Appel aux ingénieurs face à l’urgence climatique — C’est maintenant.

Celine Montheard
8 min readMar 10, 2019

--

Il y a quelques semaines, j’ai été contactée par les alumni de mon école d’ingénieur — Télécom Paristech — pour venir témoigner de mon expérience lors de la cérémonie de remise des diplômes de la promotion 2018, et donner quelques conseils aux jeunes diplômés à l’aube de leur carrière. Alors moi-même en pleine transition professionnelle suite à ma prise de conscience accélérée de l’urgence climatique, je me suis dit que décidément oui, j’avais quelques messages qui me semblaient potentiellement utiles, et que j’aurais sûrement aimé entendre à la cérémonie de remise de diplôme que je n’ai pas vécue il y a 13 ans de cela.

Ceci est donc le discours que j’ai tenu ce vendredi 8 mars 2019 au Ministère de l’Économie et des Finances, devant les jeunes diplômés et leurs proches, ainsi que les représentants de Télécom Paristech, de ses alumni, et les parrains de la promotion 2018 - Atos et Artefact.

Merci à David Jia, jeune diplômé présent à la cérémonie, d’avoir récupéré cet extrait et de l’avoir diffusé sur LinkedIn, où il a été vu plus de 50.000 fois.

“Bonsoir à tous. Félicitations d’abord à vous.
Et merci de m’accueillir pour témoigner. J’en suis honorée et pour tout dire assez émue, car c’est aussi pour moi, ma première cérémonie de remise de diplôme.

Eh oui, moi j’en ai pas eu, car à l’époque, j’étais en Chine.
Fin août 2004, alors que Google entrait en bourse, moi j’entrai en Chine, pour finir ma formation cursus “aventure”. Paris-Shanghai a été mon baptême de l’air, et un sacré choc de cultures. Lancement de 9 années qui allaient remettre en cause ma vision du monde.

Car dans ce continent grouillant d’opportunités, offrant à une jeune ingénieure des responsabilités qu’elle n’aurait jamais imaginées, tout s’est accéléré.
En Chine ça va très vite. A fortiori dans le Web et l’e-commerce. J’ai adoré concrétiser les projets ambitieux d’entrepreneurs. Je suis tombée dans le monde des startups.
Là, j’ai pris goût à me mettre au service des autres. Au service d’une équipe, d’un projet, de ses utilisateurs, d’une vision. Je me suis passionnée à comprendre des métiers complètement différents du mien, du styliste au logisticien, leurs attentes leurs contraintes, pour mieux les rallier et concevoir les bonnes solutions.
Je visitais les ateliers de confection et les merveilles de l’Asie, côtoyais les plus grands investisseurs de la place de Paris et les moines de Shangri-la.
J’étais fascinée.

Je suis ainsi devenue « Product Manager ». Métier assez récent en France, très répandu aux Etats-Unis, où j’ai fini par atterrir, au cœur de la Silicon Valley.
Ça y’est. J’ai 35 ans, j’ai vécu à Shanghai, Paris, San Francisco, je travaille pour l’un des fleurons de la “French Tech” entourée d’experts du monde entier en Machine Learning et Data Science, j’ai mon nom sur un brevet, participé à des “summits” avec “beach party” de 2000 personnes, mon travail a été exposé sur tous les JT de France, et Google Facebook Amazon prennent régulièrement de mes nouvelles.
Plutôt pas mal, non ?
Pourtant…

En tant que Product Manager, on apprend à poser les bonnes questions.
J’aime assez la technique des « 5 Pourquoi ? ». Pour un problème donné, on demande pourquoi 5 fois successivement, pour en remonter les causes.
Pourquoi y-a-t-il eu ce bug ? Parce que ce cas n’a pas été testé. Pourquoi n’a-t-il pas été testé ? etc, etc. Ça aide à identifier les racines profondes du problème. Technique qui peut s’appliquer à nos propres vies. Sauf qu’une fois dans l’engrenage du travail, difficile d’en prendre le temps. On a… « le nez dans le guidon ».

Jusqu’à l’ouverture d’une brèche.

