissés-pour-compte

C’est Abou qui fait l’ouverture du spectacle en dansant, seul sur scène, au rythme de la trompette endiablée de Miles Davis. Puis entrent Arslan au bras d’une spectatrice et Christelle, une comédienne accompagnatrice, salariée de l’Arche. « Vous ne pouviez pas arriver à l’heure !, lance Christelle énervée, à la spectatrice complice. En plus elle dit qu’elle connaît le metteur en scène… ». « Pistonnée ! » répond Arslan, du tac au tac. Il est question de placer la spectatrice sur le dernier siège vacant, un « siège cassé, le siège dont personne ne veut, celui des laissés-pour-compte ». Bien que le mot « handicapé » ne soit jamais prononcé dans le spectacle, la métaphore est claire.

Christelle travaille à l’Arche depuis 11 ans. D’abord comme bénévole puis comme salariée, elle est aujourd’hui responsable du Service d’accompagnement à la vie sociale, une structure de l’Arche qui accueille pour des loisirs ou des « temps conviviaux » des personnes handicapées qui vivent à l’extérieur de la communauté, seules ou en couple. Pour Christelle, le lien entre théâtre et handicap est évident : « Avec le handicap, il faut répéter les choses pour qu’elles soient acquises. Le théâtre lui-même est fait de répétitions et de rituels. Et puis, Gérard est à la fois très directif et empathique ».

Un goût prononcé pour le théâtre amène Christelle à se « greffer sur le projet. Je n’ai manqué que les deux première séances, celles où Gérard a fait un petit casting pour constituer le premier groupe ». Si Christelle parle de premier groupe, c’est que depuis 2011, la troupe a évolué. Après deux représentations à Vincennes au printemps 2013, quatre personnes ont décidé de ne pas continuer. « On change bien de public à chaque spectacle. Pourquoi ne pas changer de spectacle pour chaque nouveau public, prévient d’ailleurs Florence au tout début de la pièce. C’est du spectacle vivant. On est vivants ! ». Le ton est donné.

« Ma place dans la pièce s’est construite petit à petit, se souvient Christelle. Au départ, j’étais surtout là pour assurer le relais, pour expliquer à Gérard les réactions, les habitudes et les points de blocage des personnes. J’avais envie de vivre autre chose avec elles, de ne pas être seulement un chef de service. Même si je suis responsable de quatre d’entre elles au sein de l’Arche, dans la pièce nous sommes simplement des gens qui se rencontrent. Au départ, nous avons fait des improvisations sur des thèmes donnés par Gérard. On est partis de là pour écrire la pièce ».

Nicolas et Arnaud. Crédits : Céline B.

Lorsqu’arrive le tour d’Arnaud, Gérard lui demande de décrire un moment de solitude qu’il a vécu, afin de rajouter une scène sur ce thème. Arnaud raconte les week-end où ses parents partent à la campagne « près de Nogent, à côté. Quand ils s’en vont, je suis seul. Je me débrouille mais c’est bien. Ça me fait grandir ». « Oui mais as-tu des moments où la solitude te pèse ? », demande Gérard. Difficile d’expliquer la nuance entre le fait d’être seul et de se sentir seul. Finalement, Arnaud racontera l’isolement qu’il a ressenti quand ses collègues de Mac Donald sont un jour, partis en pause sans lui, le laissant seul à la préparation des salades.

Comme d’autres membres de l’Arche, Arnaud travaille, tous les jours. Un travail peu qualifié et répétitif mais où il est bien accueilli par l’équipe.
« Mes collègues m’aiment bien, ils m’offrent des jus de fruit. Quand je ne suis pas là, ils sont dépressifs », sourit-il, les mains sur les hanches. Arnaud, physique bonhomme et cheveux poivre et sel, est un homme délicat. Jouissant d’une grand autonomie, il habite seul dans un appartement extérieur à l’Arche.

Dans la pièce, Arnaud joue en binôme avec Séda, infirmière et étudiante en art thérapie. Le duo est clownesque. Arnaud et Séda font ensemble des clins d’œil à une personne du public, à qui ils lancent des « Je t’aime ! On t’aime ! » enflammés. Puis Arnaud se tourne vers Séda et lui explique qui sont ces gens, assis devant eux : « Ce sont des spectateurs. Ils sont là pour rester immobiles, sans parler, sans respirer, pendant deux heures ». « Sans respirer ? Pendant deux heures ? s’étonne Séda. Mais ils vont mourir ». Encore une fois, les rôles sont inversés. Arnaud fait des grands gestes et se montre pédagogue envers Séda qui, dans son rôle d’ingénue, semble ne rien comprendre.

Arnaud et Séda.
Crédits : Isabelle B.

« R comme ? Air Algérie ! »

Vers 20 heures, comme chaque lundi, un livreur apporte les sandwichs. Les tables sont rapprochées et tout le monde prend place. Arslan montre à qui ne les a pas vues les médailles qu’il a gagnées à une compétition de natation et qu’il garde précieusement autour du cou. Au moment de servir des verres de coca, le ton monte un peu. Isabelle rouspète. Si les cris ne cessent pas, elle quittera la salle car le bruit provoque chez elle des crises incontrôlables.

