Vous êtes des Mélanie.

CFD
5 min readOct 4, 2017

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Je suis choqué. Je suis choqué contre mes amis, amis dont je sais qu’ils partagent le même amour et le même respect des fondements de l’Internet, du numérique et de la culture. Je suis choqué qu’ils affirment ce matin que la taxation des « fournisseurs d’accès Internet » soit une bonne idée. Ils font d’eux des Mélanie, rien de moins (je sais c’est abusif comme insulte, mais ils le méritent.).

(Allo Matthieu, Jean-Hugues, Mériol! Allo Mélanie aussi!)

Il me semble donc urgent et important que je sois ici le plus pédagogiquement possible leur Pierre-Yves et leur Gérald, tout-en-un, soutenu, je l’espère, par mon humble savoir numérique et économique.

Les fondements de l’Internet

Affirmer qu’il faut taxer les fournisseurs pour financer la culture s’inspire de la structure de taxation actuelle des télédiffuseurs, des câblodistributeurs et de compagnies téléphoniques. Cette structure de taxation est liée à un historique de monopole (d’ondes hertziennes, de territoires ou d’infrastructures technologiques à déployer sur un vaste territoire) accordé par l’État à une époque analogique lointaine. L’État profite de ce pouvoir de monopole pour financer la culture, grand bien lui en fasse.

Or, ici, ouvrir la porte à une taxation des fournisseurs, ouvre également une brèche à court, moyen et long terme dans des fondements de ce qui fait la richesse de l’Internet tel qu’on le connaît. Ceci me semble d’une part dangereux socialement et peu contrôlable à terme. Le simple fait de le suggérer ou de s’en réjouir, sans analyse plus profonde, témoigne peut-être qu’on oublie trop facilement ces fondements. Pour mémoire, rappelons-les :

1. Décentralisé.

L’internet est une structure décentralisée. Le concept même de « fournisseur » n’existe pas vraiment, outre si on l’attache à l’ancienne réalité de la câblodistribution. Partager votre wifi fait de vous un fournisseur Internet, tout comme l’offrir à vos employés au bureau. Il n’y a pas de point de contrôle, il y a toujours des moyens de contourner, il n’y a pas vraiment de point de perception ou de poste de péage. Sans contrôle, la taxe n’a pas d’effet et ne pourra jamais être équitable. On n’est pas en Chine. J’espère qu’on ne le sera jamais. L’internet a été fait pour ça, éviter les points de faiblesse ou de contrôle, interconnecter les systèmes, les idées et les gens. (Notez que le Québec croit qu’on est en Chine, particulièrement Loto-Québec, ce qui est fascinant et risible.)

2. Accessible.

Depuis des années, on se bat (et les gouvernements aussi) pour que l’Internet soit accessible à tous. On considère que l’Internet coûte trop cher (si on le compare à la France par exemple). L’industrie du livre s’est battue pour que la TVQ ne s’applique pas sur le livre pour qu’il soit plus accessible. Là, vous allez me dire que d’augmenter le coût de l’Internet va aider la cause de l’accessibilité? Les seules personnes qui vont se déconnecter de l’internet si on le taxe, c’est les moins bien nantis. Je ne pense pas que comme société, on a besoin de ça. Au contraire, on a besoin de l’Internet accessible et gratuit pour augmenter la distribution des savoirs, les débats d’idées, le commerce, la productivité et la créativité.

3. Neutralité.

J’entends déjà les gens dire : pourquoi je payerais cette taxe, je ne consomme pas de culture sur mon lien Internet! Pourquoi je payerais une taxe sur mon lien au bureau, il sert pour les courriels et le système comptable. Mon thermostat électronique est-il taxable?

La neutralité du net est un concept fort, l’idée que le réseau ne devrait pas mélanger tuyau et contenu est essentielle au développement et à l’évolution de tout ça. À partir du moment où l’on pense pouvoir taxer des «fournisseurs», on ouvre la porte à toute sorte de considération dangereuse. Ces fournisseurs pourraient aussi avoir la responsabilité de filtrer les contenus, ces fournisseurs pourraient aussi privilégier leur propre contenu aux dépens des autres (c’est le modèle de la câblodistribution). Certains exigeront de taxer uniquement le trafic de Netflix, Vidéotron pourra réclamer de bloquer Tou.tv au profit d’Illico, on ne pourra pas voir le hockey du Canadien même en s’abonnant au service numérique de la LNH (Oups, c’est déjà ça.). La taxation autorise les fournisseurs à soulever toutes ces questions au nom de l’équité et d’une logique d’affaires qui va tuer l’Internet à terme. Le gouvernement devrait plutôt protéger ces valeurs à tout prix.

Les fondements économiques.

L’élasticité du prix, voilà un fondement économique que Justin et Mélanie semblent défendre sans relâche. Ils n’ont pas tort. Imposer une taxe sur un truc inélastique au prix, ça refile la taxe directement aux consommateurs. À la limite, seuls les pauvres devront renoncer à l’Internet. La classe moyenne payera, les riches payeront (ou auront les moyens de trouver une alternative pour éviter la taxe). Imposer une taxe spéciale aux « fournisseurs » d’un service que 100 % de la population utilise, un quasi-service essentiel (socialement parlant je le crois), ça équivaut à augmenter le fardeau fiscal de tous.

Vous me direz que c’est la même chose que pour la TPS/TVQ à Netflix, je vous répondrai oui (comme Mélanie le dit si mal), mais j’ajouterai aussi que c’est une question d’équité aussi (comme Gérald le dit si bien). Et l’équité c’est une belle valeur canadienne.

Le financement de la culture.

Vous ne trouverez pas plus grand défenseur du financement de la culture et de son accessibilité que moi.

J’affirme ici, que, si tout le monde (la population, donc le gouvernement) est d’accord pour qu’il y ait plus d’argent qui aille à la culture, et que cet argent-là provienne des citoyens, il vaut mieux simplement augmenter les impôts globalement (ou faire un choix de répartition différent), que d’ouvrir la brèche d’une nouvelle taxe dont on n’évalue pas les effets pervers sur la société en général. Financer la culture, c’est faire un choix qui n’implique pas de nouvelle mesure de contrôle, pas de remise en question de l’accessibilité ou de la neutralité de l’Internet qu’on aime et apprécie.

On le voit bien, à partir du moment où l’on parle de financement gouvernemental de la culture, en lien avec les enjeux numériques, on voit rapidement plusieurs joueurs se réclamer de la culture. Le jeu vidéo est rendu culturel et les journaux sont rendus culturels. Il est tout aussi important de se poser la question comme société sur ce qui est de l’ordre du développement économique, de la créativité et de l’innovation.

Pourquoi aider La Presse plus que le blogueur innovant? Pourquoi subventionner la production télévisuelle plus que la websérie? Pourquoi financer le jeu vidéo plutôt que le livre?

Je crois qu’il y a beaucoup d’autres questions à ne pas laisser à des lobbys industriels, et qu’on peut faire le choix collectif d’accorder plus d’argent à la culture, sans mettre d’efforts vains à taxer inadéquatement les « fournisseurs d’Internet ».

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Carl-Frédéric De Celles : d’idées, de projets et de rencontres.