Comme cette remarque d’un collègue « Tu te rends compte, cette génération d’ingénieurs brillants qui dédient leur temps à faire cliquer des gens sur des pubs… » Pourquoi ?

Google Apple Facebook Amazon, façonnent notre quotidien, dépassent les états et sont maintenant des forces qui ébranlent nos sociétés : évasion fiscale, contrôle des données personnelles, bouleversement de l’information, incitation à la consommation à renfort de publicité et d’obsolescence programmée. Pourquoi ?

Novembre 2017. Ce matin j’ai 35 ans, mais la une du jour c’est l’ “Avertissement à l’humanité” de 15000 scientifiques sur l’état de notre maison Terre. 15000 scientifiques ! “Bientôt trop tard pour dévier de notre trajectoire vouée à l’échec, et le temps presse.” Pourquoi ?
Enfin j’ai du temps pour creuser. Je comprends … aidée entre autres par les travaux d’un autre alumni de Télécom nommé au Haut Conseil pour le Climat : M. Jean-Marc Jancovici. (J.A.N.C.O.V.I.C.I, recherchez-le)
Je suis en état de choc. Par mon travail, croyant bien faire, j’ai contribué à cette situation. C’est l’heure d’une nouvelle remise en cause.

La Charte d’Éthique de l’Ingénieur lit entre autres :
« L’ingénieur est […] moteur de progrès. »
« [il] fait prendre conscience de l’impact des réalisations techniques sur l’environnement. »
« L’ingénieur cherche à atteindre le meilleur résultat […] en intégrant les dimensions […] économique, […], sociale et environnementale. »
« [il] sait admettre ses erreurs, […] et en tirer des leçons pour l’avenir. »

Qu’est-ce que le progrès ? Comment juger du meilleur résultat ?

Internet a 30 ans. Mais pour son inventeur, « sa créature lui a échappé ».
Aujourd’hui, la data et l’intelligence artificielle sont annoncées comme le pétrole du 21e siècle et son moteur. Peut-être plus juste qu’on ne croit : le numérique génère déjà plus d’émissions que l’aviation civile. Pensons bien à ces questions pour que cette nouvelle créature-là ne nous échappe pas.

Le GIEC a 30 ans. Mais plus que jamais, il nous exhorte tous, à tout entreprendre à une ampleur jamais vue dans l’histoire de l’humanité. Pendant que la rue réclame le pouvoir de vivre.
Mettre la science au service de la société, c’est ça le rôle de tous les ingénieurs. Et quel plus grand challenge que celui qui se présente à nous ?

Toutes ces questions je me les pose enfin.
Pas facile de penser le système Terre, si complexe, si tendu, et déjà en train de s’effondrer.
Aujourd’hui, je me passionne pour une foule de sujets nouveaux, vis une nouvelle aventure. Je croyais entamer une reconversion. En fait je deviens, peut-être vraiment enfin, ingénieur.

Alors à nous tous, je nous souhaite ceci :

Préservons-nous du temps, pour nous informer.
Rappelons-nous de lever le nez du guidon, questionnons, interrogeons nos fascinations, discutons, gardons le doigt sur le pouls du monde. N’attendons pas d’avoir 30 ans. C’est maintenant.

Et avec éthique et conscience, agissons, collectivement.
Il y a un monde à réinventer, si nous apprenons du passé et avons le courage d’oser au présent. C’est maintenant.

Je vous remercie.”

Au passage, un grand MERCI aux relecteurs et soutiens des amis, entrepreneurs, ingénieurs, acteurs de la transition écologique et solidaire, qui m’ont aidée à peaufiner cet appel.

Je n’avais que 4 minutes pour passer mon message — j’ai pris la liberté d’en utiliser 6 en estimant que le sujet le valait bien — et si j’en avais eu en plus, j’aurais pu enchaîner sur des pistes à considérer pour entamer cette démarche d’information puis de mise en mouvement dans la direction qui aura du sens à la lumière du constat et des compétences que nous aurons à mobiliser et des sujets qui nous inspirerons personnellement.

Pour (commencer à) s’informer :

Sources des informations semées dans mon intervention.