Après le repas, Isabelle répète sa partie. Comme à son habitude, elle s’exprime clairement en détachant les mots.

« P comme ? Plaisir. Une fois, j’ai dormi à la belle étoile. J’entendais le coucou des chouettes dans les arbres. Les feuilles bougeaient et j’étais bien dans mon duvet chaud ». Puis les mots se mélangent : « J’ai senti le scintillement des étoiles sous mes yeux », dit-elle, les paupières baissées. Gérard glisse : « C’est merveilleux quand même ».

L’abécédaire continue. « R comme ? Algérie », répond Arslan. Il est convenu qu’Arslan parle toujours avant les autres dans la pièce. « Gérard a trouvé une parade pour intégrer le côté incadrable d’Arslan et en faire un ressort comique formidable », explique Christelle. Nicolas intervient : « Mais Algérie ça ne commence pas par un R ! — Air Algérie, si ! », rétorque Arslan, hilare.

Stéphane chasse de scène Arnaud et une spectatrice (Emmanuela).
Crédits : Céline B.

A côté de Christelle, est assis Stéphane. Dans le spectacle, il est chargé de chasser une spectatrice assise par erreur sur la scène. «Pourtant ça se voit qu’elle ne peut pas jouer, elle n’en est pas capable », explique Nicolas. A nouveau l’inversion des rôles. « Stéphane, tu peux lui dire de sortir de scène s’il-te-plaît. Elle est fragile alors vas-y avec diplomatie ». Stéphane apparaît. Lentement, il prépare ses gestes comme un champion d’art martial. Puis, d’un geste vif, il fait signe de sortir de scène en criant : « Dehors ! ». Gérard précise qu’il y a peu de temps, Stéphane ne parlait pas.

Il est près de neuf heures et la répétition touche à sa fin. Il reste à revoir la scène de Bruno, accompagné d’Élise, son binôme, également assistante à la mise en scène. Tous deux scrutent le public à la recherche d’un sourire et se mettent à détailler les spectateurs : « Ils ont pas l’air bien, ils broient du noir, et pourquoi qu’ils sont habillés en deuil, demande Bruno. Et lui ? Oh lui, il est jouable, même s’il est plein de tâches ».

Elise et Bruno.
Crédits : Isabelle B.

Bruno est le doyen de la troupe. Il fait partie des « Beaux Sieurs », un foyer de l’Arche destiné aux retraités qui se trouvent, par hasard, être tous des hommes. Il y a une quinzaine d’années, ces Messieurs se sont dénommés eux-mêmes les « Beaux Sieurs », un joli titre de noblesse qui succédait à leur statut de bosseurs.

Ultime scène de la pièce, les comédiens rassemblés en chœur, proposent tour à tour des solutions farfelues pour remédier à la morosité ambiante :
« La chirurgie esthétique ! », « la mer ! », « des lettres d’amour ! », « la politique pour changer la vie des gens ! ». Le groupe devient alors celui d’une manifestation politique. Nicolas, placé au centre, scande : « Ça fait trop longtemps qu’on se présente et qu’on n’est pas élu, vous êtes venus à notre premier meeting et on vous en remercie ! On sait que vous êtes déjà des nôtres ! ».

Isabelle converse avec une spectatrice, sous le regard de Gérard.
Crédits : Isabelle B.

Isabelle, qu’on avait écarté de cette scène en raison du bruit, entre à nouveau dans la salle. Elle a pour rôle d’engager la conversation avec un spectateur. Comme je suis la seule
“ spectatrice ”, elle improvise et me demande d’où je viens, si je suis japonaise bien que je n’ai
« pas les yeux en forme de riz. Et votre pull, il ne vient pas de chez Monoprix ? Il vient de chez col roulé ? ». Pendant ce temps, les autres distribuent des tracts sur lesquels est écrit en noir sur fond blanc : « Nous sommes tous “ indésirables ” » et « Je participe, tu participes, il participe… Participent-ils ? ».

« Nous, les ouvriers comédiens »

En ce dimanche de décembre 2013, jour du spectacle, Paris est couvert d’un ciel gris et froid. La salle de théâtre de 350 places de la Maison des pratiques artistiques amateurs (MPAA), plongée dans la semi-obscurité, impressionne. Les comédiens sont nerveux, certains parlent plus bas qu’à l’accoutumée. « C’est compliqué de jouer dans une salle comme ça, ils se sentent écrasés par l’espace », commente Gérard. Pour se donner du courage, Arnaud énumère les gens venus pour le voir jouer : « Il y a mon père, ma mère, des amis de mon père, la mère de ma mère, Monique et la pharmacienne ». Quelques minutes avant le spectacle, sur un canapé dans les loges, Arnaud entoure les épaules d’Abou en lui murmurant doucement « Fais toi confiance… ».