  • Une du Monde du 14/11/17 “L’Avertissement à l’humanité” des 15000 scientifiques. Version originale ici.
  • La conférence de M. Jancovici “À quand la rupture énergétique ?” à la Cité des Sciences du 21/11/17 qui m’a bien fait “tilter” — Elle dure 2h15 mais ça les vaut largement pour saisir dans les grandes lignes les sujets Énergie-Climat, et leurs impacts à court-moyen terme sur nos modes de vie.
    Et une mine d’information sur son site jancovici.com

Et plus généralement pour une synthèse sur la situation climatique : le MOOC Energie-Climat d’Avenir Climatique (5 épisodes d’environ 20 minutes chacun)

Pour passer à l’action :

Quelques pistes en vrac, liste qui est loin d’être exhaustive, dans laquelle chacun pourra piocher pour commencer sa recherche, selon ses moyens et sa situation.

Dans son travail :

  • Trouver un job qui a du sens et l’impact, par exemple via un summit d’innovateurs et entrepreneurs à impact comme ChangeNow et son salon de l’emploi à impact du 16 mars prochain ChangeNow My Job
  • Pourquoi pas se lancer dans l’entrepreneuriat à impact en s’informant et s’entourant auprès de structures fédératrices comme MakeSense, Ticket For Change, Ashoka
  • S’impliquer dans son entreprise pour faire évoluer les pratiques dans le bon sens (RSE, pétitions, etc…) Le saviez-vous ? Google a dû renoncer à un projet controversé d’intelligence artificielle pour le Pentagone suite à une pétition signée par plus de 4000 de ses employés ! (source)
  • Vers quels domaines s’orienter ? Beaucoup de domaines nécessaires à notre société requièrent un peu de “jus de cerveau”.
    Pour ce qui est de l’urgence climatique, un début consiste à regarder les secteurs les plus émetteurs, en lisant par exemple la très bonne analyse de M. Jancovici sur son site “Comment évoluent actuellement les émissions de gaz à effet de serre ?” dont le graphique ci-dessous est issu.
Répartition des émissions de gaz à effet de serre par secteur d’activité en France en 2011 (source jancovici.com et citepa.org)

Les ingénieurs devraient pouvoir aider à rendre plus efficients ces domaines de l’énergie, du transport de personnes et de marchandises, du bâtiment, de l’agriculture, et de l’industrie. Et la transition numérique concerne tous ces domaines, donc les “ingénieurs informaticiens” ont pleinement leur rôle à jouer pour accélérer leur transition énergétique et environnementale.

Project Drawdown, un comité d’experts et de scientifiques a aussi évalué les initiatives les plus prometteuses pour réduire massivement les émissions de gaz à effet de serre. Une mine d’idées assez précises à y trouver parmi les 100 initiatives les plus impactantes.

Nous pouvons également imaginer de nouveaux modèles pour une économie durable :

  • Développer l’économie circulaire et le marché de l’occasion par exemple. Connaissez-vous la Blue Economy ?
  • Repensez les services et infrastructures que nous utilisons comme plateformes en commun, au service de l’intérêt collectif et non d’intérêts privés.
  • etc etc

Hors de son travail :

“Engagez-vous !” qu’ils disaient :)

Et si vous commenciez à aligner vos gestes du quotidien avec vos valeurs ?

  • Nous sommes dans une démocratie de “marché”, votre bulletin de vote, c’est aussi votre porte-monnaie. Alors réfléchissez à ce que vous achetez : quels sont les impacts économiques, humains et environnementaux sur toute la chaîne de production, usage et fin de vie ?
  • Des initiatives comme Ça commence par moi ou The Freaks vous donneront quelques idées

Il est encore temps de se mettre en mouvement !

Ce n’est qu’une liste de départ, certainement pas exhaustive, à chacun de proposer, contribuer, rallier, inventer. Petit pas ou grand changement, l’essentiel est de commencer — là, tout de suite maintenant — à se mettre en mouvement sans attendre. Nous sommes la dernière génération à pouvoir agir.

C’est maintenant !

--

--