Les comédiens ont enfilé leurs costumes noirs et leurs t-shirt blancs sur lesquels sont imprimés des slogans : « Alors on danse », « Saint Valentin au quotidien », « Aimer qu’à la folie », « Tous nous-même », « S’écrire sans faute », ou encore « Votez pour vous ». Sur scène, chacun s’assoit sur des cubes qui, une fois tournés, feront apparaître une phrase : « Manifestez-vous ! ».

Christelle et Élisabeth. Crédits : Isabelle B.

Dans l’abécédaire, à la lettre « R », Élisabeth, qui ne s’exprime que par sons et par gestes, conte l’histoire de René, son amoureux. Christelle traduit ce que mime Élisabeth. Quand celle-ci joint ses mains au dessus de la tête, Christelle explique qu’ils se sont rencontrés à la montagne. Quand Élisabeth désigne sa main, son poignet, son cou, Christelle devine qu’il lui a offert une bague, un bracelet, un collier. Mais, ce dimanche, un événement inattendu vient perturber la scène. Cette fois René, le René de l’histoire, est assis dans le public au quatrième rang et Élisabeth le sait. Alors, pour conclure, Élisabeth ne retourne pas s’asseoir comme à l’accoutumée mais s’avance jusqu’au devant de la scène et fait, les bras bien hauts, le geste sans équivoque du
« V » de la victoire.

A la toute fin du spectacle, Isabelle saisit son tour de parole pour lancer au public de manière impromptue : « Moi qui suis comédienne, quand je joue, je suis émue. Ça me touche de jouer devant le public. Surtout que c’est le grand jour ». Et de conclure : « Nous, on est des ouvriers comédiens… ».

La semaine qui suit, tout le monde se retrouve pour discuter du spectacle. Isabelle commente l’émotion qu’elle a ressenti pendant le spectacle :
« Quand j’ai joué, mes yeux étaient remplis d’eau. Mon cœur a été touché. A la fin, ça passait mieux car mon cœur était moins gros ». A Gérard qui lui fait observer qu’elle est douée pour livrer ce qu’elle ressent, elle réplique : « A l’avance, je prépare déjà mon cœur. J’attends le gros travail comme une naissance alors que j’ai pas d’enfant. Le cœur, il n’a pas de bouche mais des fois il a l’impression de parler. Si t’es ému, faut le dire tout de suite, faut prévenir, sinon t’es mal foutu après… »

Elise, Chloé, Séda, Elisabeth et Arnaud.
Crédits : Isabelle B.

Se battre contre le monde

Un mardi de mars 2014, une nouvelle terrible arrive. Si brusquement qu’on peine à la croire. Florence est décédée dans la nuit qui a suivi l’atelier théâtre. Son décès est lié à une maladie qui la rongeait depuis toujours. A la veillée funèbre dans une chapelle du XVe arrondissement, ses proches lui rendent hommage. Un ami de Florence, déficient intellectuel, improvise une oraison : « Je n’étais qu’un dur à cuire et tu m’as transformé. Qui suis-je moi, pour supporter ta mort ? Je ne suis qu’un dur à cuire… »

Quelques semaines plus tard, tout le monde est réuni dans la salle paroissiale afin de discuter de la possibilité de continuer sans Florence. Un cadre avec sa photo est posé au milieu d’une grande table afin de matérialiser la disparition. Pour Gérard, les émotions incontrôlables qui ne manqueront pas de surgir rendent difficile la poursuite de l’atelier. Arnaud, lui, veut continuer les répétitions. « C’est ce que Florence aurait voulu, c’est elle qui me donne du courage ». Décision est prise de poursuivre jusqu’à la représentation du mois de juillet. Pendant le repas, Arslan pousse un grand éclat de rire qui vient rompre le lourd silence : « C’est la grosse misère, hein Gérard ? ».

Les séances reprennent peu à peu. Le texte de Florence est réparti entre plusieurs comédiens. Isabelle est chargé d’accueillir les spectateurs et de rappeler que c’est du spectacle vivant. Séda, lentement, avec une émotion palpable, traduit le monologue où Abou raconte la première fois qu’il a parlé. Les comédiens se produiront, comme prévu, le 19 juillet 2014 à l’espace Daniel Sorano, à Vincennes, où avait déjà eu lieu la première représentation. Ce sera la dernière, sans doute. « Il faudrait changer de spectacle, explique Gérard, celui-ci est devenu trop lourd. Nous verrons ce que nous ferons à l’avenir ».

En attendant, il reste quelques répétitions, des détails à peaufiner. Il faut que tout soit parfait. Quelques enchaînements sont encore difficiles à faire. Quand Abou répète son entrée sur Miles Davis, Gérard lui crie : « Vas y met le feu Abou, c’est le début de la pièce, il faut que tu donnes la note ! ». Ce soir là, de nouvelles personnes sont venues assister à la répétition. Impassible, Isabelle leur résume la pièce : « On dit ça pour dire qui on est et qu’on se bat contre le monde… »

Elisabeth, Emmanuela et Bruno.
Crédits : Céline B.

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